L’Éducation anglaise en France/Chapitre VIII

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Librairie Hachette (p. 121-142).

CHAPITRE viii

L’AVIRON

« De mon temps, mon cher ami, les jeunes gens de qualité ne canotaient pas.

— C’est le tort qu’ils avaient, madame. »

Elle venait de me faire observer, l’aimable douairière, que la Seine coulait tout à côté de la Chambre et que ce serait bien commode pour y jeter les mauvais députés le jour du « balayage ». Elle m’avait dit cela avec beaucoup d’aménité en dégustant son five o’clock tea devant un bon feu. Ainsi elle voulait bien que la Seine servît à noyer des députés ; mais à exercer des rameurs, jamais ! Et les noms d’Asnières et de Bougival revenaient sur ses lèvres évoquant dans sa pensée l’image d’une sarabande de canotières échevelées. Ramer ! mais n’était-ce pas le dernier de leurs soucis à ces jeunes gens qui s’en vont, les chaudes journées d’été, descendre le fil de l’eau, en compagnie de « perronnelles sans nom » ! J’aurais pu faire remarquer en réponse que, quand on a descendu le fil de l’eau, il faut le remonter, ce qui exige toujours un certain travail ; mais je me contentai d’apprendre à mon interlocutrice que, la construction des bateaux de course ayant subi des changements radicaux, les « perronnelles sans nom » étaient forcées à présent de rester sur la rive, ce qui leur enlevait beaucoup de leur prestige. Ma déclaration fut accueillie d’ailleurs avec la plus parfaite incrédulité. Jusques à quand ces insupportables souvenirs d’Asnières et de Bougival entraveront-ils les progrès des rowingmen français, et dans combien de temps nous sera-t-il donné de voir la dernière canotière avaler la dernière friture ? Car il est certain que canotières et fritures n’ont pas absolument disparu et, si leur influence est presque nulle aujourd’hui, leur seule présence est encore de trop.

À côté du canotage vulgaire, que l’on a tant chansonné, se développe un sport bienfaisant dont les conditions ont été heureusement transformées par les ingénieuses inventions des constructeurs. Les régates étaient déjà depuis longtemps en honneur en Angleterre et en Amérique quand fut introduit, il y a dix-huit ans, le principe des bancs mobiles : c’était une révolution qui ne manqua pas, comme toutes les révolutions, de susciter des disputes violentes ; mais ses adversaires les plus acharnés durent bientôt reconnaître que l’usage du banc à coulisse ajoutait à la puissance et à la vitesse de la nage sans enlever quoi que ce soit au style et à l’élégance. La même objection avait été faite lorsque les canots légers sans quille apparurent pour la première fois ; on disait partout que la correction allait disparaître, qu’on ne ramerait plus selon « la bonne manière », etc Bien entendu, ce fut le contraire qui arriva.

Le canotage français date de 1830 ; il a une origine artistique. C’est Alphonse Karr qui en fut le père ; il découvrit la Seine et en fit part aux Parisiens, lesquels s’étaient contentés jusqu’alors de la regarder couler. Avec Adolphe Adam, Théophile Gautier, Louis et Théodore Gudin, Victor Deligny, il constitua une petite société qui fit parler d’elle ; un voyage au long cours de Paris au Havre émerveilla les bons bourgeois d’alors et fut pendant longtemps le sujet de conversations inépuisables ; toute une flottille de bateaux parut sur le fleuve à la suite de ces illustres canotiers. — Les premières courses organisées en Seine eurent lieu dans des canots de navire venant de Rouen ou du Havre ; nulle réglementation n’existait encore ; on se bornait à mettre en ligne le même nombre d’avirons : c’était l’enfance de l’art ; on s’en lassa bien vite. Des ouvriers intelligents, comprenant ce qu’exigeait la situation, se fixèrent aux environs de la capitale et n’eurent pas de peine à établir des bateaux plus légers ; sous les efforts de ces premiers constructeurs parisiens, aux canots larges et courts succédèrent les yoles étroites et longues marchant à quatre, six, huit avirons ; elles avaient de 8 à 10 mètres de long sur 1 mètre à 1 m. 20 de large. Elles établirent promptement la réputation des rameurs et les marins, vaincus et dépaysés, se retirèrent ; c’était la naissance du Rowing et son divorce d’avec la marine proprement dite. Vers 1853, on accepta les embarcations en sapin et acajou venues d’Angleterre et que la routine avait fait repousser longtemps à cause de leur légèreté précisément. Enfin en 1856 il n’y eut plus que deux catégories d’embarcations : les yoles sans porte-nages et les outriggers agrémentés de longs porte-nages métalliques.

Les huit et les quatre de pointe sont avec le skiff les embarcations le plus fréquemment employées dans les courses (on dit qu’un homme rame en pointe quand il ne tient qu’un aviron, en couple quand il en tient deux). Il y a des « huit de couple » ; le London Rowing Club possède également des « douze avirons » ; il y a aussi des « deux de pointe ». — On n’attend pas de moi la nomenclature et la description de tous les genres de bateaux qui sillonnent la Tamise et certaines de nos rivières, non plus qu’un traité sur l’art de ramer ; je renvoie au remarquable ouvrage de M. W. Bradford Woodgate, membre du barreau britannique et maître ès arts de l’Université d’Oxford, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi un célèbre rameur ; ce livre qui a été traduit en français contient d’excellents préceptes sur l’instruction, la composition, l’entraînement des équipes. — Je voudrais seulement donner à ceux qui n’ont jamais vu un bateau de course la curiosité d’en voir un ; bien des gens ont été convertis à première vue Quant aux améliorations matérielles, elles ont été considérables ; il y a chez nos grands constructeurs des bateaux qui sont de vrais bijoux ; les inventions se succèdent avec une grande fécondité ; à présent que les bancs mobiles sont partout admis comme ayant doublé l’intérêt et le plaisir du rameur, c’est à qui trouvera le meilleur système de coulisses, le plus solide, le plus commode La présence d’un barreur (celui qui tient le gouvernail) dans les équipes à quatre, ayant des inconvénients au point de vue de l’équilibre général, on a trouvé des appareils qui permettent au rameur assis à la première place (celui qu’on appelle le chef de nage), de gouverner l’embarcation avec les pieds.

Le skiff est la véritable embarcation de course à un rameur ; mais en dehors même de l’entraînement auquel donne lieu la perspective d’une course, rien n’est plus passionnant que la nage en skiff ; le spectateur, sur la berge, ne voit rien d’autre qu’une longue traînée et l’homme lui paraît assis dans l’eau ; c’est bien un peu cela ; sur les étroites extrémités recouvertes de peau comme une pirogue scandinave l’eau saute et coule sans cesse, n’épargnant guère que le petit espace où s’étend le rameur ; les porte-nages formés de tiges de métal supportent de grands avirons un peu lourds qui semblent les ailes disproportionnées de cet insecte au corps si mince ; la régularité du coup d’aviron, le mouvement de va-et-vient du siège, les mains qui croisent à chaque fois l’une au-dessus de l’autre, l’équilibre si instable qu’il faut maintenir, autant de difficultés à vaincre dont la récompense consiste dans la délicieuse sensation de la vitesse régulière et sans secousses et dans la plénitude de vie et le sentiment de bien-être indéfinissable qui en résulte. Le charme de la solitude et de l’indépendance s’y ajoute Seulement le skiff n’est point un bateau de novice et il est bon pour l’affronter d’avoir auparavant tiré l’aviron dans une équipe.

Il a paru tout récemment un ouvrage intitulé Physiologie des exercices du corps (Bibliothèque scientifique internationale, Alcan, éditeur). L’auteur, le docteur Lagrange, est connu pour sa grande compétence en cette matière. Pour traiter ce sujet, il fallait être un savant doublé d’un sportman ; il y a telle ou telle remarque qui n’a pu être faite que le fleuret ou l’aviron en main et qui dénote une pratique approfondie de ces exercices ; rien de semblable n’avait encore été publié et cela en double la valeur. Eh bien ! dans ce livre, le rowing est scientifiquement présenté comme le sport type. La gymnastique, l’escrime, la course ne sont pas à l’abri de certaines critiques ; on leur reproche de voûter le dos, d’amener des déviations de la colonne vertébrale reproches bien rarement mérités, il est vrai, mais enfin que l’excès de ces exercices a pu en certains cas légitimer. N’accuse-t-on pas aussi le vélocipède de produire des maladies nerveuses ? Or « dans le maniement de l’aviron, dit le docteur Lagrange, aucun mouvement ne se produit qui ne soit conforme à la destination de chaque muscle et de chaque bras de levier employé ». On peut en dire autant de la natation, et précisément ces deux sports s’appuient l’un l’autre et se complètent. — Et ailleurs : « Le canotage est réputé faire grossir les biceps et on le classe généralement dans les exercices de bras ; c’est à tort, car le travail du rameur est loin de se localiser aux membres supérieurs. L’effort musculaire qui fait avancer l’embarcation siège en grande partie dans les extenseurs de la colonne vertébrale. Le canotier tire surtout avec les reins : de plus, quand il se lance à grande vitesse, les jambes agissent au moins autant que les bras. » — L’aviron est un exercice de force ; qui le niera ? c’est aussi un exercice de souplesse ; cela peut devenir un exercice de vitesse ou de fonds ; il est facile et difficile à la fois : difficile en ce sens que son perfectionnement est pour ainsi dire sans limites, qu’il entretient l’émulation, qu’il invite à la comparaison incessante avec soi-même et avec ses rivaux ; facile, parce qu’il engendre l’automatisme, produit la fatigue musculaire et non la fatigue nerveuse, et n’exige pas un effort cérébral constant.

Très curieux, ce chapitre dans lequel le docteur Lagrange étudie le rôle du cerveau dans les exercices du corps ; c’est un point de vue nouveau, très vrai et très simple ; on ne s’en était guère inquiété jusqu’ici, mais désormais il ne passera point inaperçu ; on ne s’imaginera plus que tout travail musculaire peut servir de contrepoids au travail intellectuel ; il n’en est rien. Par exemple c’est folie à un homme surchargé d’occupations exigeant un effort du cerveau, de prendre l’escrime pour sa seule récréation

Donc l’aviron, qui se recommande déjà au point de vue social parce qu’il entretient la camaraderie et qu’il n’est pas trop coûteux, mérite encore d’être placé au premier rang par les hygiénistes ; c’est le sport scolaire par excellence. Aussi a-t-on fait une grande fête à l’école Monge pour le baptême de Little Duck, yole de mer à quatre, la première des douze yoles que l’école a commandées aux meilleurs constructeurs parisiens. La cérémonie a eu lieu le dimanche 8 juillet, à 9 heures du soir, dans le grand parloir où le canot reposait entouré de verdure et de drapeaux tricolores, avec une garde d’honneur de lanternes vénitiennes tout autour de lui ; son équipe l’assistait ; on lui a fait de la musique et des discours ; son parrain lui a souhaité toutes sortes de prospérités et de succès, et le filleul a répondu par la bouche du chef de nage en protestant de sa bonne volonté à remporter de nombreux triomphes ; beaucoup d’admirateurs parmi les invités dont quelques-uns, peu experts en matière de sport nautique, faisaient mouvoir avec une curiosité respectueuse ses bancs à coulisses ; la cérémonie s’est terminée par un punch de plus de 80 convives et par une bataille de dragées des plus épiques. Baptiser solennellement une yole dans le parloir d’un collège c’est dire, ou je m’y trompe beaucoup, que le rowing fait désormais partie de l’éducation chez nous comme chez nos voisins.

Il n’y a pas qu’en France qu’il se développe ; L’annuaire du Rowing européen, qui n’a malheureusement été publié qu’une seule fois en 1882 par les soins de M. Fleuret, président de l’Union des sociétés d’aviron, a fait connaître un état de choses qui n’a pu que s’améliorer depuis ; partout le sport nautique était en progrès. Il y avait en Belgique 16 sociétés d’aviron (bien entendu je ne parle pas des sociétés qui s’occupent de la navigation à la voile) et, parmi elles, beaucoup étaient très florissantes ; l’une à Anvers comptait en tout 512 membres ; le Sport nautique de Bruxelles et le Sport nautique de la Meuse (Liège) comptaient 127 et 250 membres actifs. La Hollande, qui possède l’un des plus beaux champs de course du monde, le Zuyderzée, figurait dans l’annuaire avec 12 sociétés ; en Allemagne, il y en avait 67 ; Hambourg, Francfort et Stettin étaient les principaux centres nautiques. L’Autriche avait déjà organisé le Championnat du Danube et ses sociétés s’élevaient au total de 41 ; l’on ramait surtout à Pesth, Vienne, Prague et Trieste. En Italie, 14 sociétés. Sur les lacs de Suisse, le rowing venait de naître. Zurich comptait déjà 9 sociétés ; Lausanne et Genève, chacune une. Il y en avait 5 en Suède et Norvège, 11 en Espagne, n’existant guère, il est vrai, que sur le papier, et 3 peu importantes, en Portugal. La Russie elle-même possède des sociétés nautiques sur lesquelles malheureusement on n’a pu en cette circonstance se procurer des renseignements précis ; mais l’empereur Alexandre fut en sa jeunesse un sculler distingué. Dans tous ces pays, les étudiants semblent avoir pris une grande part au mouvement ; les années 1879, 1880, 1881 ont vu les universités de Delft et de Leyde se porter un défi à l’instar d’Oxford et de Cambridge ; on canote dans les grands centres universitaires germaniques et aussi à Upsal ; à Louvain au contraire, il y a eu insuccès, et les jeunes gens ont préféré le café et les bocks de bière à l’aviron ; je crois qu’à Liège il en est autrement.

L’Angleterre a cela de particulier qu’à côté des amateurs, elle a la corporation des Watermen ; le waterman est un marin d’eau douce par opposition au sailor ; nul ne peut diriger une embarcation de louage, un chaland ou même un paquebot omnibus entre Teddington et Gravesend, s’il n’appartient à la corporation ; ces deux localités sont situées l’une au-dessus, l’autre au-dessous de Londres. L’apprentissage est de cinq années, pendant lesquelles le postulant est au service d’un waterman ou de sa veuve ; au bout de ce temps et s’il a atteint ses dix-neuf ans, il obtient une patente moyennant la somme de 100 francs. Plusieurs courses sont réservées aux watermen, entre autres le fameux « Doggett’s Coat and Badge », fondé en 1715 par M. Thomas Doggett pour les jeunes watermen sortant d’apprentissage ; le premier gagne l’uniforme et la plaque de la corporation ; on a les noms des vainqueurs depuis 1791. Mais la « Doggett’s Coat and Badge » n’attire pas autant de spectateurs que les célèbres régates de Henley ou la course qui a lieu chaque année sur la Tamise entre deux équipes d’Oxford et de Cambridge ; l’aristocratie et la démocratie se coudoient sur les berges pour acclamer les jeunes champions ; ce sont de véritables fêtes nationales. — D’autres courses dites « Bumping races » et courses au piquet se pratiquent à Oxford et à Cambridge, où la Tamise et la Cam sont peu larges. J’en emprunte à M. Bradford Woodgate la pittoresque description. « Il est deux périodes de l’année où des courses ont lieu régulièrement entre les huit avirons des différents collèges ; c’est en mars et en mai. Au mois de mai, les équipes se composent des huit meilleurs rameurs que chaque collège puisse réunir et la course est la course à huit par excellence, chaque équipe s’efforce d’avoir la tête (expression technique consacrée) de la rivière ou d’en arriver aussi près que possible. Au mois de mars, ce sont les secondes équipes qui se disputent la victoire. On les appelle « Torpids », on ne sait pourquoi ; l’origine de cette appellation est un mystère. Comme ceux qui ont ramé dans le Grand huit ne sont pas éligibles pour les torpids, il s’en suit que les torpids se composent, en général, de nouvelles recrues.

« Toutes les courses sont ainsi dirigées ; à la partie de la rivière où le départ doit s’effectuer, des piquets sont placés à 160 pieds (50 mètres) de distance les uns des autres et chaque embarcation se place à son piquet dans l’ordre de l’épreuve finale de l’année précédente. La tête prend la première place, le second se met 160 pieds en arrière et ainsi de suite selon le nombre de collèges représentés. Chaque piquet a une ficelle de même longueur au bout de laquelle est un morceau de liège qui est tenu par le barreur de embarcation. Au coup de feu, signal du départ, chaque équipe se met à la poursuite de celle qui la précède. Toute équipe qui en rattrape une autre, de manière à toucher une partie de l’embarcation qui la devance, fait un « bump ». Les deux embarcations se rangent immédiatement hors de la piste pour laisser passer celles qui le suivent. Le lendemain, le bateau qui a touché prend station en tête de celui qui a été touché et on recommence ainsi pendant six jours consécutifs : ceux qui font un « bump » avancent chaque fois d’un cran et, l’année suivante, les différents collèges prennent leurs stations suivant le résultat de la course du dernier jour. » La course au piquet commence à se pratiquer chez nous et en Belgique.

Une fois sortis des Écoles et des Universités, les jeunes rameurs qui ne quittent pas l’Angleterre entrent dans les clubs d’amateurs ; il y en a 11 à Londres, dont le London Rowing Club qui jouit d’une réputation européenne, et 136 dans le reste de l’Angleterre. — Mais la noblesse et la bourgeoisie n’ont pas le monopole du rowing ; il y a aussi des clubs d’ouvriers, et ce sport est très populaire parmi les travailleurs ; ils ne possèdent pas de bateaux et les louent à bon compte à des constructeurs ; ceux-ci prennent soin d’en avoir toujours plusieurs du même type à louer pour les régates. — Et ces régates sont également très suivies.

En Angleterre comme dans presque tous les pays d’Europe, les hautes classes portent intérêt au rowing et l’encouragent ; le roi des Belges patronne les sociétés : le prince d’Orange en avait fondé lui-même ; en Italie, tous les comités sont peuplés de comtes et de marquis Il n’y a qu’en France où les gens riches aient affecté de mépriser ce sport, de l’ignorer ou de s’en moquer ; le rowing français a donc grandi de lui-même, par sa seule force vitale, comme un enfant abandonné. Il a bien reçu de temps à autre l’appui du gouvernement ; mais qu’est cela ? Ce n’est pas avec des vases de Sèvres qu’on organise des régates et je crois que la perspective de les gagner ne suffit pas à produire des rameurs ; les municipalités de province peuvent un peu plus ; mais bien qu’une écharpe ait beaucoup de prestige pour décorer une tribune et distribuer des prix, cela ne suffit point encore. Eh bien ! malgré tout cela, après beaucoup d’erreurs, de tâtonnements, de maladresses, de disputes, l’aviron conquiert droit de cité. Il y a maintenant 54 sociétés en province ; il y en avait 24 en 1869, 35 en 1876 ; il s’en est fondé 4 en 1877 et 14 de 1878 à 1882 ; grâce au dévouement et à l’initiative de M. Adrien Fleuret, une Union s’est constituée pour les rattacher aux Sociétés parisiennes de la Seine et de la Marne. Celles-ci progressent également : le Cercle nautique de France a son garage à Courbevoie, le Rowing-Club en a deux, l’un à Asnières, l’autre à Nogent-sur-Marne ; il y a encore le Decimal Boating club (île des Anglais, à Neuilly), la Société d’encouragement (Nogent-sur-Marne), la Société nautique de la Marne (Joinville-le-Pont), le cercle de l’Aviron (Courbevoie). — Parmi les clubs de province, il y en a d’importants : l’Émulation nautique boulonnaise a fourni en 1884 le vainqueur du championnat de France, M. Abel d’Hauttefeuille. Le championnat de France est couru en skiff chaque année à l’automne, sur la Seine, à Argenteuil ; jusqu’à ce que se lève un nouvel astre, c’est Alexandre Lein qui tient la tête des rameurs français : il a gagné le championnat presque sans interruption depuis dix ans et, le 2 octobre 1881, il eut l’honneur de battre M. Werlemann, champion de Belgique, et M. Grove, du London Rowing club.

Depuis 1880 un match à 8 rameurs est couru au printemps, de Billancourt à Suresnes, par le Rowing club et la Société nautique de la Marne ; les bateaux à vapeur qui suivent la course sont de plus en plus chargés, et il est manifeste que le public s’intéresse à la lutte. Il en est de même pour les régates internationales de Paris.

Mais l’important, ce n’est pas le nombre des Sociétés nautiques existantes, c’est leur composition ; à notre point de vue scolaire, voilà la question capitale. Il y a des pédagogues qui poussent des cris à l’idée de favoriser l’entrée de leurs élèves dans ces Sociétés ; je suis heureux de pouvoir constater que, si cette indignation est encore justifiable dans certains cas, il y a plus d’une Société à l’abri de toutes critiques ; et plus nous irons, plus il y en aura. Je n’ai pas hésité, en formant le Comité, à faire une large part aux représentants du Rowing et récemment j’ai adressé une circulaire aux présidents d’un grand nombre de Sociétés[1], pour leur demander leur concours et les prier d’attirer à eux, par tous les moyens, les élèves des lycées et collèges situés dans leur rayon d’action ; les réponses m’ont prouvé que j’avais été compris. « Faire des hommes solides, honnêtes, les préserver des mauvais milieux où ils s’avilissent, tel est notre but, notre espoir et notre récompense », m’a répondu l’un d’eux. J’ai vu aussi que des efforts avaient déjà été tentés dans le sens que j’indiquais : à Saintes, des équipes de collégiens figurent dans les régates ; à Caen, j’ai entendu parler de quelque chose d’analogue qui se préparait. Il est facile de constater l’heureuse influence de l’aviron sur ceux qui se réunissent pour le pratiquer : ou bien ce sont des farceurs, des canotiers à l’ancienne manière et leurs Sociétés se disloquent ; ou bien ils aiment vraiment leur sport et tout de suite ils se métamorphosent au contact les uns des autres. Tel a été le cas pour la plupart et c’est pourquoi nous n’aurons nulle inquiétude en leur confiant cette mission pédagogique : ce sera bon pour eux et pour les élèves. Cela ennoblira encore leur but ; cela creusera plus profondément le fossé qui les sépare du passé, et la dernière canotière disparaîtra devant la première mère de famille qui viendra assister au triomphe de ses fils.

Parmi celles qui ont le plus vaillamment contribué à l’épuration que nécessitait le canotage français, il faut citer la Société d’encouragement ; elle comprend des membres actifs, dont la cotisation est de 100 francs par an[2] et des membres honoraires, qui payent 20 francs. Pour être admis, il faut réunir l’unanimité des votes ; son garage est situé dans l’île des Loups, à Nogent-sur-Marne, et on l’a inauguré en grande pompe le 10 juin dernier, par un banquet. Si, ce soir-là, vous aviez pu jeter un coup d’œil dans la grande salle du premier étage, vous auriez vu une nombreuse attablée ; devant chaque convive un menu fort joliment dessiné portait le programme de ces « régates à la fourchette, avec virages », auxquelles le potage servait de « faux départ » et dont trois « bouées » marquaient les divisions : après avoir doublé les bouées, tout le monde toucha le but en même temps, et la « bombe d’arrivée » célébra ce joyeux événement. Ensuite il y eut des toasts, beaucoup de toasts, des sérieux et des gais, mais tous de bon aloi. À cet instant s’introduisit dans la salle le père de deux jeunes rameurs ; un orateur se leva : « Je bois, s’écria-t-il, à l’immixtion des papas dans les Sociétés nautiques. » Un tonnerre d’applaudissements accueillit ce programme succinct, mais net et précis.

La grande salle aux boiseries de sapin verni était ornée de drapeaux et des lanternes vénitiennes s’allumaient sur le balcon ; tout cela resplendissait ; la Marne coulait toute noire, un vent frais agitait les grands arbres qui couvrent l’île des Loups ; on descendit au bord de l’eau pour prendre le café et voir le feu d’artifice Par malheur il y avait en face un restaurant d’où partait beaucoup de bruit et la ritournelle d’une chanson boulangiste arrivait jusqu’à nous Un rameur enragé passa rapidement, redescendant la rivière, puis on ne vit plus à sa surface que les lourds chalands qui avaient servi à amener les convives et qui allaient les remmener Le président me dit : « Il se prépare dans le Rowing français une révolution et ce 1889 aura cela de particulier qu’il profitera aux aristocrates de l’aviron. » C’était bien mon avis et ce fut le sujet d’un dernier toast !

Dans la semaine, le garage est souvent silencieux, excepté le matin de bonne heure et le soir après 6 heures ; c’est le dimanche qu’il est le mieux peuplé, mais ce jour-là, quand le temps est beau, il y a trop de promeneurs, trop de « batteurs d’eau » improvisés. Rien ne vaut la Marne quand elle est solitaire : de temps à autre passe un chaland ; sur les berges, il n’y a que quelques flâneurs et des pêcheurs à la ligne ; les constructeurs travaillent en plein air devant la porte ouverte du hangar où l’on entrevoit des formes indécises de bateaux, et l’eau clapote tranquillement sur le bord. Dans l’île des Loups, c’est un silence complet ; le garage est niché là dans la verdure, au pied du grand viaduc qui enjambe la Marne d’une arche immense comme si, s’étant avancé à petits pas jusque-là, il avait pris tout à coup son élan pour atteindre l’autre rive La journée passe et le soleil descend ; alors on voit arriver des amateurs qui se sont dépêchés d’expédier leurs affaires, pour avoir encore une heure de bon temps avant le dîner ; en un clin d’œil ils ont passé leurs jerseys et leurs culottes courtes et, jambes et bras nus, ils montent leurs bateaux qui s’éparpillent très vite à droite et à gauche ; ils ne s’arrêtent pas à savourer les beautés du paysage, de crainte de perdre un coup d’aviron ; et, une fois rentrés, ils se précipitent dans l’eau comme pour la remercier du plaisir qu’elle leur a procuré Après le bain, il n’y a plus qu’à dîner et à se coucher et, le lendemain, on abat de la besogne dans les bureaux et on n’est point grincheux avec ses employés, parce qu’on a les idées nettes et qu’on veut du bien à tout le monde.

Un autre plaisir très goûté de ceux qui ont des loisirs ou qui profitent ainsi de quelques congés, ce sont les excursions nautiques qui durent trois, quatre jours et quelquefois davantage ; les canaux aidant, on fait même de longues expéditions d’un fleuve à un autre ; les étapes sont autant que possible réglées d’avance ; quelques péripéties imprévues viennent toujours donner du piquant au voyage et, n’y en eût-il aucune, on ne se repentirait pas néanmoins de l’avoir entrepris ; ces journées d’aviron sont si charmantes et si saines ! Voilà qui serait bon pour employer les répits de nos collégiens, ces courtes vacances de la Toussaint, de Noël, de la Pentecôte, du 14 juillet, dont les parents se plaignent tant, les trouvant à la fois trop courtes et trop fréquentes. Une association vient de se constituer qui, sous le nom de Canoë-Club, se propose, quand elle aura prospéré, de rendre aux rameurs excursionnistes les mêmes services que le Club alpin rend aux touristes montagnards : dresser des cartes des cours d’eau, faciliter les voyages, établir des postes, pousser en un mot au développement de ces utiles et agréables promenades, c’est une idée heureuse et qui peut nous rendre de grands services.

Je me reprocherais de terminer ce chapitre consacré au sport nautique sans essayer de calmer certaines appréhensions, que les récits de catastrophes trop fréquentes légitiment parfaitement ; chaque année on trouve en effet dans les journaux les détails de noyades sur les causes desquelles on est insuffisamment éclairé par les chroniqueurs : le plus souvent il s’agit de bateaux à voiles ; d’autres fois ce sont des pochards ou des fous qui ont tout fait pour se mettre à l’eau Les accidents arrivés à de vrais rameurs sont bien rares : un abordage, le remous d’un vapeur marchant vite peuvent en causer néanmoins. La natation est évidemment un remède ; à Londres, où les courses à la nage sont populaires, on en organise où les concurrents doivent être en costume de rameurs avec souliers aux pieds ; c’est une pratique excellente. Il y en a une autre encore meilleure, c’est de simuler un naufrage, afin d’habituer les équipiers non pas à une chute inopinée, mais à ne pas lâcher le bateau. Le meilleur nageur n’est pas à l’abri d’une crampe, d’un étourdissement ; il peut être pris dans les herbes tandis que ceux qui ne lâchent pas le bateau, même s’ils ne savent pas nager ne courent aucun risque : ils n’ont point à lutter contre des vagues ; il leur suffit de conserver leur présence d’esprit et d’être habitués à faire la culbute dans l’élément liquide sans desserrer les mains. Nous prendrons en ce qui nous concerne tous les moyens pour éviter un accident Il est admis qu’une chute de cheval peut vous tuer ou vous endommager fortement, que la glace se rompt, que les fleurets se brisent mais il ne serait pas admis qu’un bateau se renversât dans une rivière ; il y aurait crime devant l’opinion. Eh bien, soit ! ils ne se renverseront pas. Je ne crois pas que l’engagement soit bien compromettant ; certainement le Rowing est un des sports les moins dangereux.

  1. Voir à l’Appendice.
  2. Les membres actifs ont, en retour, le droit de garer chacun un bateau.