L’Écumeur de mer/Chapitre 32

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 379-392).


CHAPITRE XXXII.


Son visage, je me le rappelle fort bien ; cependant, lorsque je le vis, il était barbouillé, et aussi noir que Vulcain, de la fumée de la guerre.
Shakspeare. Comme vous voudrez.


Depuis le moment où la Coquette tira son premier coup de canon jusqu’à celui où les bateaux devinrent invisibles, il s’écoula juste vingt minutes. Moins de la moitié de ce temps avait été employée par les incidents que nous avons détaillés. Quelque courte qu’eût été cette scène, elle ne parut avoir duré qu’un instant aux acteurs. L’alarme était passée, le son des avirons avait cessé, et cependant les marins étaient à leur poste comme si l’attaque allait être renouvelée. Alors succédèrent ces sentiments personnels qui avaient été suspendus au milieu d’un si terrible combat. Les blessés commencèrent à sentir leurs souffrances et à être sensibles au danger de leur position, tandis que le petit nombre de ceux qui n’avaient aucune blessure prodiguaient leurs soins à leurs compagnons. Ludlow, comme il arrive souvent aux plus braves et aux plus exposés, avait échappé sans une égratignure, mais il jugeait aux figures vacillantes qui étaient autour de lui, et qui n’étaient plus soutenues par l’excitation du combat, que son triomphe avait été chèrement acheté.

— Envoyez-moi M. Trysail, dit-il d’un ton qui n’avait pas l’exaltation d’un vainqueur. La brise de terre se fait sentir, et nous allons essayer d’en profiter, et d’atteindre l’autre côté du cap avant que le jour ne nous envoie une seconde troupe de ces Français.

Ces paroles : — Monsieur Trysail, — le capitaine demande le contre-maître, passèrent de bouche en bouche, mais on n’y répondit pas. Un matelot avertit le jeune commandant que le chirurgien désirait sa présence. Une lumière brillante et un petit groupe au pied du mât d’avant étaient un signal auquel on ne pouvait se méprendre. Le vieux contre-maître était à l’agonie, et le chirurgien venait d’examiner ses blessures lorsque Ludlow se présenta.

— J’espère que les blessures ne sont pas sérieuses ? murmura précipitamment le jeune commandant à l’oreille du chirurgien, qui rassemblait froidement ses instruments afin d’aller trouver un sujet auquel il serait plus utile. — Ne négligez rien de ce que votre art peut vous suggérer.

— Le cas est désespéré, capitaine Ludlow, répondit le flegmatique chirurgien ; mais si vous avez du goût pour les opérations, il se présente un cas d’amputation magnifique sur un gabier de hune que j’ai envoyé en bas. Il s’en présente rarement un semblable dans toute l’existence d’un chirurgien !

— Allez, allez ! interrompit Ludlow en poussant l’homme de sang tandis qu’il parlait ; allez, allez où vos services sont nécessaires.

Le chirurgien jeta un regard autour de lui, et réprimanda son aide d’exposer à l’humidité la lame d’un instrument dont l’aspect était affreux.

— J’aurais voulu que la volonté du ciel eût fait tomber une partie de ces blessures sur de plus jeunes et de plus vigoureux, murmura le capitaine en se penchant vers le contre-maître à l’agonie. — Puis-je faire quelque chose pour calmer ton esprit, mon vieux et digne compagnon ? ajouta-t-il.

— J’ai eu des pressentiments depuis que nous avons eu affaire à des sorciers, répondit Trysail chez qui le râle de la mort étouffait à demi la voix. J’ai eu des pressentiments ; mais n’importe. Prenez soin du vaisseau… J’ai pensé à l’équipage… Vous aurez à couper… Ils ne pourront jamais soulever l’ancre… Le vent est au nord.

— Tout cela est ordonné. Ne te fatigue pas davantage l’esprit de la pensée du vaisseau. On en prendra soin, je te le promets. Parle-moi de ta femme et de ce que tu désires faire en Angleterre.

— Que Dieu bénisse mistress Trysail ! Elle aura une pension, et j’espère qu’elle sera heureuse ! Évitez le récif en passant devant Montauk… Et vous jetterez sans doute l’ancre encore lorsque la côte sera libre… Si votre conscience vous le permet, parlez du pauvre et vieux Ben Trysail dans vos dépêches.

La voix du contre-maître baissa par degré et devint inintelligible. Ludlow crut qu’il essayait encore de parler, et il se pencha davantage pour l’écouter.

— Je dis… que le grand foc et les deux étais d’arrière sont partis ; faites attention aux espars… car… car… Il y a quelquefois… des bouffées de vent bien fortes… la nuit… dans les Amériques !

À ces mots entrecoupés succéda le dernier soupir, puis le long silence de la mort. On transporta le corps sur la poupe, et Ludlow, le cœur triste, se donna tout entier aux devoirs que cet accident rendait plus impérieux encore.

Malgré la perte énorme qu’avait faite la Coquette et la faiblesse primitive de l’équipage, on déploya promptement les voiles, et le vaisseau vogua en silence comme s’il eût regretté ceux qui étaient morts sur son bord. Lorsque le bâtiment fut tout à fait en mouvement, le capitaine monta sur la poupe, afin d’avoir une vue plus étendue de l’horizon, et afin de réfléchir à ce qui lui restait à faire. Il trouva qu’il avait été prévenu par le contrebandier.

— Je dois mon vaisseau, dit-il, et je puis ajouter ma vie, puisque dans un tel tumulte l’existence de l’un tenait à celle de l’autre, je les dois, dis-je, à ton secours ! Sans toi, la reine Anne aurait perdu un croiseur, et le pavillon d’Angleterre une partie de sa gloire si bien acquise.

— Puisse ta royale maîtresse être aussi prompte à se rappeler ses amis dans des circonstances comme celles où je me trouve ! En vérité, il y avait peu de temps à perdre, et croyez que nous nous connaissons en danger. Si nous avons un peu tardé, c’est que nous avions à porter des canots pendant une certaine distance, car la terre sépare mon brigantin de la mer.

— Celui qui est venu si à propos et s’est conduit avec tant de bravoure n’a pas besoin de s’excuser.

— Capitaine Ludlow, sommes-nous amis ?

— Cela ne peut être autrement. Toute considération inférieure s’efface devant un tel service. Si vous avez l’intention de continuer votre commerce illégal sur cette côte, il faut que je cherche une autre station.

— Il n’en sera point ainsi. Restez pour faire honneur à notre pavillon et au pays qui vous a vu naître. J’ai décidé il y a longtemps que ce serait la dernière fois que la quille de la Sorcière des Eaux sillonnerait les mers d’Amérique. Avant de vous quitter, je voudrais avoir une entrevue avec le marchand. J’espère qu’il ne lui est arrivé aucun accident ?

— Il a montré l’impassibilité de son origine hollandaise ; pendant l’abordage, il nous a été aussi utile qu’il était calme.

— C’est bien, priez l’alderman de monter sur le pont, mon temps est limité, et j’ai beaucoup à dire…

L’Écumeur s’arrêta, car dans cet instant une lumière soudaine brilla sur l’Océan, le vaisseau et l’équipage. Les deux marins se regardèrent en silence, et reculèrent en même temps comme devant une attaque terrible et inattendue. Mais une lueur brillante qui s’élança d’une des écoutilles d’avant du vaisseau, expliqua ce nouveau malheur. Dans ce moment, le profond silence qu’on avait observé depuis que les voiles étaient déployées fut rompu, et l’on entendit de tous côtés ce cri effrayant : — au feu !

L’alarme qui venait de jeter l’effroi dans tous les cœurs se fit entendre dans les profondeurs du vaisseau. Les sons étouffés de la cale, le craquement des ponts, et les ordres précipités, se succédèrent avec la rapidité de l’éclair. Une douzaine de voix répétèrent ce mot, la grenade ! proclamant en même temps et le danger et la cause. Un instant auparavant, les voiles gonflées, les sombres espars et les faibles lignes des cordages ne pouvaient être vus qu’à la lueur incertaine des étoiles, et maintenant la masse entière du vaisseau, dans tous ses détails, n’était que plus visible par l’arrière-plan obscur sur lequel il se détachait. Le coup d’œil était effrayant et beau ; beau, car il montrait la symétrie des agrès et les contours gracieux du vaisseau, les groupes de marins ressemblant à des statues vues à la lumière des torches ; effrayant, puisque le sombre vide qui entourait ces malheureux proclamait toute l’horreur de leur sort.

Il y eut un moment d’éloquent silence, lorsque tous les spectateurs de cette scène contemplaient ce spectacle dans un muet effroi. Alors une voix s’éleva claire et distincte, au-dessus des mugissements sourds de ce torrent de feu qui se frayait un chemin par toutes les issues du vaisseau.

— Appelez tout le monde pour éteindre le feu ! Messieurs, à vos postes. Soyez calmes, mes amis, et silencieux !

Il y avait dans la voix du jeune commandant un sang-froid et une autorité qui l’emportèrent sur les sentiments impétueux des matelots de l’équipage. Accoutumés à l’obéissance et à l’ordre, chaque homme se mit à remplir le devoir différent qui lui était assigné. Dans cet instant, une figure gigantesque se montra près des écoutilles, elle leva la main, et la voix qu’elle fit entendre avait l’habitude de parler au milieu des tempêtes.

— Où sont les matelots de mon brigantin ? dit l’Écumeur ; venez ici, mes chiens de mer, mouillez les voiles légères, et suivez-moi.

Un groupe de marins graves et soumis se réunit autour de l’Écumeur, au son de cette voix si connue. Jetant un regard sur eux comme pour s’assurer de leur nombre et de leur bonne volonté, il sourit, et son regard annonçait la hardiesse, l’habitude de commander et une gaieté naturelle.

— Un pont ou deux ! ajouta-t-il, à quoi sert une planche de plus ou de moins dans une explosion ? Suivez-moi !

Le contrebandier et ses gens disparurent dans l’intérieur du vaisseau. Un intervalle rempli d’efforts désespérés succéda. Des couvertures, des voiles, tous les objets qui s’offraient et paraissaient devoir être utiles, furent mouillés et jetés sur les flammes. On apporta la pompe à incendie, et le vaisseau fut inondé d’eau. Mais l’espace limité et la chaleur jointe à la fumée rendaient impossible de pénétrer dans les parties du navire où l’embrasement avait le plus d’intensité. L’ardeur des matelots diminuait en même temps que leur espérance, et après une demi-heure d’efforts inutiles, Ludlow vit avec peine que son équipage commençait à céder à l’instinct irrésistible de la nature. La réapparition de l’Écumeur sur le tillac suivi de ses gens détruisit tout espoir, et tous les efforts cessèrent aussi subitement qu’ils avaient commencé.

— Pensez à vos blessés, murmura le contrebandier avec un calme qu’aucun danger ne pouvait troubler, nous sommes sur un volcan furieux.

— J’ai ordonné au canonnier de noyer la Sainte-Barbe.

— Il était trop tard. Le fond du vaisseau est une fournaise. Je l’ai entendu tomber dans les magasins de provisions, et il n’était au pouvoir d’aucun homme de donner des secours à ce malheureux. La grenade est tombée près de quelques combustibles, et, quelque pénible qu’il soit de se séparer d’un aussi joli vaisseau, Ludlow, il faut montrer dans ce moment que vous êtes un homme. Pensez à vos blessés, mes bateaux sont toujours suspendus à la poupe.

Ludlow, avec répugnance mais avec fermeté, donna l’ordre de porter les blessés dans les bateaux. C’était un devoir important et délicat. Le dernier mousse du vaisseau connaissait toute l’étendue du danger, et savait que l’explosion de la Sainte-Barbe pouvait précipiter tout l’équipage dans les flots. Le pont d’avant devenait trop chaud pour qu’on pût y rester, et il y avait des endroits sur les baux qui commençaient à céder.

Mais la poupe toujours au-dessus de l’incendie offrait un refuge momentané. Chacun s’y retira, tandis que les blessés furent descendus avec précaution dans les bateaux du contrebandier.

Ludlow était debout près d’une échelle et l’Écumeur à une autre, afin de s’assurer que chacun remplissait bravement son devoir dans un aussi affreux moment. Près d’eux on voyait Alida, Seadrift, l’alderman et les domestiques.

Avant que le devoir que réclamait l’humanité fût accompli, un siècle sembla s’écouler. Enfin on entendit ce cri : Ils sont tous descendus ! et il fut proféré de manière à montrer combien d’empire sur soi-même il avait fallu pour s’en acquitter.

— Maintenant, Alida, nous pouvons penser à toi ! dit Ludlow en se tournant vers la jeune fille silencieuse.

— Et vous ? dit-elle en hésitant à avancer.

— Mon devoir exige que je descende le dernier…

Une bruyante explosion dans le fond du vaisseau, et des masses de flammes s’échappant à travers une écoutille, interrompirent Ludlow. Quelques matelots se plongèrent dans la mer, d’autres se précipitèrent dans les bateaux ; tout ordre et toute subordination disparurent devant l’amour de la vie. En vain Ludlow supplia ses gens d’être calmes et d’attendre ceux qui étaient encore sur le pont. Ses paroles se perdirent au milieu des cris et des clameurs. Il sembla néanmoins pendant un instant que l’Écumeur des mers parviendrait à calmer cette confusion. Se jetant sur l’échelle, il se glissa sur l’avant d’un des bateaux, et, l’arrêtant par des cordes à l’aide d’un bras vigoureux, il résista à l’effort de tous les avirons et des bâtons à crochets, jurant que celui qui oserait quitter le vaisseau le paierait de sa vie. Si les deux équipages n’eussent pas été mêlés, l’autorité et l’air déterminé du contrebandier l’eussent emporté ; mais tandis que quelques-uns étaient disposés à obéir, d’autres s’écrièrent : — Qu’on jette le sorcier à la mer ! Les crochets étaient déjà dirigés contre sa poitrine, et les horreurs de cette scène effrayante allaient s’augmenter des violences d’une révolte, quand une seconde explosion doubla la force des matelots. D’un effort commun et désespéré ils vainquirent toute résistance. Suspendu à l’échelle, l’Écumeur furieux se vit arracher sa proie. Les bateaux s’éloignèrent. La malédiction qu’on entendit alors sous la poupe de la Coquette fut prononcée avec autant de force qu’elle était énergique, mais l’instant d’après l’Écumeur était sur le vaisseau, calme au milieu du groupe abandonné.

— L’explosion de quelques pistolets d’officiers a effrayé les misérables, dit-il gaiement. Mais toute espérance n’est pas encore perdue ! Ils sont arrêtés à quelque distance et peuvent encore revenir !

La vue des victimes abandonnées sur la poupe, et la conviction d’être moins exposés eux-mêmes, avaient en effet arrêté les fugitifs. Cependant l’égoïsme dominait, et tandis que la plupart regrettaient leurs dangers, il n’y eut que les jeunes midshipmen, qui n’étaient ni d’un âge, ni d’un rang à posséder quelque autorité, qui proposèrent de revenir. Il était évident que les périls augmentaient de minute en minute, et ne trouvant pas d’autre expédient, les braves jeunes gens encouragèrent les matelots à ramer vers la terre, afin de revenir aussitôt au secours du commandant et de ses amis. Les avirons frappèrent de nouveau les vagues, et les bateaux furent bientôt perdus dans l’obscurité.

Pendant que le feu ravageait l’intérieur du vaisseau, un autre élément avait contribué à ravir toute espérance aux victimes de l’incendie. Le vent de terre continuait à s’élever, et pendant le temps perdu en efforts inutiles, le vaisseau avançait rapidement. Le gouvernail avait été abandonné, et les voiles enlevées pour éviter les flammes ; le bâtiment avait été poussé presque sous le vent.

Les jeunes midshipmen n’avaient point fait attention à cette circonstance, ils étaient encore à plusieurs milles de cette côte qu’ils se croyaient sur le point d’atteindre, et les bateaux n’avaient pas été séparés du vaisseau depuis cinq minutes, que toute espérance de retour devint impossible. Ludlow avait songé de bonne heure à faire échouer le vaisseau, comme le meilleur moyen de sauver l’équipage, mais lorsqu’il connut mieux sa position, il vit l’inutilité de cette tentative.

Les marins ne pouvaient juger du progrès des flammes dans l’intérieur que par les accidents qui en résultaient. L’Écumeur jeta un regard autour de lui en regagnant la poupe, et parut examiner la force physique qui était encore à sa disposition. Il vit l’alderman, le fidèle François, deux de ses propres matelots et quatre des jeunes officiers de la Coquette ; c’était tout ce qui restait. Les six derniers, dans ce moment de désespoir, avaient refusé d’abandonner leurs officiers.

— Les flammes gagnent la chambre du conseil, murmura-t-il à l’oreille de Ludlow.

— Elles ne sont pas, je crois, plus loin que les appartements des midshipmen, sans cela nous entendrions de plus nombreuses détonations de pistolets.

— Sans doute, nous avons d’effrayants signaux pour nous faire connaître les progrès de l’incendie… Notre seule ressource est un radeau.

Les regards de Ludlow trahissaient qu’il désespérait de ce moyen, mais cachant cette crainte décourageante, il répondit gaiement par l’affirmative. Les ordres furent aussitôt donnés, et tout ce qui était à bord se prêta aussitôt de tout cœur à cette tâche. Le danger était assez imminent pour n’admettre aucun expédient ordinaire ou mal conçu, mais toute la promptitude de l’art, toute la grandeur de conception qui est le patrimoine du génie. Les distinctions de rang et d’autorité avaient cessé. Toute différence portait sur les qualités naturelles, l’intelligence et l’expérience. L’Écumeur de mer devenait naturellement le chef, et, quoique Ludlow ne perdit rien de l’intelligence prompte de sa profession, ce fut l’esprit de l’Écumeur qui commanda pendant cette nuit effrayante.

Les joues d’Alida avaient la pâleur de la mort, mais on voyait dans les yeux brillants de Seadrift l’expression d’un courage surnaturel.

Lorsque l’équipage abandonna l’espoir d’éteindre les flammes, on ferma toutes les écoutilles, afin de retarder autant que possible l’instant de la crise. Cependant de petites lueurs se montraient ça et là à travers les planches, et tout le pont avant le grand mât, se trouvait déjà dans l’état le plus critique. Plusieurs pièces importantes étaient tombées, mais la masse du bâtiment conservait toujours sa forme.

Les marins ne marchaient qu’avec précaution sur ces planches dangereuses, et si la chaleur étouffante l’eût permis, ils eussent détruit un plancher qui menaçait à chaque instant de les engloutir dans la fournaise qui était au-dessous.

La fumée cessa, et une lumière claire et brillante illumina le vaisseau jusqu’à la tête des mâts ; les soins et les efforts des marins avaient jusqu’alors sauvé les voiles et les mâts qui n’étaient pas encore touchés par les flammes, et comme les toiles gracieuses étaient toujours gonflées par la brise, elles conduisaient la carène enflammée à travers les flots.

On apercevait les figures de l’Écumeur et de ceux qui l’aidaient au milieu des drisses, et perchées sur les vergues. Vu à cette lumière avec son costume particulier et son air résolu, le contrebandier ressemblait à quelque dieu marin fantastique qui, se fiant à ses immortels privilèges, était venu pour jouer un rôle dans cette scène horrible, et disputer de témérité et d’adresse. Secondé par les matelots, il s’occupait à dépouiller les vergues de leurs voiles. La toile tombait sur le pont avec rapidité, et dans un court espace de temps le mât d’avant en entier resta nu jusqu’aux espars et aux agrès. Pendant ce temps, Ludlow, aidé de l’alderman et de François, n’était pas resté oisif. Passant en avant entre les cordages, les haubans tombèrent sous les coups de leurs petites haches. Le mât ne se soutenait plus que par la force du bois et le support d’un simple contre-étai.

— Descendez, s’écria Ludlow, tout est tombé excepté cet étai !

L’Écumeur sauta sur une corde, suivi de ceux qui étaient avec lui, et glissant en bas, il fut bientôt au milieu des hamacs. Un craquement suivit leur arrivée, et une explosion qui fit trembler le bâtiment enflammé jusque dans son centre sembla en annoncer l’entière destruction. L’Écumeur lui-même recula devant cet horrible fracas, mais lorsqu’il se trouva près de Seadrift et d’Alida il y avait autant de gaieté dans le son de sa voix que de résolution dans ses yeux.

— Le pont est tombé en avant, dit-il, et notre artillerie commence à faire entendre l’effrayant signal des canons ! que ce soit un signal d’espérance — le magasin du vaisseau est profond, et plusieurs cloisons de cuivre nous en séparent encore.

Néanmoins une seconde décharge de canons proclama les rapides progrès de l’incendie. Le feu se fraya une voie de l’intérieur du vaisseau, et le mât d’avant s’enflamma.

— Il faut mettre une fin à tout ceci ! dit Alida joignant ses mains et dans une terreur qu’elle ne pouvait plus réprimer ; sauvez-vous, s’il est possible, vous qui avez de la force et du courage, et laissez-nous à la merci de celui dont l’œil est ouvert sur tous les événements de ce monde.

— Allez, ajouta Seadrift dont le sexe ne pouvait être caché plus longtemps, le courage humain ne peut en faire davantage ; laissez-nous mourir !

Les regards qui répondirent à ces prières étaient mélancoliques, mais calmes. L’Écumeur saisit une corde, et la tenant toujours dans sa main il descendit sur le gaillard d’arrière auquel il confia son poids avec une grande prudence ; puis regardant au-dessus de lui il sourit d’une manière encourageante, et dit :

— Où se trouve encore un canon il n’y a pas de danger pour le poids d’un homme !

— C’est notre seule ressource, s’écria Ludlow en suivant son exemple ; venez ici, mes amis, tant que l’avant peut encore soutenir notre poids.

En un moment chacun fut sur le gaillard d’arrière, quoique l’excessive chaleur rendît impossible d’y rester un instant stationnaire ; il y avait de chaque côté un canon dont la bouche était tournée vers le mât d’avant, tremblant, mais toujours debout.

— Visez au taquet ! dit Ludlow à l’Écumeur, qui pointait un des canons tandis que lui-même était prêt à pointer l’autre.

— Attendez ! cria le contrebandier ; ajoutez-y des boulets, ce n’est qu’une chance entre un canon qui crève et un magasin enflammé !

De nouveaux boulets furent introduits dans chaque pièce, et alors, d’une main ferme, les braves marins appliquèrent à l’amorce les mèches enflammées. Les décharges furent simultanées, et pendant un instant des nuages de fumée semblèrent triompher de l’embrasement. On entendait distinctement le craquement du bois ; il fut suivi d’un grand bruit dans l’air, et enfin de la chute du mât d’avant avec son fardeau d’espars. Le mouvement du vaisseau fut aussitôt arrêté, et comme les lourds morceaux de bois étaient toujours attachés au beaupré par les étais d’avant, l’éperon vint au vent tandis que les voiles hautes qui restaient encore tremblèrent et frappèrent les unes contre les autres en tombant en arrière. Depuis le commencement de l’incendie, le vaisseau se trouva pour la première fois stationnaire. Les marins profitèrent de cette circonstance, et passant à travers une montagne de flammes le long des cloisons ils atteignirent le gaillard d’avant du grand perroquet, qui quoique brûlant était encore intact. L’Écumeur jeta un regard autour de lui, et saisissant Seadrift par la taille comme s’il n’eût été qu’un enfant, il le poussa en avant entre les cordages. Ludlow suivit avec Alida, et les autres les imitèrent de la manière qui leur sembla la plus commode. Tous atteignirent l’avant du vaisseau en sûreté, quoique Ludlow eût été chassé par les flammes dans les élingues d’avant, et de là presque dans la mer.

Les jeunes officiers étaient déjà sur les espars flottants, les séparant les uns des autres, coupant le poids inutile d’agrès, amenant les différentes parties du bois en lignes parallèles, et les liant les unes aux autres. Dans cet instant ces mouvements rapides furent précipités encore par un de ces signaux effrayants sortis de l’appartement des officiers, qui, annonçant le progrès des flammes, dénoncèrent leur proximité du volcan qui sommeillait encore. Les bateaux étaient partis depuis une heure, et cette heure n’avait paru qu’une minute aux victimes abandonnées sur le bâtiment. Depuis dix minutes l’embrasement avançait avec une nouvelle furie, et les flammes, qui pendant si longtemps avaient été cachées dans les profondeurs du vaisseau, s’élevaient en tourbillon au milieu des airs.

— Cette chaleur ne peut pas être supportée plus longtemps, dit Ludlow, il faut aller respirer sur notre radeau.

— Au radeau alors ! reprit la voix encourageante du contrebandier ; tenez ferme, mes amis, pour recevoir le précieux fardeau que nous allons vous envoyer.

Les marins obéirent ; Alida et ses compagnons furent descendus en sûreté dans l’endroit qui avait été préparé pour les recevoir. Le mât d’avant était tombé par-dessus les bords avec ses espars ; car avant que le feu commençât on avait fait les préparatifs nécessaires pour voguer à toutes voiles, afin d’échapper à l’ennemi. Les adroits et actifs marins avaient disposé heureusement tous les matériaux légers qu’ils avaient pu réunir et dont leur sort dépendait ; les vergues toujours croisées étaient heureusement tombées dans la mer, la surface vers le ciel. Les boute-hors et tous les légers espars avaient flotté près de la cime et étaient tombés en travers, atteignant depuis la plus basse jusqu’à la plus haute voile ; d’autres espars tombés en dehors avaient été coupés ; on les ajouta à la masse, et le tout fut assujetti avec promptitude et habileté. À la première alarme que causa l’incendie, quelques hommes de l’équipage s’étaient saisis d’objets qui pouvaient flotter, et les avaient placés à l’avant dans le lieu le plus éloigné de la Sainte-Barbe, espérant se sauver à la nage. La plupart de ces objets avaient été abandonnés lorsque les matelots furent rappelés au travail par les officiers. Plusieurs boîtes et coffres vides étaient parmi eux ; on avait assis les femmes sur les coffres, tandis que les boîtes servaient à garantir leurs pieds de l’eau. Comme l’arrangement des espars faisait plonger le principal mât jusque sous les vagues et que le radeau était assez petit pour n’avoir besoin d’aucun artifice dans sa mâture, l’extrémité en était presque submergée. Quoique le poids d’une tonne fût ajouté à la pesanteur spécifique du bois, ce dernier était d’une espèce si légère, et si exempt de ce qui pouvait être inutile à ceux qu’il portait, que les espars flottaient avec assez de légèreté pour la sûreté des fugitifs.

— Coupez les liens, dit Ludlow, frémissant involontairement au bruit de plusieurs explosions dans l’intérieur qui se succédaient rapidement et lançaient des fragments de bois brûlé dans les airs. Coupez les liens et poussez le radeau loin du bâtiment. Dieu sait si nous avons besoin de nous en éloigner !

— Ne coupez pas ! s’écria Seadrift dans un accès de désespoir, mon brave !… mon dévoué !…

— Est en sûreté… répondit d’une voix calme l’Écumeur paraissant dans les enfléchures des agrès d’avant, qui n’avaient point encore été touchées par le feu. Coupez tout ! je reste pour brasser la voile d’artimon plus en arrière.

Lorsque cette tâche fut remplie, pendant une minute la figure élégante du contrebandier fut suspendue sur le bord du vaisseau enflammé ; il regardait d’un air mélancolique cette masse brillante.

— Voilà la fin d’un beau bâtiment, dit-il assez haut pour être entendu de ceux qui étaient au-dessous de lui ; puis il s’élança et plongea dans les flots. Le dernier signal partait de la chambre placée au-dessus de la Sainte-Barbe, dit-il en sortant de l’eau et en secouant ses cheveux mouillés. Plût à Dieu que le vent soufflât, car nous avons besoin d’être à une plus grande distance !

La précaution que le contrebandier avait prise d’assujettir les voiles, n’était pas inutile. Le radeau n’avait aucun mouvement, mais comme les voiles de hune de la Coquette étaient toujours en arrière, le bâtiment ne trouvant plus d’entraves commença à se séparer lentement des espars flottants, quoique les mâts chancelants et à demi brûlés menaçassent à chaque instant de crouler.

Jamais instants ne parurent aussi longs que ceux qui suivirent.

L’Écumeur et Ludlow surveillaient en silence les mouvements du vaisseau. Peu à peu il recula, et au bout de dix minutes les marins, dont l’anxiété avait augmenté en même temps que leurs efforts devenaient moins nécessaires, commencèrent à respirer plus librement. Ils étaient encore bien près du dangereux bâtiment, mais ils ne couraient plus d’aussi grands risques d’être engloutis au moment de l’explosion. Les flammes commençaient à monter, et le ciel paraissait tout en feu, tandis que les voiles brûlaient agitées par la brise.

La poupe du vaisseau était encore entière, et le corps du contre-maître était toujours assis contre le mât de misaine. Le visage sévère du vieux marin se faisait voir distinctement à la lueur de l’incendie. Ludlow le contemplait d’un air triste, et pendant un instant il cessa de penser à son vaisseau ; sa mémoire lui rappelait les scènes de sa première jeunesse, et les plaisirs de sa profession auxquels son ancien compagnon avait si largement participé. Le bruit d’un canon dont la flamme lui effleura presque le visage, et le sifflement d’un boulet qui passa par-dessus le radeau, n’eurent pas le pouvoir de l’arracher à sa rêverie.

— Appuyez-vous ferme sur les coffres, dit l’Écumeur, faisant signe à ses compagnons de se placer de manière à servir de soutien aux plus faibles, tandis qu’il se plaçait lui-même de manière à jeter tout son poids contre son siège. Appuyez-vous ferme, et soyez prêts !

Ludlow se conforma à cette demande, quoique ses yeux changeassent à peine de direction. Il vit la flamme s’élever au-dessus d’une caisse et pensa que c’était le monument funéraire du jeune Dumont dont il enviait presque le sort. Puis ses regards se tournèrent de nouveau sur le visage morne de Trysail. Il semblait par instants que le cadavre parlait, et l’illusion devint si forte que le jeune commandant se pencha plus d’une fois en avant pour écouter. Cette illusion durait encore lorsque le corps de Trysail se leva les bras tendus vers le ciel. L’atmosphère était remplie d’un torrent de flammes, tandis que l’Océan et les cieux brillaient d’une lueur rougeâtre.

Malgré les précautions de l’Écumeur, le coffre fut dérangé de sa place, et ceux qui le soutenaient furent presque précipités dans les flots. Une détonation en même temps sourde et bruyante sembla sortir du fond de la mer, et s’entendit jusqu’aux caps éloignés de la Delaware. Le corps de Trysail s’éleva de plus de cinquante brasses au-dessus de la mer, et dans le centre du torrent de flammes, puis décrivant une courbe retomba près du radeau, et s’engloutit sous les flots à la portée du bras du capitaine. Un canon fut précipité dans la mer, et annonça la force effrayante de l’explosion. Une énorme vergue tomba en travers du radeau, balayant devant elle les quatre jeunes officiers de Ludlow comme s’ils eussent été des grains de sable. Pour augmenter l’horreur de l’explosion du royal croiseur, un des canons déchargea dans le vide ses projectiles destructeurs.

Les espars enflammés, les fragments de voiles, les cordages brisés, le boulet, tout s’engloutit en même temps. On entendit ensuite le bouillonnement de l’onde, tandis que l’Océan dévorait les restes d’un croiseur qui avait été longtemps la gloire des mers d’Amérique. La masse de feu disparut, et une obscurité semblable à celle qui succède à un brillant éclair, tomba sur les eaux.