L’Écumeur de mer/Chapitre 34

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 404-416).

CHAPITRE XXXIV.


Je vous prie, monsieur, étiez-vous présent à ce récit ?
Shakspeare. Conte d’hiver.


Le matin suivant, les fenêtres ouvertes du Lust-in-Rust annonçaient la présence du maître ; il y avait un air de mélancolie, et cependant de bonheur, sur le visage de ceux qui se promenaient dans les environs des bâtiments, comme si quelque événement heureux avait été accompagné de quelque grave et triste circonstance. Les nègres paraissaient jouir de leur goût pour tout ce qui est extraordinaire, un des résultats de l’ignorance, tandis que ceux d’une race plus fortunée ressemblaient à des hommes qui conservent le souvenir de maux récemment passés.

Une entrevue eut lieu dans l’appartement particulier du bourgeois, elle se passa entre l’alderman et le contrebandier, et l’on pouvait lire dans les regards de l’un et de l’autre qu’il était question d’une affaire aussi intéressante que sérieuse. Cependant un observateur habitué à deviner l’expression du visage aurait pu voir que le second allait entamer un sujet qui touchait à ses plus chers sentiments, et que l’autre n’était occupé que des intérêts de son commerce.

— Mes minutes sont comptées, dit le marin s’avançant jusqu’au centre de l’appartement, et regardant son compagnon en face. Ce que j’ai à dire doit être dit brièvement ; le passage ne peut être franchi qu’au moment de la marée, et je demande à votre prudence si je dois rester jusqu’à ce que les nouvelles de ce qui nous est arrivé en mer soient connues dans la province.

— C’est parler avec la discrétion d’un corsaire ! Cette réserve perpétuera notre amitié, qui n’a point été affaiblie par l’activité que vous avez montrée dans notre incommode voyage sur les vergues et sur les mâts du défunt croiseur de la reine Anne. Je ne souhaite certainement aucun mal aux officiers à son service, mais c’est bien dommage que vous ne soyez pas prêt, maintenant que la côte est nettoyée, avec une bonne et lourde cargaison ! La dernière était simplement une affaire de tiroirs secrets et de riches dentelles, précieuses en elles-mêmes et profitables par l’échange, mais la colonie a bien besoin de certains articles qui ne peuvent être débarqués qu’à loisir.

— Je viens pour d’autres affaires. Il y a eu entre nous des transactions que vous comprenez fort peu, alderman van Beverout ?

— Vous parlez d’une petite erreur dans le dernier envoi. Tout s’est expliqué dans un nouvel examen, et votre exactitude est aussi bien établie que celle de la banque d’Angleterre.

— Établie ou non, que ceux qui en doutent cessent tout commerce avec moi. Je n’ai pas d’autre devise que confiance, d’autre règle que la justice.

— C’est ce que je voulais dire, mon ami, je n’ai pas le moindre soupçon. Mais l’exactitude est l’âme du commerce, comme les profits en sont le but. Des comptes clairs et une balance raisonnable sont le ciment le plus solide des intimités dans les affaires. Un peu de franchise dans un commerce secret ressemble à l’équité dans les cours ; elle rétablit la justice que la loi avait détruite. Que me veux-tu ?

— Il y a bien des années, alderman van Beverout, que commença ce commerce secret entre vous et mon prédécesseur, celui que vous avez cru mon père, mais qui ne méritait ce titre que par la protection qu’il a donnée au fils orphelin d’un ami.

— Cette dernière circonstance est nouvelle pour moi, répondit le bourgeois en inclinant la tête. Cela peut expliquer certaines légèretés qui n’ont pas été sans me causer quelques embarras. Voilà vingt-cinq ans au mois d’août prochain, et douze ont été sous tes auspices. Je ne prétends pas dire que les entreprises furent moins heureuses de ton temps. Les profits ont été tolérables. Je deviens vieux, et je pense qu’il est temps de renoncer à tous les hasards de la vie. Deux ou trois, ou tout au plus quatre voyages heureux termineront toute affaire entre nous.

— Cela arrivera plus tôt. Je suppose que l’histoire de mon prédécesseur n’était point un secret pour vous. La manière dont il fut chassé de la marine des Stuarts parce qu’il s’opposait à leur tyrannie, son arrivée avec sa fille unique dans les colonies, et sa résolution de faire le commerce libre pour se procurer des moyens d’existence, sont des choses dont nous avons souvent parlé ensemble.

— Hem ! — J’ai une bonne mémoire pour les affaires, maître Écumeur, mais je suis aussi ignorant qu’un lord de fraîche date l’est de sa généalogie, de tous les événements passés. J’oserais dire, néanmoins, que tout cela eut lieu comme vous venez de le dire.

— Vous savez que lorsque mon protecteur quitta la terre ferme il emmena tout ce qu’il possédait avec lui.

— Il emmena un bon et rapide schooner avec une cargaison de tabac choisi, bien lesté avec des pierres des côtes. Ce n’était point un admirateur de dames Vert-de-Mer, ni d’élégants brigantins. Souvent les croiseurs royaux prirent le digne marchand pour un industrieux pêcheur !

— Il avait ses goûts, et j’ai les miens. Mais vous oubliez une partie de la cargaison qu’il emporta, et qui n’était pas ce qu’il avait de moins précieux.

— Peut-être un ballot de fourrures de martre, car cet article commençait alors à être apprécié dans le commerce.

— C’était sa fille, aussi belle qu’affectionnée.

L’alderman fit un mouvement involontaire, qui cacha en partie son visage à son compagnon.

— Il avait en effet une fille belle, et dont le cœur était dévoué, répondit l’alderman d’une voix basse et embarrassée. Elle mourut, à ce que vous m’avez dit, maître Écumeur, dans les mers d’Italie. Je n’ai jamais vu le père après la dernière visite de la fille sur cette côte.

— Elle mourut au milieu des îles de la Méditerranée. Mais le vide qu’elle laissa dans tous les cœurs de ceux qui la connurent fut rempli avec le temps par… sa fille.

L’alderman tressaillit, et, se levant, il regarda l’Écumeur avec anxiété, en répétant lentement ce mot :

— Sa fille.

— Oui, je viens de le dire. — Eudora est l’enfant de cette femme infortunée. — Ai-je besoin de dire qui est son père ?

Le bourgeois fit entendre un gémissement ; et, couvrant son visage de ses mains, il retomba sur sa chaise en tremblant d’une manière convulsive.

— Quelle preuve puis-je avoir de ce que tu avances ? dit-il enfin. Eudora est ta sœur !

La réponse du contrebandier fut accompagnée d’un sourire mélancolique.

— Vous avez été trompé, dit-il ; excepté le brigantin, je ne tiens à rien sur la terre. Lorsque mon brave père tomba à côté de celui qui protégea ma jeunesse, je n’eus plus aucun parent. J’aimais mon protecteur comme un père, et il m’appelait son fils, tandis qu’Eudora passait et vos yeux pour le fruit d’un second mariage. Mais voilà des preuves suffisantes de sa naissance.

L’alderman prit un papier que son compagnon lui présenta, et ses yeux le parcoururent. C’était une lettre qui lui était adressée par la mère d’Eudora, écrite après la naissance de cette dernière, et empreinte de toute l’affection d’une femme. L’amour du jeune marchand et de la fille de son correspondant secret avait été moins coupable que ne le sont ordinairement ces sortes de liaisons.

La difficulté de leur situation et l’embarras de présenter dans le monde une femme dont l’existence était inconnue à ses amis, ainsi que l’effroi que causait le père malheureux mais conservant toute sa fierté, avaient pu seuls empêcher un mariage légal. Les simples coutumes des colonies furent facilement suivies, et on aurait pu demander si elles n’avaient pas été assez scrupuleusement accomplies pour rendre l’enfant légitime. Lorsque l’alderman van Beverout lut la lettre de celle qu’il avait jadis si tendrement aimée, et dont la perte avait été pour lui un malheur irréparable, puisque son caractère aurait pu céder à sa douce influence, ses mains tremblèrent et tout son corps trahissait la violence de son émotion. Les paroles de la mourante étaient touchantes et exemptes de reproches, elles accordaient un pardon solennel. Elle apprenait à Myndert la naissance de son enfant. Mais la mourante laissait à son propre père la disposition de sa fille, la recommandant cependant à l’amour de Myndert, si jamais la Providence la confiait à ses soins. Les dernières lignes contenaient un adieu dans lequel les affections de ce monde offraient un triste contraste avec les espérances d’une autre vie.

— Pourquoi ce secret m’a-t-il été si longtemps caché ? demanda le marchand ému. Pourquoi, homme léger, m’as-tu exposé à montrer la fragilité de la nature devant mon propre enfant ?

Le sourire du contrebandier se remplit de fierté et d’amertume.

— Monsieur van Beverout, dit-il, nos voyages sont de longue durée. Notre commerce est l’affaire de toute notre vie, notre monde la Sorcière des Eaux. Comme nous avons fort peu des intérêts de la terre, notre philosophie est au-dessus de ces faiblesses. La naissance d’Eudora vous fut cachée par la volonté de son grand-père. Il agit peut-être par ressentiment, peut-être par fierté ; si c’est par affection, la jeune fille peut justifier cet accès de tendresse.

— Et Eudora sait-elle depuis longtemps la vérité ?

— Elle ne l’a apprise que récemment. Depuis la mort de notre ami commun, la jeune fille a été livrée à mes conseils et à ma protection. Il y a maintenant un an qu’elle apprit qu’elle n’était point ma sœur. Jusque-là, elle supposait comme vous que nous descendions du même père. La nécessité m’a forcé depuis quelque temps à la garder souvent sur le brigantin.

— C’est une conséquence méritée de ma faute, murmura l’alderman, je suis puni de ma faiblesse par la honte de mon enfant.

Le contrebandier avança d’un pas, son maintien était plein de dignité, mais ses yeux brillaient du ressentiment d’un homme offensé.

— Alderman van Beverout, dit-il d’une voix sévère, vous recevez votre fille de mes mains aussi pure que l’était sa mère lorsque l’auteur de ses jours fut forcé par la nécessité de l’amener sous votre toit. Nous autres contrebandiers nous avons nos opinions sur le bien et le mal, et ma gratitude non moins que mes principes m’enseignait que la petite-fille de mon bienfaiteur devait attendre de moi la protection et non l’offense. Quand j’aurais été en effet le frère d’Eudora, mon langage et ma conduite n’eussent pas été plus purs qu’ils ne l’ont été depuis l’instant où elle fut confiée à mes soins.

— Je vous en remercie du fond de mon âme, dit le bourgeois avec vivacité. La jeune fille sera reconnue, et, avec la dot que je puis lui donner, elle peut espérer un honorable mariage.

— Tu peux la donner à ton favori le patron, répondit l’Écumeur d’un ton calme mais triste. Elle est plus que digne de tout ce qu’il peut lui apporter. Le jeune homme consent à ce mariage, car il n’ignore ni son sexe ni son histoire. J’ai cru que cela était dû à Eudora dès l’instant où la fortune plaça ce jeune homme en mon pouvoir.

— Tu es trop honnête pour ce monde méchant, maître Écumeur ! Laisse-moi voir ce couple charmant, que je lui donne ma bénédiction !

Le contrebandier se détourna lentement, et, ouvrant la porte, il fit signe à quelques personnes d’entrer. Alida parut aussitôt conduisant Seadrift revêtu des habits de son sexe. Quoique le bourgeois eût souvent vu la sœur supposée de l’Écumeur sous des habits de femme, elle ne lui avait jamais paru aussi belle que dans ce moment. Ses faux favoris avaient été enlevés, et l’on voyait en entier des joues sur lesquelles brillait une fraîcheur que le soleil semblait avoir augmentée au lieu de l’avoir ternie. Les boucles de cheveux bruns et touffus qui étaient répandues en désordre autour de son cou, pour ajouter un trait de plus à la mascarade, entonnaient ses tempes et laissaient voir une physionomie gaie, maligne, quoique par moment on y découvrît de la sensibilité et de la réflexion. On voit rarement ensemble deux femmes aussi belles que celles qui vinrent se mettre aux genoux du marchand. Dans le cœur de l’alderman l’affection de l’oncle parut combattre un instant avec le nouveau sentiment qui s’emparait de lui, mais la nature parlait trop puissamment à son âme pour qu’il pût méconnaître sa voix. Appelant son enfant avec force, l’alderman pencha sa tête sur l’épaule de sa fille, et pleura. Il eût été difficile de suivre les émotions du contrebandier pendant qu’il contemplait cette scène. La méfiance, le malaise, et enfin la mélancolie se montrèrent dans ses regards. Ce dernier sentiment semblait prévaloir lorsqu’il quitta l’appartement, comme s’il eût réfléchi qu’un étranger n’avait pas le droit d’être témoin de cette scène de famille.

Deux heures plus tard, les principaux personnages de cet ouvrage étaient rassemblés sur les bords du Cove, à l’ombre d’un chêne qui semblait aussi vieux que le continent. Le brigantin était en vue, et montrait quelques voiles ; il allait et venait sur le petit bassin, ressemblant par l’aisance et la grâce de ses mouvements à quelque beau cygne se jouant sur les ondes et n’ayant d’autre guide que son instinct. Un bateau venait de toucher la terre, et l’Écumeur de mer se tenait auprès, étendant une main pour aider le jeune Zéphire à descendre.

— Nous autres sujets des éléments, nous sommes esclaves de la superstition, dit-il lorsque le pied léger de l’enfant toucha la terre. C’est la conséquence d’une existence qui présente sans cesse des dangers supérieurs à nos pouvoirs. Pendant bien des années, j’ai cru que quelque grand bien ou quelque grand mal accompagnerait la visite de cet enfant à terre. Voilà la première fois que son pied touche la terre ferme. J’attends l’accomplissement de l’augure !

— Il sera heureux, répondit Ludlow. Alida et Eudora l’instruiront des habitudes de cette simple et heureuse contrée, et je suis persuadé qu’il fera honneur à leurs leçons.

— Je crains que l’enfant ne regrette celles de la dame Vert-de-Mer. Capitaine Ludlow, il y a encore un devoir à remplir que je ne dois pas négliger, quoique vous ne soyez peut-être pas disposé à croire à la délicatesse de mes sentiments. J’ai entendu dire que la belle Barberie avait accepté votre main ?

— Tel est mon bonheur.

— En ne demandant aucune explication du passé, Monsieur, vous avez montré une noble confiance qui mérite d’être récompensée. Lorsque je vins sur cette côte, c’était avec l’intention d’établir les droits d’Eudora à la protection et à la fortune de son père. Si je me défiais de l’influence qu’une personne aussi belle et aussi spirituelle que la belle Barberie pouvait exercer sur son oncle, vous vous rappellerez que c’était avant que l’expérience m’eût appris à estimer en elle quelque chose de plus que sa beauté. Elle fut enlevée dans son pavillon par mes agents et transportée comme captive dans le brigantin.

— Je l’avais crue instruite de l’histoire de sa cousine, et consentant à l’aider dans quelque plan romanesque qui devait rendre Eudora à ses amis.

— Vous rendiez justice à son désintéressement. Pour me faire pardonner ma hardiesse, et comme le plus sûr moyen d’apaiser ses alarmes, je l’instruisis des faits relatifs à sa cousine. Eudora apprit alors pour la première fois le secret de son existence. L’évidence était irrésistible, et nous trouvâmes une amie généreuse et dévouée, là où nous avions craint une rivale.

— Je savais qu’Alida était la générosité même, s’écria Ludlow en portant à ses lèvres la main de la jeune fille qui rougissait. La perte de la fortune est un gain, puisqu’elle sert à montrer son véritable caractère.

— Chut ! — chut ! interrompit l’alderman, il est inutile de proclamer une perte, de quelque genre que ce soit. Il faut se soumettre à ce que la justice exige ; mais à quoi sert de proclamer par toute la colonie si l’on donne beaucoup ou peu en mariage à une jeune fille !

— La perte de fortune sera pleinement compensée, dit le contrebandier. Ces sacs contiennent de l’or. La dot de ma pupille est prête aussitôt qu’elle aura fait son choix.

— Succès et prudence ! s’écria le bourgeois ; c’est une prévoyance très-recommandable, maître Écumeur, et quelle que soit l’opinion des juges de l’échiquier sur ta ponctualité et ton crédit, je réponds, moi, qu’il y a des gens qui en ont moins à la banque d’Angleterre elle-même ! Cet argent appartient sans doute légalement à la jeune fille, par l’héritage de son grand-père ?

— Oui.

— Je saisis ce moment pour parler avec franchise sur un sujet qui me touche le cœur, et qui peut être dévoilé sous d’aussi favorables auspices. J’ai entendu dire, monsieur van Staats, qu’après avoir examiné vos sentiments envers un vieil ami, vous pensiez qu’une alliance qui le touche de plus près que celle qui était convenue pouvait vous conduire au bonheur ?

— J’avoue que la froideur de la belle Barberie a détruit mon amour, répondit le patron de Kinderhook, qui n’en disait jamais plus à la fois que l’occasion ne l’exigeait.

— Et j’ai entendu dire encore qu’une intimité de quinze jours a fixé vos affections sur ma fille, dont la beauté est héréditaire, et dont la fortune ne paraît pas devoir être diminuée par cet acte de justice de la part de ce brave et honnête marin.

— Être admis dans votre famille, monsieur van Beverout, me laisserait peu de chose à désirer dans cette vie.

— Et quant à l’autre monde, je n’ai jamais entendu dire qu’un patron de Kinderhook nous ait quitté sans avoir l’espérance d’y être bien reçu. Cela est tout simple, puisque peu de familles dans la colonie ont fait plus qu’eux pour le soutien de la religion. Ils ont donné généreusement aux deux églises hollandaises dans le Manhattan ; ils ont bâti de leur argent trois jolies petites églises sur leur manoir, ayant chacune son clocher flamand et une girouette très-convenable ; outre cela, ils ont fait un don considérable pour le vénérable monument d’Albany. — Eudora, mon enfant, ce gentilhomme est mon ami particulier, et comme tel, je le recommande à tes bonnes grâces. Vous n’êtes pas absolument étrangers l’un à l’autre ; mais afin que vous ayez l’occasion de vous connaître mieux, vous resterez ici ensemble pendant un mois, afin de vous décider sans trouble et sans distraction. Il est inutile d’en dire davantage pour le présent, car j’ai pour habitude de laisser toutes les affaires de cette importance à la décision de la Providence.

La jeune fille à qui ces dernières phrases étaient adressées rougit et pâlit alternativement, et son visage expressif changeait de nuance comme un nuage d’Italie ; elle continua à garder le silence.

— Vous venez heureusement de lever le rideau cachant un mystère qui ne me donne plus d’inquiétude, interrompit Ludlow, en s’adressant à l’Écumeur ; pouvez-vous faire davantage et me dire d’où vient cette lettre ?

Les yeux noirs d’Eudora brillèrent soudain. Elle regarda l’Écumeur de mer et sourit.

— C’est un de ces artifices féminins qui fut pratiqué sur mon bâtiment, répondit l’Écumeur ; nous pensions qu’un jeune commandant d’un croiseur royal serait moins apte à surveiller nos mouvements lorsque son esprit serait occupé à découvrir un tel correspondant.

— Et ce tour a été joué plus d’une fois ?

— Je l’avoue. — Mais je ne puis attendre plus longtemps ; dans quelques minutes la marée changera, et le passage deviendra impraticable. Eudora, — nous devons décider sur le sort de cet enfant. Retournera-t-il sur l’Océan ? ou consumera-t-il sa vie dans les hasards qui sont le partage d’un habitant de la terre ?

— Qui est cet enfant ? demanda gravement l’alderman.

— Un enfant qui nous est cher à tous les deux, répondit le contrebandier ; son père était mon plus sincère ami, et sa mère a veillé longtemps sur l’enfance d’Eudora. Jusqu’à ce moment nous lui avons consacré nos soins ; il doit maintenant choisir entre nous deux.

— Il ne me quittera pas ! interrompit brusquement Eudora alarmée, — tu es mon fils adoptif, et personne ne peut guider ton jeune esprit comme moi. Tu as besoin de la tendresse d’une femme, Zéphire, et tu ne voudras pas me quitter ?

— Que l’enfant soit lui-même l’arbitre de son sort. Je suis crédule en ce qui tient à la destinée, c’est du moins une croyance heureuse pour la contrebande.

— Alors laissez-le parler. Veux-tu rester ici au milieu de ces champs, de ces prairies riantes pour courir au milieu de ces fleurs, ou veux-tu retourner sur l’Océan où tout est nu et uniforme ?

Le jeune enfant tâcha de lire dans les yeux inquiets d’Eudora, puis il arrêta ses regards indécis sur les traits calmes de l’Écumeur.

— Nous pouvons mettre en mer, dit-il, et lorsque nous reviendrons de nouveau nous t’apporterons des choses bien curieuses, Eudora !

— Mais c’est peut-être la dernière occasion de connaître la terre de tes ancêtres ; souviens-toi combien l’Océan est terrible dans sa fureur, et combien le brigantin a été de fois en danger de faire naufrage !

— Oh ! c’est là une faiblesse de femme ! j’ai été sur la vergue de cacatois pendant les tempêtes, et je n’ai jamais pensé qu’il y eût alors du danger.

— Tu as l’ignorance et la confiance d’un jeune garçon ! Mais ceux qui sont plus âgés savent que la vie d’un marin est une vie de dangers sans cesse renaissants ; tu as été parmi les îles dans l’ouragan et tu as vu le pouvoir des éléments.

— J’étais dans l’ouragan ainsi que le brigantin, et cependant vous voyez comme ses agrès sont élégants ; on dirait qu’il ne lui est jamais rien arrivé.

— Et vous nous avez vus hier flottant en pleine mer, tandis que des espars mal assujettis nous empêchaient d’aller au fond de l’Océan.

— Les espars flottèrent et vous ne fûtes pas noyés, sans cela j’aurais cruellement pleuré, Eudora.

— Mais tu iras dans l’intérieur du pays et tu connaîtras davantage ses beautés, — ses rivières et ses montagnes, — ses cavernes et ses bois. Ici tout change, tandis que l’eau est toujours la même.

— En vérité, Eudora, vous vous méprenez étrangement. Ici tout est Amérique. Cette montagne, c’est l’Amérique ; cette terre là-bas au-delà de la baie, c’est l’Amérique ; et l’ancrage d’hier c’était l’Amérique. Lorsque nous abandonnerons la côte, la première terre que nous verrons sera l’Angleterre, ou la Hollande, ou l’Afrique ; et, avec un bon vent, nous pourrons voir deux ou trois pays différents en un jour.

— Et dans ces pays, enfant léger, ton existence sera exposée à mille dangers.

— Adieu, Eudora, dit le jeune garçon en avançant les lèvres pour donner et recevoir le baiser d’adieu.

— Eudora, adieu, ajouta une voix mâle et mélancolique. Je ne puis m’arrêter plus longtemps, car mes gens montrent des symptômes d’impatience. Si ce voyage est le dernier que je fais sur cette côte, tu n’oublieras pas ceux dont tu as partagé si longtemps la bonne et la mauvaise fortune !

— Pas encore, — pas encore, vous ne nous quitterez pas ainsi ; laissez-moi cet enfant. Indépendamment du chagrin que j’éprouve, laissez-moi quelque souvenir du passé !

— Mon heure est arrivée, la brise fraîchit, et je joue avec elle. Il conviendra mieux pour ton bonheur que personne ne connaisse l’histoire du brigantin, et quelques heures seulement attireront ici cent curieux de la ville.

— Que m’importe leur opinion ? Tu ne peux pas, tu ne voudrais pas me quitter si tôt !

— Je resterais avec joie, Eudora ; mais la demeure d’un marin est son vaisseau. Trop de temps précieux a déjà été perdu. — Encore une fois, adieu !

Les yeux noirs de la jeune fille regardèrent autour d’elle avec égarement. Ce regard semblait dire adieu à toutes les jouissances de la terre ferme.

— Où allez-vous ? demanda-t-elle d’une voix étouffée ; pour quel pays mettez-vous à la voile, et quand reviendrez-vous ?

— Je suis la fortune. Mon retour peut être éloigné ; peut-être ne reviendrai-je jamais. — Adieu encore, Eudora. — Soyez heureuse avec les amis que la Providence vous a donnés !

Les yeux de la jeune fille de la mer montrèrent un nouvel égarement. Elle saisit la main que lui offrait le contrebandier et la serra avec force dans les siennes, sans presque savoir ce qu’elle faisait. Puis, abandonnant cette main, elle ouvrit ses bras et les jeta convulsivement autour du cou du marin, qui semblait toujours calme et sans émotion.

— Nous partirons ensemble ! — Je suis à toi, à toi seulement ! s’écria-t-elle.

— Tu ne sais ce que tu dis, Eudora, répondit l’Écumeur en se contenant à peine ; tu as un père, — des amis, — un mari.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! s’écria la jeune fille en agitant un de ses bras d’un air sauvage vers Alida et le patron qui s’avançaient comme pour la sauver d’un précipice, — à toi, — à toi seulement !

Le contrebandier se débarrassa des bras d’Eudora ; avec la force d’un géant il la souleva d’une main tandis qu’il essayait d’apaiser la tempête que les passions excitaient dans son propre cœur.

— Réfléchis un moment, dit-il, tu voudrais suivre un proscrit, un homme poursuivi, condamné ?

— À toi — à toi seulement !

— Avec un vaisseau pour demeure, un océan orageux pour monde ?

— Le monde que tu habites est le mien ! — ta demeure est la mienne — et je veux que tes dangers n’appartiennent aussi !

Le cri qui s’échappa de la poitrine de l’Écumeur de mer fut rempli d’exaltation et de fierté.

— Tu es à moi en effet, s’écria-t-il. Devant un lien comme celui-ci, que deviennent les droits d’un tel père ! — Bourgeois, adieu ! — j’agirai plus honnêtement avec ta fille que tu n’as agi avec celle de mon bienfaiteur !

Eudora fut soulevée de terre comme si elle avait eu la légèreté d’une plume, et en dépit d’un mouvement soudain et impétueux de Ludlow et du patron, elle fut portée dans le bateau. En un instant la barque fut à flot, et le jeune enfant agita son bonnet de matelot en signe de triomphe. Le brigantin, comme s’il eût été sensible à ce qui s’était passé, tourna sur lui-même, et, avant que les spectateurs eussent eu le temps de revenir de leur confusion et de leur surprise, le bateau était suspendu aux palans. On vit l’Écumeur sur la poupe, un bras passé autour de la taille d’Eudora, saluant de la main le groupe immobile qui était resté sur le rivage, tandis que la jeune fille de l’Océan, se rendant à peine compte de ce qui s’était passé, envoyait de loin ses adieux à Alida et à son père. Le vaisseau glissa à travers le passage, puis roula bientôt au milieu des vagues. Présentés au vent du sud, les espars éloignés se courbèrent sous sa force, et les progrès du rapide bâtiment devinrent de plus en plus sensibles par la blanche écume de son sillage.

Le jour commençait à baisser avant que Alida et Ludlow pussent se décider à quitter la pelouse du Lust-in-Rust. Pendant la première heure, on aperçut la sombre carène du brigantin soutenant un nuage de voiles ; puis les parties les plus basses s’évanouirent peu à peu, et enfin les voiles les unes après les autres, et il n’y eut plus rien de visible qu’une ligne d’une blancheur éblouissante. Elle se montra une minute, et les vagues l’effacèrent à jamais.

Le mariage d’Alida et de Ludlow fut accompagné d’une teinte de mélancolie. La sensibilité de l’une, et une sympathie que l’autre éprouvait pour tout ce qui avait rapport à sa profession, avaient excité en eux un grand intérêt pour ceux qui venaient de les quitter.

Des années s’écoulèrent, et pendant les mois où la villa était habitée, bien des regards inquiets étaient jetés sur l’Océan. Chaque matin, au commencement de l’été, Alida se mettait à la fenêtre de son pavillon, dans l’espoir de voir le brigantin à l’ancre dans le Cove. Mais ce fut toujours en vain. Il ne revint jamais, et bien que l’alderman chagrin et désappointé fit prendre de secrètes informations sur toute la côte de l’Amérique, il n’entendit jamais parler du célèbre Écumeur de mer, ni de son incomparable Sorcière des Eaux.


fin de l’écumeur de mer.