L’Éducation d’un prince, dialogue

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Œuvres complettes de M. de Marivaux, tome 12Chez la Veuve Duchesne (p. 3-32).


L’ÉDUCATION
D’UN PRINCE,

DIALOGUE.


THÉOPHILE.

Voici un endroit charmant ; voulez-vous ; Prince, que nous nous y arrêtions ?

THÉODOSE.

Comme il vous plaira.

THÉOPHILE.

Vous me paroissez aujourd’hui bien sérieux ; la promenade vous ennuie-t-elle ? auriez-vous mieux aimé rester avec ces jeunes gens que nous venons de quitter ?

THÉODOSE.

Mais je vous avoue qu’ils m’amusoient.

THÉOPHILE.

Vous me sçavez donc bien mauvais gré de vous avoir amené ici : n’est-il pas vrai que vous me trouvez dans mille moments un homme bien incommode ? je pense que vous ne m’aimerez guères, quand vous serez débarrassé de moi.

THÉODOSE.

Pourquoi me dites-vous cela ? vous vous trompez.

THÉOPHILE.

Combien de fois me suis-je apperçu que je vous fatiguois, que je vous étois désagréable !

THÉODOSE.

Ah ! désagréable, c’est trop dire ; vous m’avez quelquefois fait faire des choses qui n’étoient pas de mon goût : mais votre intention étoit bonne, & je ne suis pas assez injuste pour en être fâché contre vous.

THÉOPHILE.

C’est-à-dire que mes soins & mes attentions ne m’ont point encore brouillé avec vous ; que vous me pardonnez tout le zele & même toute la tendresse avec laquelle j’ai travaillé à votre éducation : voilà précisément ce que vous voulez bien oublier en ma faveur.

THÉODOSE.

Ce n’est point-là ma pensée, & vous me faites une vraie chicane : je viens d’avouer que vous m’avez quelquefois chagriné ; mais que je compte cela pour rien, que je n’y songe plus, que je n’en ai point de rancune : que puis-je dire de plus ?

THÉOPHILE.

Jugez-en vous-même. Si quelqu’un vous voyoit dans un grand péril, qu’il ne pût vous en tirer, vous sauver la vie, qu’en vous fesant une légere douleur, seroit-il juste, lorsque vous seriez hors de danger, de vous en tenir à lui dire : vous m’avez fait un petit mal, vous m’avez un peu trop pressé le bras ; mais je n’en ai point de rancune, & je vous le pardonne ?

THÉODOSE.

Ah ! vous avez raison ; il y auroit une ingratitude effroyable à ce que vous me dites-là : mais c’est de quoi il n’est pas question ici ; je ne sçache pas que vous m’avez jamais sauvé la vie.

THÉOPHILE.

Non ; le service que j’ai tâché de vous rendre est encore plus grand : j’ai voulu vous sauver du malheur de vivre sans gloire ; je vous ai vu exposé à des défauts qui auroient fait périr les qualités de votre âme, & c’est à la plus noble partie de vous-même que j’ai, pour ainsi dire, tâché de conserver la vie. Je n’ai pu y réussir qu’en vous contrariant, qu’en vous gênant quelquefois : il vous en a coûté de petits chagrins ; c’est-là cette légere douleur dont je parlois tout-à-l’heure : vous contentez-vous encore de dire, je n’y songe plus ?

THÉODOSE.

Non, Théophile, je me trompois, & je me dédis de tout mon cœur ; je vous ai en effet les plus grandes obligations.

THÉOPHILE.

Point du tout ; je n’ai fait que mon devoir, mais il y a eu du courage à le faire : vous m’aimeriez bien davantage, si je l’avois voulu ; il n’a tenu qu’à moi de vous être extrêmement agréable, & de gagner pour jamais vos bonnes grâces : ce n’eût été qu’à vos dépens, à la vérité.

THÉODOSE.

À mes dépens, dites-vous ?

THÉOPHILE.

Oui ; je n’avois qu’à vous trahir pour vous plaire, qu’à négliger votre instruction, qu’à laisser votre cœur & votre esprit devenir ce qu’ils auroient pu, qu’à vous abandonner à vos humeurs, à vos impatiences, à vos volontés impétueuses, à votre dégoût pour tout ce qui n’étoit pas dissipation & plaisir. Convenez-en, la moindre petite contradiction vous irritoit, vous étoit insupportable ; &, ce qui est encore pis, j’ai vu le temps où ceux qui vous entouroient, n’étoient précisément pour vous que des figures qui amusoient vos yeux, vous ne sçaviez pas que c’étoient des hommes qui pensoient, qui vous examinoient, qui vous jugeoient, qui ne demandoient qu’à vous aimer, qu’à pouvoir vous regarder comme l’objet de leur amour & de leur espérance. On peut vous dire cela aujourd’hui que vous n’êtes plus de même, & que vous vous montrez aimable ; aussi vous aime-t-on, aussi ne voyez-vous autour de vous que des visages contents & charmés, que des respects mêlés d’applaudissement & de joie : mais je n’en suis pas mieux avec vous, moi, pour vous avoir appris à être bien avec tout le monde.

THÉODOSE.

Laissons-là ce que je vous ai répondu d’abord, je le désavoue ; mais quand vous dites qu’il n’y avoit qu’à m’abandonner à mes défauts pour me plaire, que sçavez-vous si je ne vous les aurois pas reprochés quelque jour ?

THÉOPHILE.

Non, Prince, non ; il n’y avoit rien à craindre ; vous ne les auriez jamais sçus : il faut avoir des vertus pour s’appercevoir qu’on en manque, ou du moins pour être fâché de n’en point avoir ; & des vertus, vous n’en auriez point eu. La maniere dont je vous aurois élevé y auroit mis bon ordre ; & ce lâche Gouverneur, qui vous auroit épargné la peine de devenir vertueux & raisonnable, qui vous auroit laissé la misérable douceur de vous gâter tout à votre aise, vous seroit toujours resté dans l’esprit, comme l’homme du monde le plus accommodant & du meilleur commerce, & non pas comme un homme à qui vous pardonnez tout au plus le bien qu’il vous a fait.

THÉODOSE.

Vous en revenez toujours à un mot que j’ai dit sans réflexion.

THÉOPHILE.

Oui, Prince, je soupçonne quelquefois que vous ne m’aimez guères ; mais en revanche on vous aimera : voilà ce que je vous devois à vous, & ce que je devois à tout le monde. Vous souvenez-vous d’un trait de l’Histoire Romaine que nous lisions ce matin ? Qu’il me tue, pourvu qu’il regne, disoit Agrippine en parlant de Néron ; & moi j’ai dit, sans comparaison, qu’il me haïsse, pourvu qu’il ne manque jamais à la gloire, & qu’il n’ait tort, ni avec la raison, ni avec les Vertus qu’il doit avoir.

THÉODOSE.

Qu’il me haïsse, dites-vous ; vous n’y songez pas, Théophile, en vérité : m’en soupçonnez-vous capable ?

THÉOPHILE.

La maniere dont vous vous récriez, semble promettre qu’il n’en sera rien.

THÉODOSE.

Je vous en convaincrai encore mieux dans les suites, soyez-en persuadé.

THÉOPHILE.

Je crois vous entendre, Prince, & je suis extrêmement touché de ce témoignage de votre bon cœur ; mais de grâce, ne vous y trompez point : je ne vous rappelle pas mes soins pour les vanter. Si je tâche de vous y rendre sensible, c’est afin que vous les récompensiez de votre confiance, & non pas de vos bienfaits : nous allons bientôt nous quitter, & j’ai besoin aujourd’hui que vous m’aimiez un peu : mais c’est pour vous que j’en ai besoin, & non pas pour moi ; c’est que vous m’en écouterez plus volontiers sur ce qui me reste à vous dire pour achever votre éducation.

THÉODOSE.

Ah ! parlez, Théophile : me voici, je vous assûre, dans la disposition où vous me souhaitez ; je sçais d’ailleurs que le temps presse, & que nous n’avons pas long-temps à demeurer en semble.

THÉOPHILE.

Et vous attendez que je n’y fois plus, n’est-il pas vrai ? vous n’aurez plus de Gouverneur, vous serez plus libre, & cela vous réjouit ; convenez-en.

THÉODOSE.

Franchement, il pourroit bien y avoir quelque chose de ce que vous dites-là ; & le tout, sans que je m’impatiente d’être avec vous : mais on aime à être le maître de ses actions.

THÉOPHILE.

Raisonnons : si jusqu’ici vous aviez été le maître absolu des vôtres, vous n’en auriez peut-être pas fait une qui vous eût fait honneur ; vous auriez gardé tous vos défauts, par exemple.

THÉODOSE.

J’en serois bien fâché.

THÉOPHILE.

C’est donc un bonheur pour vous de n’avoir pas été votre maître ; n’y a-t-il point de danger que vous le soyez aujourd’hui ? ne vous défiez-vous pas de l’extrême envie que vous avez de l’être ? Votre raison a fait du progrès sans doute, mais prenez-garde : quand on est si impatient d’être défait de son Gouverneur, ne seroit-ce pas signe qu’on a encore besoin de lui, qu’on n’est pas encore aussi raisonnable qu’on devroit l’être ? car si on l’étoit, ce Gouverneur ne seroit plus si incommode ; il ne gêneroit plus, on seroit toujours d’accord avec lui ; il ne feroit plus que tenir compagnie ; qu’en pensez-vous ?

THÉODOSE.

Je rêve à votre réflexion.

THÉOPHILE.

Il n’en est pas de vous comme d’un particulier de votre âge ; votre liberté tire à bien d’autres conséquences, on sçaura bien empêcher ce particulier d’abuser long-temps & à un certain point, de la sienne ; mais qui est-ce qui vous empêchera d’abuser de la vôtre ? qui est-ce qui la réduira à de justes bornes ? quels secours aura-t-on contre vous, que vos vertus, votre raison, vos lumieres ? & quoiqu’aujourd’hui vous ayez de tout cela, êtes-vous sûr d’en avoir assez pour ne pas appréhender d’être parfaitement libre ? Songez à ce que c’est qu’une liberté, que votre âge, & que l’impunité de l’abus que vous en pouvez faire, rendroient si dangereuse. Si vous n’étiez pas naturessement bon & généreux ; si vous n’aviez pas le meilleur fond du monde, Prince, je ne vous tiendrois pas ce discours-là : mais c’est qu’avec vous il y a bien des ressources ; je vous connoîs, il n’y a que des réflexions à vous faire faire.

THÉODOSE.

À la bonne heure ; mais vous me faites trembler, je commence à craindre très-sérieusement de vous perdre.

THÉOPHILE.

Voilà une crainte qui me charme ; elle part d’un sentiment qui vaut mieux que tous les Gouverneurs du monde : ah ! que je suis content, & qu’elle nous annonce une belle ame !

THÉODOSE.

Il ne tiendra pas à moi que vous ne disiez vrai ; courage, mettons à profit le temps que nous avons à penser ensemble ; nous en reste-t-il beaucoup ?

THÉOPHILE.

Encore quelques mois.

THÉODOSE.

Cela est bien court.

THÉOPHILE.

Je vous garantis que c’en sera plus qu’il n’en faut pour un Prince capable de cette réponse-là, sur-tout avec un homme qui ne vous épargnera pas la vérité, d’autant plus que vous n’avez que ce petit espace de temps-ci pour l’entendre, & qu’après moi personne ne vous la dira peut-être. Vous allez tomber entre les mains de gens qui vous aimeront bien moins qu’ils n’auront envie que vous les aimiez ; qui ne voudront que vous plaire, & non pas vous instruire ; qui feront tout pour le plaisir de votre amour-propre, & rien pour le profit de votre raison.

THÉODOSE.

Mais, n’y a-t-il point d’honnêtes-gens qui sont d’un caractere sûr, & d’un honneur à toute épreuve ?

THÉOPHILE.

Oui, il y en a par-tout, quoique toujours en petit nombre.

THÉODOSE.

Eh bien ! j’aurai soin de me les attacher, de les encourager ; je les préviendrai,

THÉOPHILE.

Vous le croyez, que vous les préviendrez ; mais si vous n’y prenez garde, je vous avertis que ce seront ceux qui auront le moins d’attrait pour vous, ceux pour qui vous aurez le moins d’inclination & que vous traiterez le plus froidement.

THÉODOSE.

Froidement ! moi qui me sens tant de disposition à les aimer, à les distinguer !

THÉOPHILE.

Eh ! vous ne la garderez pas cette disposition-là ; leur caractere vous l’ôtera. Et, à propos de cela, voulez-vous bien me dire ce que vous pensez de Sostene ? c’est un des hommes de la Cour que vous voyez le plus souvent.

THÉODOSE.

Et un fort aimable homme, qui a toujours quelque chose d’obligeant à vous dire, & qui vous le dit avec grâce, quoique d’un air simple & naturel ;  : c’est un homme que j’aime à voir, malgré la différence de son âge au mien, & je suis persuadé qu’il m’aime un peu aussi. Je le sens à la maniere dont il m’aborde, dont il me parle, dont il écoute ce que je dis ; je n’ai point encore trouvé d’esprit plus liant, plus d’accord avec le mien.

THÉOPHILE.

Il est vrai.

THÉODOSE.

Je ne pense pas de même de Philante.

THÉOPHILE.

Je vous crois.

THÉODOSE.

Quelle différence ! celui-ci a un esprit roide & sérieux ; je pense qu’il n’estime que lui, car il n’approuve jamais rien ; ou, s’il approuve, c’est avec tant de réserve & d’un air si contraint, qu’on diroit qu’il a toujours peur de vous donner trop de vanité ; il est toujours de votre avis le moins qu’il peut, & il vaudroit autant qu’il n’en fût point du tout. Il y a quelques jours que, pendant que vous étiez sur la terrasse, il m’arriva de dire quelque chose dont tout le monde se mit à rire comme d’une saillie assez plaisante ; lui seul baissa les yeux, en souriant à la vérité, mais d’un souris qui signifioit qu’on ne devoit pas rire.

THÉOPHILE.

Peut-être avoit-il raison.

THÉODOSE.

Quoi ! raison contre tout le monde ? est-ce que jamais tout le monde a tort ? avoit-il plus d’esprit que trente personnes ?

THÉOPHILE.

Trente flatteries sont-elles une approbation ? décident-elles de quelque chose ?

THÉODOSE.

Comme vous voudrez : mais Philante n’est pas mon homme.

THÉOPHILE.

Vous avez cependant tant de disposition à aimer les gens d’un caractere sûr & d’un honneur à toute épreuve.

THÉODOSE.

Assurément, & je le dis encore.

THÉOPHILE.

Eh bien ! Philante est un de ces hommes que vous avez dessein de prévenir & de vous attacher.

THÉODOSE.

Vous me surprenez ; cette honnêteté-là a donc bien mauvaise grâce à l’être !

THÉOPHILE.

Tous les honnêtes-gens lui ressemblent ; les grâces de l’adulation & de la fausseté leur manquent à tous ; ils aiment mieux, quand il faut opter, être vertueux qu’agréables : vous l’avez vu par Philante ; il n’a pu, dans l’occasion & avec sa probité, louer en vous que ce qu’il y a vu de louable, & a pris le parti de garder le silence sur ce qui ne l’étoit pas ; la vérité ne lui a pas permis de donner à votre amour-propre toutes les douceurs qu’il demandoit, & que Sostene lui a données sans scrupule. Voilà ce qui vous a rebuté de Philante, ce qui vous l’a fait trouver si froid, si peu affectueux, si difficile à contenter ; voilà ce caractere qui, dans ses pareils, vous paroîtra si sec, si austere & si critique, en comparaison de la souplesse de Sostene avec qui vous contracterez un si grand besoin d’être applaudi, d’être encensé, je dirois presque d’être adoré.

THÉODOSE.

Oh ! vous en dites trop ; me prendrai-je pour une Divinité ? me feront-ils accroire que j’en suis une ?

THÉOPHILE.

Non ; on ne va pas si loin : on ne sçauroit ; et je pense que l’exemple de l’Empereur Caïus, dont nous lisions l’histoire ces jours passés, ne gâtera à présent personne.

THÉODOSE.

Vous me parlez d’un extravagant, d’une tête naturellement folle.

THÉOPHILE.

Il est vrai ; mais malgré la foiblesse de la tête, s’il n’avoit jamais été qu’un particulier, il ne seroit point tombé dans la folie qu’il eut, & ce fut la hauteur de la place qui lui donna ce vertige. Aujourd’hui les conditions comme la sienne ne peuvent plus être si funestes à la raison ; elles ne sçauroient faire des effets si terribles. La Religion, nos principes, nos lumieres, ont rendu un pareil oubli de soi-même impossible ; il n’y a plus moyen de s’égarer jusques-là : mais tout le danger n’est pas ôté ; & si l’on n’y prend garde, il y a encore des étourdissements où l’on peut tomber, & qui empêchent qu’on ne se connoisse. On ne se croit pas une Divinité, mais on ne sçait pas trop ce qu’on est, ni pour qui l’on se prend ; on ne se définit point. Ce qui est certain, c’est qu’on se croit bien différent des autres hommes ; on ne se dit pas : je suis d’une autre nature qu’eux ; mais de la maniere dont on l’entend, on se dit à-peu-près la valeur de cela.

THÉODOSE.

Attendez donc ; me tromperois-je, quand je me croirois plus que les autres hommes ?

THÉOPHILE.

Non : dans un sens vous êtes infiniment plus qu’eux ; dans un autre, vous êtes précisément ce qu’ils sont.

THÉODOSE.

Précisément ce qu’ils sont ! quoi ! le sang dont je sors….

THÉOPHILE.

Est consacré à nos respects, & devenu le plus noble sang du monde ; les hommes se sont fait & ont dû se faire une loi inviolable de le respecter : voilà ce qui vous met au dessus de nous. Mais dans la nature, votre sang, le mien, celui de tous les hommes, c’est la même chose ; nous le tirons tous d’une même source commune : voilà par où vous êtes ce que nous sommes.

THÉODOSE.

À la rigueur, ce que vous dites-là est vrai ; mais il me semble qu’à présent tout cela n’est plus de même, & qu’il faut raisonner autrement : car enfin pensez-vous de bonne foi qu’un valet-de-pied, qu’un homme du peuple, est un homme comme moi, & que je ne suis qu’un homme comme lui ?

THÉOPHILE.

Oui, dans la nature.

THÉODOSE.

Mais cette nature, est il encore ici question d’elle ? Comment l’entendez-vous ?

THÉOPHILE.

Tout simplement : il ne s’agit pas d’une pensée hardie, je ne hasarde rien ; je ne fais point le Philosophe, & vous ne me soupçonnez pas de vouloir diminuer de vos prérogatives.

THÉODOSE.

Ce n’est pas là ce que j’imagine.

THÉOPHILE.

Elles me sont cheres, parce que c’est vous qui les avez ; elles me sont sacrées, parce que vous les tenez, non-seulement des hommes, mais de Dieu même : sans compter que, de toutes les façons de penser, la plus ridicule, la plus impertinente & la plus injuste, seroit de vouloir déprimer la grandeur de certaines conditions absolument nécessaires. Mais à l’égard de ce que nous disions tout-à-l’heure, je parle en homme qui suit les lumieres du bon-sens le plus ordinaire, & la peine que vous avez à m’entendre vient de ce que je vous disois tout-à l’heure, qui est que, dans le rang où vous êtes, on ne sçait pas trop pour qui on se prend. Ce n’est pas que vous ayez eu encore affaire aux flatteurs, j’ai tâché de vous en garantir ; vous êtes né d’ailleurs avec beaucoup d’esprit : cependant l’orgueil de ce rang vous a déjà gagné ; vous ne vous connoissez déjà plus ; & cela, à cause de cet empressement qu’on a pour vous voir, de ces respects que vous trouvez sur votre passage. Il n’en a pas fallu davantage pour vous jetter dans une illusion dont je suis sûr que vous allez rire vous-même.

THÉODOSE.

Oh ! je n’y manquerai pas, je vous promets, d’en rire bien franchement, si j’ai autant de tort que vous le dites : voyons, comment vous tirerez-vous de la comparaison du valet-de-pied ?

THÉOPHILE.

Au lieu de lui mettons un esclave.

THÉODOSE.

C’est encore pis.

THÉOPHILE.

C’est que j’ai un fait amusant à vous conter là-dessus. J’ai lu, je ne sçais plus dans quel endroit, qu’un Roi de l’Asie, encore plus grand par la sagesse que par sa puissance, avoit un fils unique que, par un article d’un Traité de paix, il avoit été obligé de marier fort jeune : ce fils avoit mille vertus ; c’étoit le Prince de la plus grande espérance : mais il avoit un défaut qui déparoit tout ; c’est qu’il ne daignoit s’humaniser avec personne ; c’est qu’il avoit une si superbe idée de sa condition, qu’il auroit cru se déshonorer par le commerce des autres hommes, & qu’il les regardoit comme de viles créatures, qu’il traitoit doucement, parce qu’il étoit bon ; mais qui n’existoient que pour le servir, que pour lui obéir, & à qui il ne pouvoit décemment parler que pour leur apprendre ses volontés, sans y souffrir de réplique ; car la moindre discussion lui paroissoit familiere & hardie, & il sçavoit l’arrêter par un regard, ou par un mot qui fesoit rentrer dans le néant dont on osoit sortir devant lui.

THÉODOSE.

Ah ! la triste & ridicule façon de vivre ! je prévois la fin de l’histoire : ce Prince-là mourut d’ennui.

THÉOPHILE.

Non ; son orgueil le soutenoit, il lui tenoit compagnie. Son pere, qui gémissoit de le voir de cette humeur-là, & qui en sçavoit les conséquences, avoit beau lui dire tout ce qu’il imaginoit de mieux pour le rendre plus raisonnable là dessus, pour le guérir de cette petitesse d’esprit ; il avoit beau se proposer pour exemple, lui qui étoit Roi, lui qui régnoit, & qui cependant étoit si accessible : lui qui parloit à tout le monde, qui donnoit à tout le monde le droit de lui parler, & qui avoit autant d’amis qu’il avoit de sujets qui l’entouroient : rien ne touchoit le fils. Il écoutoit son pere, il le laissoit dire, mais comme un vieillard dont l’esprit avoit baissé par les années, & à l’âge duquel il falloit pardonner le peu de dignité qu’il y avoit dans ses remontrances.

THÉODOSE.

Ce jeune Prince avoit donc été bien mal élevé ?

THÉOPHILE.

Peut-être son Gouverneur l’avoit-il épargné, de peur d’en être haï. Quoi qu’il en soit, le Roi ne sçavoit plus comment s’y prendre, & désespéra d’avoir jamais la consolation de le corriger. Il le corrigea pourtant : la tendresse ingénieuse lui en suggéra un moyen qui lui réussit. Je vous ai dit que le Prince étoit marié, ajoutez à cela que la jeune Princesse touchoit à l’instant de lui donner un fils ; du moins le flattoit-on que c’en seroit un. Or, vous remarquerez qu’une de ses esclaves se trouvoit alors dans le même cas qu’elle, & n’attendoit aussi que le moment de mettre un enfant au monde. Le Roi qui avoit ses vues, s’arrangea là-dessus, & prit des mesures que le hasard favorisa. Les deux meres eurent chacune un fils ; & qui plus est, l’enfant royal & l’enfant esclave naquirent dans le même quart-d’heure.

THÉODOSE.

À quoi cela aboutira-t-il ?

THÉOPHILE.

Le dernier (je parle de l’esclave) fut aussi-tôt porté dans l’appartement de la Princesse, & mis subtilement à côté du petit Prince : ils étoient tous deux accommodés l’un comme l’autre ; on avoit seulement eu la précaution de distinguer le petit Prince par une marque qui n’étoit sçue que du Roi & de les Confidents. Deux enfants au lieu d’un ! s’écria-t-on avec surprise dans l’appartement, & qu’est-ce que cela signifie ? Qui est-ce qui a osé apporter l’autre ? Comment se trouve-t-il là ? & puis à présent, comment démêler le Prince ? Jugez du bruit & de la rumeur.

THÉODOSE.

L’aventure étoit embarrassante.

THÉOPHILE.

Sur ces entrefaites, le Prince, impatient de voir son fils, arrive & demande qu’on le lui montre. Hélas ! Seigneur, on ne sçauroit, lui dit-on d’un air consterné ; il ne vous est né qu’un Prince, & nous venons de trouver deux enfants l’un auprès de l’autre : les voilà, & de vous dire lequel des deux est votre fils, c’est ce qui nous est absolument impossible. Le Prince, en pâlissant, regarde ces enfants, & soupire de ne sçavoir à laquelle de ces petites masses de chair encore informes il doit ou son amour ou son mépris. Eh ! quel est donc l’insolent qui a osé faire cet outrage au sang de ses maîtres, s’écria-t-il ? À peine achevoit-il cette exclamation, que tout-à-coup le Roi parut, suivi de trois ou quatre des plus vénérables Seigneurs de l’Empire. Vous me paroislez bien agité, mon fils, lui dit le Roi ; il me semble même avoir entendu que vous vous plaignez d’un outrage ; de quoi est-il question ? Ah ! Seigneur, lui répondit le Prince en lui montrant ces deux enfants, vous me voyez au désespoir ; il n’y a point de supplice digne du crime dont il s’agit : j’ai perdu mon fils, on l’a confondu avec je ne sçais quelle vile créature qui m’empêche de le reconnoître. Sauvez-moi de l’affront de m’y tromper ; l’auteur de cet attentat n’est pas loin ; qu’on le cherche, qu’on me venge, & que son supplice effraie toute la terre.

THÉODOSE.

Ceci m’intéresse.

THÉOPHILE.

Il n’est pas nécessaire de le chercher ; le voici, Prince : c’est moi, dit alors froidement un de ces vénérables Seigneurs, & dans cette action que vous appellez un crime, je n’ai eu en vue que votre gloire. Le Roi se plaint de ce que vous êtes trop fier ; il gémit tous les jours de votre mépris pour le reste des hommes ; & moi, pour vous aider à le convaincre que vous avez raison de les mépriser, & de les croire d’une nature bien au-dessous de la vôtre, j’ai fait enlever un enfant qui vient de naître, je l’ai fait mettre à côté de votre fils, afin de vous donner une occasion de prouver que, tout confondus qu’ils sont, vous ne vous y tromperez pas, & que vous n’en verrez pas moins les caracteres de grandeur qui doivent distinguer votre auguste sang d’avec le vil sang des autres. Au surplus je n’ai pas rendu la distinction bien difficile à faire : ce n’est pas même un enfant noble ; c’est le fils d’un misérable esclave que vous voyez à côté du vôtre : ainsi la différence est si énorme entr’eux, que votre pénétration va se jouer de cette foible épreuve où je la mets.

THÉODOSE.

Ah ! le malin vieillard !

THÉOPHILE.

Au reste, Seigneur, ajouta-t-il, je me suis ménagé un moyen sûr de reconnoître votre fils ; il n’est point confondu pour moi : mais s’il l’est pour vous, je vous avertis que rien ne m’engagera à vous le montrer, à moins que le Roi ne me l’ordonne. Seigneur, dit alors le Prince à son pere, d’un air un peu confus & presque la larme à l’œil, ordonnez-lui donc qu’il me le rende. Moi, Prince, lui répartit le Roi ; faites-vous réflexion à ce que vous me demandez ? est-ce que la nature n’a point marqué votre fils ? Si rien ne vous l’indique ici, si vous ne pouvez le retrouver sans que je m’en mêle, eh ! que deviendra l’opinion superbe que vous avez de votre sang ? Il faudra donc renoncer à croire qu’il est d’une autre sorte que celui des autres, & convenir que la nature, à cet égard, n’a rien fait de particulier pour nous !

THÉODOSE.

Il avoit plus d’esprit que moi, s’il répondit à cela.

THÉOPHILE.

L’Histoire nous rapporte qu’il parut rêver un instant, & qu’ensuite il s’écria tout-d’un-coup : Je me rends, Seigneur, c’en est fait ; vous avez trouvé le secret de m’éclairer ; la nature ne fait que des hommes & point de princes ; je conçois maintenant d’où mes droits tirent leur origine ; je les fesois venir de trop loin, & je rougis de ma fierté passée. Aussitôt le vieux Seigneur alla prendre le petit Prince qu’il présenta à son pere, après avoir tiré, de dessous les linges qui l’enveloppoient, un billet que le Roi lui-même y avoit mis pour le reconnoître. Le Prince, en pleurant de joie, embrassa son fils, remercia mille fois le vieux Seigneur qui avoit aidé le Roi dans cet innocent artifice, & voulut tout de suite qu’on lui apportât l’enfant esclave dont on s’étoit servi pour l’instruire, & qu’il embrassa à son tour comme en reconnoissance du trait de lumiere qui venoit de le frapper. Je t’affranchis, lui dit-il, en le pressant entre ses bras ; on t’élevera avec mon fils ; je lui apprendrai ce que je te dois ; tu lui serviras de leçon comme à moi, & tu me seras toujours cher, puisque c’est par toi que je suis devenu raisonnable.

THÉODOSE.

Votre Prince me fait pleurer.

THÉOPHILE.

Ah ! mon fils, s’écria lors le Roi, pénétré d’attendrissement, que vous êtes bien digne aujourd’hui d’etre l’héritier d’un empire ! que tant de raison & tant de grandeur vous vengent bien de l’erreur où vous étiez tombé !

THÉODOSE.

Ah ! que je suis content de votre Histoire ! me voilà bien raccommodé avec la comparaison du valet-de-pied ; je lui ai autant d’obligation que le Prince en avoit au petit esclave. Mais, dites-moi, Théophile, ce que vous venez de dire, & qui est si vrai, tout le monde le sçait-il comme il faut le sçavoir ? Je cherche un peu à m’excuser : la plupart de nos jeunes gens ne s’y trompent-ils pas ? je vois bien qu’ils me mettent au-dessus d’eux ; mais il me semble qu’ils ne croient pas que tout homme, dans la nature, est leur semblable : ils s’imaginent qu’elle a aussi un sang à part pour eux ; il n’est ni si beau, ni si distingué que le mien, mais il n’est pas de l’espece de celui des autres : qu’en dites-vous ?

THÉOPHILE.

Que non-seulement ces jeunes-gens ne sçavent pas que tout est égal à cet égard, mais que des personnages très-graves & très-sensés l’oublient : je dis qu’ils l’oublient, car il est impossible qu’ils l’ignorent ; & si vous leur parlez de cette égalité, ils ne la nieront pas : mais ils ne la sçavent que pour en discourir, & non pas pour la croire ; ce n’est pour eux qu’un trait d’érudition, qu’une morale de conversation, & non pas une vérité d’usage.

THÉODOSE.

J’ai encore une question à vous faire ; ne dit-on pas souvent, en parlant d’un homme qu’on estime, c’est un homme qui se ressent de la noblesse de son sang ?

THÉOPHILE.

Oui ; il y a des gens qui s’imaginent qu’un sang transmis par un grand nombre d’ayeux nobles, qui ont été élevés dans la fierté de leur rang ; ils s’imaginent, dis-je, que ce sang, tout venu qu’il est d’une source commune, a acquis, en passant, de certaines impressions qui le distinguent d’un sang reçu de beaucoup d’ayeux d’une petite condition ; & il se pourrait bien effectivement que cela fît des différences : mais ces différences sont-elles avantageuses ? produisent-elles des vertus ? contribuent-elles à rendre l’âme plus belle & plus raisonnable ? & la nature là-dessus suit-elle la vanité de notre opinion ? Il y auroit bien de la vision à le croire, d’autant plus qu’on a tant de preuves du contraire : ne voit-on pas des hommes du plus bas étage qui sont des hommes admirables ?

THÉODOSE.

Et l’Histoire ne nous montre-t-elle pas de grands Seigneurs par la naissance, qui avoient une âme indigne ? Allons, tout est dit sur cet article ; la nature ne connoit pas les nobles ; elle ne les exempte de rien ; ils naissent souvent aussi infirmes de corps, aussi courts d’esprit que les autres.

THÉOPHILE.

Ils meurent de même, sans compter que la fortune se joue de leurs biens, de leurs honneurs ; que leur famille s’éteint ou s’éclipse. N’y a-t-il pas une infinité de races, & des plus illustres, qu’on a perdu de vue ; que la nature a continuées, mais que la fortune a quittées ; & dont les descendants méconnus rampent apparemment dans la foule, labourent ou mendient, pendant que de nouvelles races, sorties de la poussiere, font aujourd’hui les fieres & les superbes, & s’éclipseront aussi pour faire à leur tour place à d’autres, un peu plutôt ou un peu plus tard ? C’est un cercle de vicissitudes qui enveloppe tout le monde ; ce sont par-tout miseres communes.

THÉODOSE.

Changeons de matiere ; je me sens trop humilié de m’être trompé là-dessus : je n’étois guères Prince alors

THÉOPHILE.

En revanche, vous l’êtes aujourd’hui beaucoup.


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