L’Éducation des adolescents au XXe siècle/Volume III/Texte entier

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Félix Alcan (Volume IIIp. ).

L’Éducation des Adolescents
au xxe siècle
iii. Éducation morale.



LE RESPECTMUTUEL

LE RESMUTUEL

PAR

PIERRE DE COUBERTIN




PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, Boulevard Saint-Germain, 108

Le Respect Mutuel
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

À LA MÊME LIBRAIRIE :
L’Éducation des Adolescents au xxe siècle.
i. — Éducation physique : La Gymnastique utilitaire (Sauvetage, Défense, Locomotion).
ii. — Éducation intellectuelle : L’Analyse universelle.

L’Éducation en Angleterre (Collèges et Universités). Hachette & Cie, 1888. (Épuisé.)
L’Éducation anglaise en France, avec une préface de Jules Simon. Hachette & Cie, 1889.
Universités Transatlantiques. Hachette & Cie, 1890.
Souvenirs d’Amérique et de Grèce. Hachette & Cie, 1897.
Notes sur l’Éducation publique. Hachette & Cie, 1901.
L’Évolution française sous la Troisième République. (1870-1895). Plon & Cie, 1896.
Pages d’Histoire contemporaine. Plon & Cie, 1909.
The Evolution of France. Th. Crowell et Co, Boston et New-York, 1898.
France since 1814. Chapman & Hall, London ; Macmillan & Co, New-York, 1900.
La Chronique de France, 7 volumes (1900 à 1907). Albert Lanier, Auxerre.
L’Avenir de l’Europe, 1 broch. Bureaux de l’Indépendance Belge, Bruxelles, 1900.
Une Campagne de 21 ans. Librairie de l’Éducation physique. Paris.
Essais de Psychologie sportive. Payot & Cie. Paris et Lausanne.
L’Éducation des Adolescents
au xxe siècle
iii. Éducation morale.



LE RESPECTMUTUEL

LE RESMUTUEL

PAR

PIERRE DE COUBERTIN




PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, Boulevard Saint-Germain, 108

TABLE DES MATIÈRES




Pages


Avant-Propos


En étudiant les conditions de l’éducation des adolescents au xxe siècle, je me suis constamment laissé guider dans mes recherches par la notion des besoins présents. Les théories pédagogiques sont chose séduisante mais vaine. On y verse d’autant plus volontiers qu’il s’agit d’élaborer des règles pour le gouvernement non point d’un être déterminé mais d’un être en espérance dont, en somme, on ignore les capacités et les caractéristiques et chez lequel on se flatte que l’influence du maître réussira précisément à fixer ces caractéristiques de la façon souhaitée. Ce n’est pas là, du reste, une ambition déplacée mais pour autant que les idées et les efforts du maître seront en harmonie suffisante avec les tendances et les forces de l’époque. Or le pédagogue est facilement utopiste. Tandis que peu de courants peuvent être remontés, il croit qu’il aura raison des plus violents ; il s’inquiète uniquement de son idéal et point des circonstances.

La science de l’éducation doit évoluer largement avec l’humanité. Certes les grands principes qui lui servent de base demeurent identiques d’un siècle à l’autre. Toutefois ces principes eux-mêmes veulent pour agir efficacement être plus ou moins accommodés au goût et aux aspirations du jour. Tout éducateur qui ne tient point compte de cette évidente nécessité voue son entreprise à la stérilité. C’est pourquoi son premier dessein doit être de s’inquiéter des besoins présents pour y conformer la conception et la pratique de la tâche qu’il entreprend.

Nous avons reconnu l’impérieuse nécessité d’une éducation physique énergique et suivie. Cette nécessité est de tous les temps. Le nôtre cependant la subit d’une façon spécialement intense. Il se trouve que le développement musculaire et l’entraînement corporel constituent pour les adolescents d’aujourd’hui à la fois la sauvegarde morale la plus active et la mise en valeur la plus féconde de leur personnalité. La constatation de ces faits conduisait à chercher dans la notion utilitaire le meilleur sinon le seul stimulant efficace en matière d’éducation physique. Une pareille notion toutefois, lorsqu’elle fut formulée pour la première fois[1], parut heurter les habitudes acquises. Il me sera permis de faire observer qu’après plus de quatorze années écoulées, plus rien ne subsiste des hostilités du début. La doctrine de la « gymnastique utilitaire » s’est répandue à travers le monde entier, renversant les divers préjugés qui se dressaient sur sa route. Désormais cette doctrine a pénétré les milieux qui semblaient le moins accessibles et inspire plus d’un faiseur de système. Les techniciens du sport ont également eu recours à ses enseignements et les applications qu’ils en ont tenté les ont satisfaits le plus souvent.

J’ai confiance qu’il en sera de même pour ce qui concerne la doctrine exposée sous le titre d’« analyse universelle » et qui a fait l’objet de la deuxième partie d’une trilogie dont je présente en ce moment au lecteur la troisième et dernière partie. Alors qu’en éducation physique, le besoin dominant était celui d’un stimulant sans lequel l’effort corporel risquait de n’être ni énergique ni constant, l’éducation intellectuelle de l’adolescent s’est révélée comme manquant avant tout de cette clarté centrale que ne sauraient suppléer les multiples flambeaux de connaissances isolées, sans lien entre elles.

La pensée révolutionnaire qui m’a amené à proposer la substitution de l’analyse à la synthèse comme procédé général d’enseignement secondaire ne pouvait être accueillie tout d’abord que d’une façon dédaigneuse ou hostile par tous ceux dont elle dérange les traditions ou compromet les intérêts. Mais l’obligation ne saurait manquer de s’en imposer peu à peu. Quiconque a véritablement souci de l’avenir éprouvera l’urgence d’une réforme propre à rétablir la compréhension d’ensemble jadis existante et qu’a détruite l’émiettement des programmes, résultat forcé du progrès scientifique. Pour le bien de l’esprit comme pour la paix sociale, il faudra bien en venir à l’introduction, entre l’enseignement primaire agrandi et l’enseignement supérieur spécialisé, d’une ère d’idées générales concernant le monde matériel au milieu duquel nous vivons et l’humanité qui nous a précédés et qui nous entoure.

Ayant abordé ces sujets graves et pressants dans les précédents volumes, j’en viens maintenant à l’éducation morale qui, elle aussi, accuse le besoin d’un principe réformateur et régénérateur. Non pas qu’elle mérite les reproches que lui adressent de droite et de gauche de perpétuels mécontents. Autant qu’à bien des époques et plus qu’à d’autres, les bons sentiments sont aujourd’hui répandus et, si l’on y regarde de près, on s’aperçoit qu’en face de telles contraintes morales qui se sont relâchées, d’autres sont nées que nul n’avait songé à s’imposer jusqu’alors. Mais, dans ce domaine, aspirations et tentatives manquent de coordination. Elles se dépassent, se heurtent, s’annihilent. Il leur faudrait une idée régulatrice, propre à les diriger et à les discipliner.

À défaut d’une foi commune, impossible à réaliser dans le monde moderne si tant est du reste qu’elle ait jamais existé autrement qu’en apparence et plus ou moins imposée par la force, on a fait appel à la tolérance dont beaucoup n’ont pas renoncé à vanter les bienfaits et s’indignent d’entendre constater l’évidente faillite. Cette faillite était dans la nature des choses. Rien de solide ne se fonde sur du négatif. Et la tolérance est par excellence une vertu négative. Le principe supérieur auquel il conviendrait de recourir doit avoir toute la largeur de la tolérance sans son habituelle froideur et toute la fécondité de la foi sans son étroitesse ou son intransigeance fréquentes.

Entre la tolérance et la foi, il y a place pour le « respect mutuel ».

Et précisément le « respect mutuel » convient aux sociétés démocratiques dans une si grande mesure qu’à peine peuvent-elles s’en passer sans risquer de verser dans l’anarchie. Les révolutionnaires français sentaient cela lorsqu’à côté des mots : liberté, égalité, ils plaçaient pour les corriger et pour compléter leur devise, le mot : fraternité. Mais c’est trop exiger des hommes. La fraternité est pour les anges. Le respect mutuel représente ce que l’on peut sans exagération réclamer de l’humanité. Il paraîtra étrange qu’ayant osé aller jusqu’à ce maximum utopique, on ne se soit point ensuite rabattu sur un minimum raisonnable. Mais en dehors de la tendance qui nous porte souvent à concevoir l’utopique plus aisément que le raisonnable, la doctrine du respect mutuel a ceci contre elle qu’elle exige la connaissance mutuelle. La tolérance qui n’est après tout qu’une forme de l’indifférence peut régner entre gens qui s’ignorent. Le respect ne s’établira qu’entre gens qui se connaissent.

Admettre de prime abord cette distinction et la placer en évidence équivalent à prévoir toutes les difficultés, toutes les oppositions, toutes les coalitions que le « respect mutuel » doit rencontrer en face de lui, principalement lorsqu’il s’agit d’éducation morale. Car les groupements qui s’attribuent la direction en cette matière sont pour la plupart, il faut l’avouer, retranchés en leurs opinions comme en des forteresses et les églises les plus vertueuses ont toujours eu un trop grand intérêt à s’isoler et à se méconnaître les unes les autres pour n’avoir point cédé à un tel penchant. Le pouvoir civil les a souvent obligées à se tolérer. Il serait impuissant à aller au delà. L’opinion publique seule y parviendra le jour les convictions individuelles se superposant détermineront dans ce sens un de ces grands mouvements qu’on dirait doués de la formidable puissance des marées.

Ce jour est encore lointain mais sa venue est fatale. L’évolution actuelle nous achemine visiblement dans cette direction car elle tend à abaisser les barrières et à multiplier les contacts facilitant ainsi la connaissance réciproque et en faisant naître le désir. D’ailleurs il serait bien regrettable qu’il en fût autrement car, je le répète, seule la diffusion des sentiments et des habitudes de respect mutuel pourra vivifier l’éducation morale que la diversité des croyances et l’inégalité des conditions ne permettent point d’unifier et que la pratique de la simple tolérance conduirait à une redoutable léthargie.

Telle est la pensée fondamentale dont s’inspire ce petit livre. Il va de soi qu’il n’a rien d’un traité didactique et se borne à assembler des réflexions et des suggestions propres à créer ou à fortifier la conviction du lecteur. Aussi bien la doctrine du Respect mutuel ne pourra jamais être codifiée. On ne pourra ni la condenser en préceptes précis ni l’appuyer sur des sanctions. C’est un état d’esprit à répandre, ce n’est pas une législation à promulguer. Le livre est fait à l’image de la doctrine.

Le Respect des Croyances

La division communément adoptée entre « ceux qui croient » et « ceux qui ne croient pas » est incomplète. Tout au moins faudrait-il introduire entre les uns et les autres, une troisième catégorie et non la moindre : la catégorie de « ceux qui doutent ». Mais même ainsi rectifié, le partage ne vaut guère. En réalité les hommes se classent en deux groupes. D’une part ceux qui espèrent. De l’autre, ceux qui, selon la parole de l’Écriture, « sont sans espérance ». Le grand ressort des religions c’est l’Espérance et non la Foi. Les âmes rares qui atteignent au pur amour de Dieu y sont conduites par le désir d’une vie future ou survivra leur personnalité. Et beaucoup de celles qui s’imaginent avoir dépouillé à cet égard tout égoïsme et s’être abîmées en complète abnégation dans le sein de l’Être suprême cèdent à une naïve illusion car c’est en réalité l’instinct de la survivance personnelle qui continue d’opérer en elles.

Tout cela est naturel et normal mais il en découle que l’idée religieuse n’est pas près de disparaître ni même de s’affaiblir sensiblement. « Nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus » s’écriait naguère en plein parlement un orateur célèbre. Et l’étonnant n’est point qu’il se soit trouvé dans cette assemblée un homme que la politique ait empêché de profiter des enseignements de l’histoire au point de l’amener à formuler une telle proposition mais que le reste de l’assemblée n’en ait pas senti sur l’heure la pédanterie un peu ridicule. Aucune lumière n’a encore été éteinte dans le ciel sans qu’il s’en soit presque aussitôt allumé une autre de nature équivalente. Et il en sera ainsi tant que l’espoir de l’au-delà germera dans l’âme humaine.

La moisson en sera toujours abondante et « ceux qui sont sans espérance » demeureront la minorité.

Tout à l’heure nous parlerons de ceux-là en réclamant pour eux aussi le respect auquel ils ont droit. Parlons d’abord de ceux qui espèrent, des diverses formes que revêt leur espérance, des divers leviers qui la soulèvent.

Le plus répandu et le plus puissant de ces leviers est sans contredit le culte des morts. Tel qui se résignerait au néant pour soi-même se révolte contre l’anéantissement des êtres qui lui sont chers. Et revivre a moins de prix à ses yeux que les revoir. Requiem æternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis chante l’Église Catholique en ensevelissant les défunts et cette prière sublime pourrait être celle de toutes les Églises tant elle répond à la double aspiration de l’homme vers le repos et vers la lumière. Seigneur, donne leur le repos éternel et que la lumière sans fin luise à leurs yeux. Lux perpetua indique ici une espérance précise. Requiem æternam n’implique qu’une foi douteuse. Les deux termes se complètent sans être absolument solidaires. Mais telle qu’elle est, cette invocation est acceptable par tous. Les incroyants eux-mêmes éprouvent quelque douceur à l’entendre répéter.

Plus on examine cet aspect des choses religieuses, plus on se rend compte que le culte des morts représente, au dessus et en dehors des Églises, la religion supérieure de l’humanité, celle dont aucune logique, aucune réflexion, aucune découverte n’auront jamais raison.

Aucun ridicule non plus. Car il y a de l’autre côté de la terre des rites funéraires qui, s’ils n’étaient pas funéraires, mettraient un sourire sur nos lèvres occidentales. Mais la seule présence de la mort donne aux cérémonies les moins compréhensibles une dignité immanente. Et les sombres voyages de l’âme égyptienne à travers les dédales infernaux nous émeuvent encore aujourd’hui à l’égal d’un récit épique.

Pour que cet intérêt passionnant puisse s’épuiser, il faudrait que le mystère s’éclaircît. Le plus déraisonnable des utopistes n’oserait y compter. Une pauvre science désemparée s’efforce autour de ces murailles impénétrables. La lueur qui un moment se montre à elle s’évanouit bientôt et quelque autre donnée vient contredire celle qu’on croyait acquise. Ce qu’on nomme le spiritisme n’est pas en progrès réel mais en progrès relatif. Il paraît vraisemblable que, sur ce sujet, des civilisations antérieures furent aussi avancées que la nôtre. Leurs minimes connaissances s’étaient perdues dans la nuit d’où nous les avons tirées et où l’opinion découragée et distraite les laissera retomber demain. Une seule quasi-certitude s’est formée c’est que, jamais, jamais le tombeau ne livrera son secret parce que les conditions mêmes de la vie exigent qu’il en soit ainsi.

Les morts d’autre part sont, en quelque façon, présents parmi nous. C’est ce qu’exprimait en termes saisissants un grand écrivain. « L’humanité se compose de morts et de vivants ; les premiers sont de beaucoup les plus nombreux. » Et non seulement nous sommes leurs héritiers mais cet héritage pèse sur nous. Il ne peut être accepté sous bénéfice d’inventaire. Il nous est imposé. Chaque génération est solidaire des précédentes, qu’elle ait à en continuer l’œuvre ou à réagir contre cette œuvre. Par bonheur le poids si lourd de cette solidarité — si lourd et bienfaisant en même temps — ne se révèle pas à la foule. Celle-ci le porte sans le savoir. Une élite seule a conscience du fardeau et, parfois, s’en montre accablée. Mais si complète que soit l’inconscience de la foule, une sorte de notion du passé flotte autour d’elle qui l’inféode à ceux qui sont disparus. Par là l’action des morts se fait sentir et contribue au maintien du culte qui leur est voué.

Voilà donc la source des choses religieuses et le motif de leur pérennité. Laissons les théoriciens curieux des origines insondables sur lesquelles s’exercent leurs ingénieuses spéculations, développer des thèses sur le principe initial du sentiment religieux : animisme, totémisme, respect craintif des forces de la nature… ces idées sont soutenables et discutables. Mais pratiquement, il n’y a qu’une pierre angulaire ou qu’une clé de voûte et c’est le culte des morts. Là convergent pour y puiser un perpétuel renouvellement de force, toutes les institutions : dogmes, rites et sacerdoce.

Ceci déjà leur devrait assurer le bénéfice du respect qu’unanimement les peuples portent aux morts. Si ces institutions en dépendent, il faut les respecter aussi.

Pourquoi ne les respecterait-on pas ?… Parce que, répètent certains esprits forts qui ne sont en réalité que des esprits courts, les dogmes et les rites sont des résidus des époques d’ignorance qui n’ont pas droit de cité sous le règne de la Science et de la Raison.

Il faudrait dire : les Sciences et ne pas parler de la Raison. Certaines sciences en effet, ont progressé de façon vertigineuse, depuis un siècle surtout. Des applications merveilleuses en furent tirées. La vie matérielle y a puisé les éléments de toutes sortes de conforts et de commodités. Qui oserait dire pourtant que la vie de l’Esprit y ait vraiment gagné ni surtout qu’une seule vérité d’ordre moral ait été ajoutée à la liste de celles, que déjà nous possédions ? Ce domaine ne s’est donc pas accru. Il est plus peuplé, il n’est pas plus étendu. À y regarder de près, voilà en effet ce qui constitue la civilisation : terme exact auquel nous aurions tort de renoncer mais qui signifie simplement que le nombre va croissant de ceux qui participent à la culture supérieure. Jadis ce nombre était petit : il est devenu grand ; il deviendra encore plus grand. Cependant la culture elle-même ne s’est pas modifiée dans son essence. Un Platon, un Épictète, un Marc-Aurèle avaient atteint des sommets auxquels l’ambition des modernes serait d’atteindre à leur tour. Ils s’en approchent difficilement. On ne saurait donc considérer la Science et la Raison comme des personnes récentes et opposer les clartés qu’elles nous dispensent au prétendu obscurantisme du passé. Si le passé a connu des périodes d’obscurantisme, il est malheureusement probable que l’avenir en tient d’autres en réserve. Une partie de ces efforts scientifiques qui nous rendent vains a consisté d’ailleurs à établir l’exactitude de données acquises jadis par intuition ou empirisme et dont certaines s’étaient effacées ou avaient été rejetées par les générations suivantes à l’aide d’une critique qui semblait suffisamment armée et ne l’était pas. En tous cas rien n’est venu nous renseigner ou même guider nos inquiétudes en ce qui concerne les origines ou la raison d’être de la matière et de la vie. Par conséquent l’intelligence humaine reste ouverte à l’espérance d’une existence future. Ce grand réservoir d’alimentation de la pensée religieuse renferme inévitablement l’idée de mérite et la distille. Et cette idée là, à son tour, contient en germe tout ce qui est nécessaire et suffisant à la formation des Églises. Une Église est un agrégat de gens, qu’unit la communauté d’espérance. La communauté de foi ne s’y trouve guère qu’à l’origine et ne subsiste ensuite qu’en apparence, grâce aux dogmes formulés et aux rites accomplis. Au fond des âmes, dans l’Église la plus unie, existent d’innombrables fissures qui se forment, se ferment, se rouvrent en une sorte de mouvement invisible et perpétuel. Parfois ces fissures agrandies et multipliées deviennent nettement visibles. Ses ennemis déclarent alors que l’Église ainsi atteinte est moribonde ; ils proclament son inévitable déchéance. Un demi-siècle, un siècle passent et l’on crie au miracle en constatant que nulle dissolution ne s’est produite dans ce corps que semble maintenant vivifier un sang nouveau. C’est que l’affaiblissement et les défectuosités étaient tout de surface. Au fond subsistait intacte, vivace, une certaine conception de l’utilisation des mérites (si l’on peut ainsi dire) en vue de la réalisation d’une commune espérance. Voilà le vrai piédestal de toute Église.

Ne cherchant pas à pénétrer sur le terrain philosophique au delà de ces régions frontières qui confinent immédiatement à la pédagogie, nous ne discuterons pas sur l’idée de mérite. Il suffit de constater que cette idée est naturelle à l’homme et cela à un degré tel que toutes les manifestations de son activité en paraissent imprégnées Les institutions humaines sont assises d’aplomb sur cette idée depuis celles qui visent à pétrir l’enfance malléable jusqu’à celles qui se proposent d’adoucir les maux de la vieillesse. Ce n’est pas que l’idée de mérite n’ait jamais été discutée ni combattue mais elle ne l’a été et ne saurait l’être qu’au nom et au profit de l’anarchie. Il n’existe en effet aucun principe positif à lui opposer. On ne peut imaginer pour lui être substitué que du négatif, et le bon sens indique qu’une société d’hommes est vouée, par sa nature même, à toujours construire. Jamais elle ne s’installera sur des ruines que pour y camper en attendant d’avoir édifié une construction nouvelle. Les hommes qui auraient obéi un moment aux doctrines anarchiques retourneraient d’eux-mêmes à l’idée de mérite comme au seul architecte capable de leur préparer une demeure habitable. Les leçons de l’expérience corroborent cet égard la certitude établie par l’évidence.

Ainsi nous tenons deux faits certains et si durables que leur durée dépasse nos horizons : l’espérance de survie et l’idée de mérite. Ces deux faits font de la religion quelque chose d’irréductible et d’indestructible en soi, bien que — cela va sans dire — susceptible d’évoluer grandement dans la forme.

Après l’idée de mérite, l’idée de sacrifice et même l’idée de grâce apparaissent susceptibles d’applications laïques et exerçant de fait leur action sur le monde laïque. Comment s’étonnerait-on dès lors de leur voir jouer un rôle essentiel dans le domaine religieux ?… Même la doctrine un peu irritante du rachat du coupable par le juste domine notre mentalité générale. Enfer, purgatoire, paradis correspondent ainsi à des notions normales de justice et de compensation. Et ce qui est puéril, ce n’est pas tant la représentation aux contours plus ou moins naïvement précis que s’en font les croyants que le dédain prétentieux de l’esprit-fort méconnaissant la genèse et le développement logiques de telles croyances.

Inutile de s’appesantir davantage sur l’illusion de ceux qui, considérant la religion comme une étape du développement mental de l’homme, s’imaginent la voir s’affaisser prochainement au contact de l’électricité ou du radium. Mais l’évolution à laquelle nous venons de faire allusion n’autorise-t-elle pas à penser que le monde est en marche vers un état de choses nouveau : la religion sans Églises ou, à tout le moins, des Églises sans prêtres, sans catéchisme et sans cérémonies ?

De la religion sans Églises, c’est-à-dire sans groupements, on pourrait penser ce que Lavater disait de la morale : « La morale c’est la diète. Celui qui a faim et soif veut un aliment et une boisson. » Cela revient à indiquer que toujours on verra des hommes dont l’espérance est vacillante se rapprocher de ceux dont l’espérance est ferme afin de recevoir d’eux un réconfort. Telle est, parmi plusieurs causes de recrutement des groupes religieux, la plus solide, la plus digne aussi, celle qui assure le prestige et la permanence de ces groupes.

Dès qu’ils se forment, des chefs s’y révèlent, convaincus, exaltés, qui entraînent les autres, les dirigent et deviennent des sortes d’intermédiaires entre la terre subie et le ciel entrevu. Ainsi nait le sacerdoce. Sans doute le caractère du prêtre se modifie ici et là. Non seulement il diffère d’une Église à une autre mais il diffère d’une période à une autre du développement d’une même Église. Reportons-nous aux élections sacerdotales du christianisme primitif, ces élections souvent brusquées par l’intervention impétueuse des fidèles. Qui reconnaitrait dans de pareilles mœurs, le catholicisme actuel ?… En vérité, il ne peut exister d’Églises sans prêtres et lorsque sont issus, soit de l’initiative d’une pensée individuelle inquiète soit d’un malaise social, quelques uns de ces groupements à demi-philosophiques, à demi-religieux qu’on a qualifiés d’« Églises laïques » et auxquels manquait précisément pour durer le lien d’une espérance bien définie, les pontifes y sont de suite apparus et parfois, avant même que le Credo n’eût reçu sa formule officielle.

Tout chef religieux se sent inspiré de Dieu. Considérez le fait sous cet angle absolument naturel et vous n’aurez plus la tentation de tourner en ridicule qu’un dogme soit né de la révélation. Qu’est-ce que la révélation sinon une inspiration ?… Mais, en ces matières, les mots exercent une tyrannie incroyable. Tel admettra parfaitement qu’il y ait eu dans l’histoire troublante de l’âme humaine de grands « initiés » qui sourira de pitié à l’énoncé d’une vérité « révélée ». Au fond quelle différence y a-t-il donc entre ces expressions ? Initiation, inspiration, révélation sont des termes à peu près similaires impliquant une communication directe ou indirecte, intense ou effacée entre l’homme et la divinité.

L’inspiration ne peut demeurer vague au sein d’une Église. La nécessité d’instruire des catéchumènes exige que la doctrine prenne corps, soit codifiée. De là, le catéchisme. Cherchez bien. Vous verrez que toutes les Églises en possèdent. C’est que ces institutions découlent les unes des autres. De même que l’espérance de l’au-delà implique l’Église, l’Église engendre le prêtre et le catéchisme. Elle engendre aussi le culte. Et ce serait une grande erreur de croire que le culte évolue nécessairement vers la simplification des cérémonies et que les formes y vont en diminuant d’importance. Il y a plusieurs motifs pour qu’il n’en soit pas ainsi. Les cérémonies religieuses ont facilement un caractère esthétique qui séduit. En second lieu, elles soulignent bien mieux que la doctrine le caractère ethnique ou national d’une Église. Par conséquent l’art et le patriotisme leur servent de soutiens naturels. Mais il y a encore un autre point de vue à considérer. Le sermon c’est-à-dire le commentaire oral de la doctrine, formulé du haut de la chaire, n’a d’action que pour autant que le commentateur domine ses auditeurs par sa science ou son intelligence et c’est là une condition que la diffusion de la culture réalise de moins en moins fréquemment. Le respect voulu d’un auditoire pour le caractère sacré de celui qui parle ne saurait empêcher de s’exercer une critique aiguisée par la connaissance ou la réflexion. Or les rites ne prêtent guère à critique, chacun étant libre en son for intérieur d’en interpréter les aspects de façon plus ou moins littérale ou symbolique. L’individualité se meut, en somme, avec une bien plus grande aisance dans cette sphère que dans celle du dogmatisme.

Aussi bien le ritualisme est partout. Les hommes l’introduisent en quelque sorte inconsciemnent au sein des institutions les moins faites pour le contenir. De modestes célébrations civiques en sont imprégnées. Par quelle aberration reprocherions nous aux groupements religieux, traditionnalistes par essence et obligation, de sacrifier au ritualisme quand un groupement quelconque y verse si aisément ? Mais voilà encore ce travers déjà dénoncé tout à l’heure. Dès que le caractère religieux se manifeste quelque part, les poids et mesures changent. On jauge de façon différente. Les abus à peine relevés dans d’autres domaines prennent ici figure de scandale, comme si toute Église devait participer du caractère parfait du Dieu qu’elle honore. De ce que les hommes s’assemblent pour honorer Dieu, s’ensuit-il donc qu’ils cessent d’être des hommes ?

Les « retours païens » sont des accidents inévitables de la vie des Églises. Le paganisme est à l’idolâtrie, un peu ce que le catholicisme est au trafic des indulgences. Dans les deux cas, il y a eu déformation. En réalité, le paganisme ne consiste pas en l’adoration de quelques divinités plus ou moins grossières, installées par l’imagination des peuples dans un Olympe de fantaisie. Il ne faut pas non plus l’identifier avec l’institution des augures et le répugnant usage de consulter les entrailles fumantes des victimes. Dans son principe fondamental, le paganisme est exactement le culte de l’humanité, ou mieux le culte de la vie présente. Comme tel, il est indestructible. Sa réapparition périodique est pour ainsi dire un phénomène nécessaire. Il est infaillible, en effet, qu’incité par l’idéalisme religieux à chercher un point d’appui extérieur à son existence actuelle, l’homme n’en vienne à réagir, par moments, contre une semblable impulsion. Il se répète alors ce proverbe bien connu en lequel se reflète le bon sens populaire : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ; bon sens court, mais difficile à réfuter. L’esprit animal contraint et dominé se rebelle d’autre part et dès que les Églises ont, par leurs exigences, quelque peu lassé l’attention publique et abusé de la ferveur des fidèles, une réaction fatale intervient : non plus vengeresse et violente comme au temps d’autrefois, mais ironique et impertinente. L’indifférence alors prévaut. La foule ne se détourne pas complètement des autels mais elle ne s’en approche plus que distraitement. Son intérêt, sa passion sont autre part. La vie future a soudain reculé dans un lointain brumeux et l’homme, s’émerveillant devant lui-même, se demande s’il n’est pas naturel et normal de jouir premièrement des biens qui l’entourent plutôt que de les négliger en vue d’en mériter d’autres dont le caractère problématique le frappe et l’inquiète. Tels sont le sens et la genèse de toutes les réactions païennes qui interviennent en quelque sorte fatalement. Si l’on voulait bien se donner la peine d’y réfléchir et d’en comprendre le pourquoi et le comment, on cesserait de s’indigner contre de tels mouvements lorsqu’ils se produisent, de les dénoncer avec une virulence inutile et de les maudire comme portant atteinte à la morale générale, ce qui n’est pas toujours le cas. Ce sont le plus souvent des crises d’équilibre, nécessaires au raffermissement de la santé humaine. Du moins l’admettront ainsi tous ceux qui n’aspirent point à cet universel ascétisme que glorifiai un chrétien d’ordinaire mieux inspiré lorsque, prônant le célibat et ses conséquences, il en venait à s’écrier : le monde finirait ?… Eh ! le beau malheur ! parole qui, même du point de vue chrétien, constitue une manière de blasphème.

Nous avons dit que le paganisme moderne n’était pas violent. Il ne tend pas à supprimer les Églises : il les écarte. Celles-ci ont donc toute latitude pour s’organiser en vue de reconquérir l’influence perdue. Tout naturellement leurs prétentions — excessives la veille encore — s’abaissent. Le ton de leurs objurgations s’atténue. Elles se défendent de mépriser la vie et la jouissance légitime des biens de ce monde. Ceux qui font, en leur nom, de telles déclarations sont le plus souvent sincères parce qu’ils se trouvent eux-mêmes influencés de façon inconsciente par la réaction générale qui s’opère autour d’eux.

Les « retours païens » ont une grande importance historique. Ils aident beaucoup à suivre dans le passé les courbes d’évolution de l’esprit humain. On ne les discerne pas toujours aisément surtout lorsqu’ils ne s’accompagnent d’aucun mouvement iconoclaste. Mais l’historien doit s’attacher à en retrouver les traces ainsi que des périodes de « pénitence » qui les suivent d’ordinaire. (Tous ces termes sont trop hauts en couleur pour caractériser des nuances subtiles mais il n’y en a point d’autres). La « pénitence » dont nous voulons parler reste intérieure ; elle s’affirme en une sorte de tendance à rentrer en soi-même, en un mélange d’inquiétude, d’émoi, de sévérité. Ces allées et venues de l’âme font partie du grand mouvement de balancier auquel est vouée l’humanité.

À côté de ces réactions collectives qui passent à la façon de grandes brises sur l’océan, interviennent les émancipations individuelles et ces émancipations se classifient d’une quadruple façon. Ou bien elles demeurent internes, l’émancipé se soustrayant au contrôle intime de l’Église à laquelle il appartient, sans juger nécessaire de rompre les liens extérieurs qui l’y rattachent ou bien la rupture s’affirme publiquement et s’étend aux formes les plus anodines et les plus usuelles du culte. D’autre part l’émancipé s’installe dans le doute et se contente, tant bien que mal, de l’incertitude qui règne définitivement dans son esprit, à moins que son effort de conception ou de raisonnement ne le conduise à la paroi terminale de la certitude négative, c’est-à-dire du matérialisme intégral. Telles sont les différentes modalités sous lesquelles l’homme s’échappe individuellement des Églises.

Pour en juger équitablement, il faut accepter le principe supérieur et essentiel que la Foi n’est pas un mérite. Or c’est là un point que la Doctrine a évité souvent de fixer, mais que les fidèles, dans la plupart des Églises, ont interprété dans le sens affirmatif, en considérant par conséquent la Foi comme un mérite. « Vous êtes sauvés par la foi et cela ne vient pas de vous ; c’est un don de Dieu », dit l’apôtre Paul (Éph. II 8). On peut arguer que si Dieu vous fait ce don, c’est que vous en êtes digne et qu’ainsi vous l’avez mérité. Mais ce sont là subtilités théologiques dont la vie sociale ne peut s’accommoder. Vous ne pouvez faire grief à un homme de n’avoir point la Foi. C’est un tel grief précisément qui a fait germer dans le passé les intolérances et les persécutions envers les non-croyants, et la paix religieuse ne peut régner dans un État où l’on professerait ouvertement que la Foi est un mérite.

Un second point à considérer, c’est que toutes les Églises sont à deux degrés, si l’on peut ainsi s’exprimer et qu’il en a toujours été de la sorte, hormis peut-être à de certaines brèves périodes d’exaltation religieuse où les fidèles se trouvaient n’avoir qu’une âme et qu’un cœur. En vain a-t-on essayé, par exemple dans certaines communautés protestantes, de réaliser une religion de niveau à laquelle il faudrait, comme plate-forme, une égalité mentale correspondante. Toute Église comporte la cohabitation de tendances symbolistes et de tendances superstitieuses. Une Église est un agrégat humain où, par conséquent, l’inégalité intellectuelle se reflète avec ses aspects essentiels. Le même dogme qui, chez un fidèle d’esprit cultivé, représentera une idée morale d’un ordre élevé agira sur le fidèle peu cultivé dans le sens de l’attachement à une pratique littérale.

Ceci étant, revenons à notre distinction de tout à l’heure. L’homme dont l’émancipation demeure intérieure participe du respect que nous réclamons pour les adhérents convaincus de l’Église à laquelle il appartient. S’il est séparé de cette Église par le doute ou par une certitude négative, rien n’en transpire au dehors. C’est affaire à sa conscience. La société le classe parmi les croyants.

Dès que l’émancipation se révèle à l’extérieur, on est porté à lui refuser le droit de cité qu’elle réclame. C’est que l’incroyant, par là même qu’il tient tête à la majorité de ses concitoyens, est facilement enclin à la violence et au prosélytisme. Tout aussitôt on le soupçonne d’obéir à des arrière-pensées intéressées, à des ambitions politiques, à des rancunes mauvaises. Sans doute les mêmes mobiles inavouables actionnent trop souvent le prosélytisme inverse. Les exploits du cléricalisme politique l’ont maintes fois révélé. Mais il est certain aussi que, sous cet habit, ils choquent moins. On s’attend bien à voir quelque intolérance cheminer côte à côte avec une foi tapageuse sinon ardente. De l’homme qui se proclame « libre-penseur », on tend au contraire à exiger une sorte de sérénité indulgente vis-à-vis de la « crédulité » de ceux dont il s’est séparé.

Or cette sérénité existe, et elle est moins rare qu’il n’y paraît. Là où elle existe, elle est infiniment respectable. « Oh ! comme nous savons peu ce qui se passe au fond de l’âme d’un homme dont l’opinion diffère de la nôtre… Ô amour, toi seul sais combien noble, combien pur, combien grand devant Dieu est plus d’un sceptique. » Ainsi parlait un croyant. L’émancipé qui avoue son état d’esprit ne peut être jugé pour celà repréhensible. Sans blâmer celui qui, pour des raisons souvent très défendables, maintient des liens apparents avec les coreligionnaires dont il ne partage plus les espérances, on doit encore moins en vouloir à celui qui a la franchise et le courage de proclamer la rupture de tels liens. Mais c’est d’après l’usage qu’il fera de sa liberté qu’il conviendra de l’apprécier.

Cette liberté est en général, chèrement payée. Elle comporte l’isolement pendant la vie et la désespérance en face de la mort.

L’isolement est plus ou moins complet mais il est fatal. On s’imagine qu’avec le progrès des sciences, le nombre des émancipations individuelles a énormément augmenté. C’est une erreur. À l’époque présente, nous traversons un de ces retours païens dont il a été question dans les pages précédentes. L’indifférence domine. Or l’indifférence, ce n’est ni la certitude négative, ni même le doute réfléchi et accepté. Ces états là, certitude négative ou doute réfléchi, supposent que l’homme ait passé en revue les problèmes fondamentaux de l’existence : destinée, responsabilité, relativité… et jugé satisfaisantes les solutions offertes par le matérialisme. Un pareil examen n’est pas à la portée de tous ; il suppose une vaste culture, des loisirs de pensée, de l’indépendance et une certaine fermeté d’esprit. N’est-il pas plus simple et plus réconfortant tout à la fois de professer — sans devoir, pour cela, recourir au surnaturel — que Dieu se sert pour exécuter son plan providentiel, des lois naturelles qu’il a lui-même établies ?

Du reste, si loin que soit poussé l’examen, l’éclaircissement qu’il peut fournir cesse au point où se fait sentir la limite des capacités cérébrales. N’y a-t-il pas des certitudes incompréhensibles ? La notion de l’espace sans limites dans lequel se meuvent les astres, n’est-elle pas à la fois évidente à nos sens et inacceptable à notre raison ?… Ainsi subsiste une sorte de mystère général planant sur les choses. Autour de ce « culte du feu » voltigent peut-être pour le libre-penseur, et comme à son insu, de très vagues espoirs…

Dans ces conditions les émancipations individuelles ne risquent pas d’être bien nombreuses et l’émancipé qui se proclame tel est voué à un isolement redoutable. Cet isolement s’accentue nécessairement à mesure que « l’ombre s’étend sur la montagne ». Il lui arrive de donner lieu alors à l’exaltation d’un sentiment très particulier envers le prochain, la vie et soi-même. Le croyant qui approche du terme de son existence terrestre ne se dévoue que pour acquérir des mérites, mais ses semblables ne l’intéressent plus en tant que collectivité. Que chacun songe à son salut. Lui ne veut plus penser qu’à Dieu dont il sent la venue prochaine. Il y a là une sorte de saint égoïsme qui n’est pas sans grandeur, mais qui souvent dessèche et durcit l’âme. Par un effet inverse, l’incroyant près de quitter la vie se rattache à celle des autres qui, seule, va prolonger la sienne. L’espèce de panthéisme chimique que lui découvre la science moderne l’y rattache d’un autre côté par la notion des transformations de la matière. Tandis que la vanité du monde apparaît de la sorte au croyant, sous un aspect de plus en plus précis, sa beauté s’impose à l’incroyant avec une force croissante ! Les tendances à l’altruisme qui sont déjà en lui s’avivent et se colorent. Son sourire prend parfois une douceur et un charme qui surprennent et qui émeuvent ceux qui l’approchent. Ainsi s’explique la rencontre de voyageurs qui s’en vont vers le néant d’un pas tranquille et qui, ayant conservé la chaleur du cœur et acquis l’indulgence des lèvres, laissent derrière eux une impression inoubliable. Pour ceux-là aussi ne convient-il pas de réclamer le respect de tous ?

Le Respect des Conditions

Certains trouvent l’inégalité des conditions naturelle ; elle est inévitable, ce qui est bien différent. L’homme doit en prendre son parti socialement mais jamais moralement. Celui qui en prend son parti moralement n’est pas digne du nom d’homme.

La « condition » ne se confond pas avec la « profession ». La profession est un fait ; la condition est une estimation. C’est en quelque sorte, l’angle conventionnel sous lequel s’envisage la situation sociale de l’individu. On a cherché à établir, sur ce terrain comme partout, des classifications ; l’intellectualisme a distingué la profession dite libérale de la profession dite manuelle ; la politique a trouvé son intérêt à opposer le capitaliste au prolétaire… Ces points de vue sont fragmentaires, donc incomplets. En réalité, nous n’apercevons pas d’éléments de démarcation nettement déterminés. Mais serait-il donc avantageux d’en découvrir ? Cela ne ferait qu’accentuer les divisions et rendre plus âpres les antagonismes.

Ces divisions et ces antagonismes ont, avec les siècles, peu changé de forme ou d’aspect. Rien ne permet de penser qu’ils disparaitront jamais. L’inégalité en effet n’apparaît pas seulement comme un mal dont l’homme ne saurait avoir raison mais comme un mal sans lequel il ne saurait vivre. L’ambition, l’esprit de lutte et de concurrence semblaient à nos ancêtres une sorte de privilège à rebours, la rançon de notre suprématie sur l’animal. La nature, par contre, leur apparaissait comme un règne harmonieux et paisible ; ils en opposaient le doux mécanisme au heurt brutal des passions humaines. Or aujourd’hui ce naturisme romanesque n’est plus de mise car les découvertes de la science nous ont révélé que tout ce qui vit obéit à cette même loi de guerre d’où découle fatalement la loi d’inégalité.

La guerre en effet crée des vainqueurs et des vaincus et la postérité du vainqueur bénéficie de l’héritage de la victoire de même que l’héritage de la défaite pèse sur la postérité du vaincu, principe injuste évidemment si on en considère les conséquences du point de vue de l’autonomie morale de l’individu mais principe inéluctable contre lequel il serait enfantin de perdre son temps à disputer.

Le vaincu de la vie, c’est celui dont la subsistance est précaire, qui vit au jour le jour ; le vainqueur est celui dont le lendemain est assuré. Ici du moins nous pouvons établir une démarcation sans hésiter car ce « souci du lendemain » fut la base du repos et le but du labeur humains depuis l’âge des cavernes jusqu’à notre civilisation présente. Nous touchons là une des assises inébranlables de l’humanité.

Il est logique et obligatoire que le vaincu aspire à la victoire et s’efforce de la remporter à son tour de même que le vainqueur travaille à conserver ce qui lui est venu par elle. De là une action et une réaction constantes de l’un sur l’autre.

L’action du vainqueur sur le vaincu s’exerce en somme de deux façons ; ou bien le premier réussit à inspirer au second la résignation à son sort, ou bien il le contente provisoirement par l’exercice de la bienfaisance. S’il échoue, la réaction du second s’exerce à son tour sur le premier soit par la violence du mouvement révolutionnaire soit par l’organisation d’un régime légal de redressement compensateur lequel ne peut s’établir et se maintenir que par l’union étroite de tous les intéressés. Examinons ces différents cas qui se sont si fréquemment reproduits dans l’histoire du monde qu’on peut les envisager comme en constituant toute une portion et non la moins importante.

La résignation est une vertu facile à préconiser, difficile à pratiquer, du moins volontairement. Mais il advient que, très souvent, sa pratique est involontaire. La résignation sociale s’établit par lassitude, par exemple à la suite de tentatives de révolte infructueuses et ayant abouti à des insuccès répétés. Si à cette lassitude se superpose la prédication, on conçoit qu’un effet durable soit produit et c’est ainsi que les périodes résignées abondent dans les annales de toutes les nations, anciennes et modernes.

Tous les clergés d’églises établies ont préché et continuent de prêcher la résignation parce que c’est une vertu éminemment religieuse, si l’on ose ainsi dire, et qui ajoute un relief certain à la compensation des biens futurs dont presque toutes les églises font espérer la possession à leurs fidèles. Mais, parmi les maux auxquels ceux-ci sont invités à se résigner, figure naturellement l’inégalité des conditions. Et ceux que cette inégalité favorise apprécient grandement, celà va de soi, le renfort que la religion se trouve apporter de la sorte à l’état de choses dont ils bénéficient. Là aussi, il faut bien prendre garde de ne point s’indigner en face de phénomènes qui s’enchaînent avec une parfaite logique. Le paradoxe apparent devient d’autant plus flagrant quand il s’agit d’une religion comme le christianisme à laquelle l’égalité évangélique sert ou plutôt est censée servir de base. Avouons le, il n’est pour ainsi dire pas une des grandes agglomérations nationales se réclamant aujourd’hui du christianisme qui ne tourne le dos à l’Évangile. Cette bizarrerie s’explique par le fait que l’Évangile intégralement appliqué serait destructif de toute société et, d’ailleurs, celà ne doit pas nous détourner de constater tout le bien social qu’a engendré l’esprit évangélique que nous allons retrouver sur le terrain de la bienfaisance et qu’il sera permis alors de louanger selon ses justes mérites. Mais enfin, il n’en est pas moins vrai que la vie future et ses espérances constituent un thème facile à utiliser pour justifier et faire accepter par ceux qui en souffrent l’inégalité sociale d’ici-bas. Encore une fois ne nous indignons pas si, sur ce terrain, de fréquentes et solides alliances se sont nouées entre « l’autel et le capital ». Cela est vieux comme le monde et fatal comme la Destinée.

À la résignation, la révolte succède volontiers. Et ce n’est pas d’hier non plus. Toutefois les mouvements révolutionnaires n’ont pas tous une origine sociale. Une certaine école historique s’est fourvoyée en voulant établir que des questions d’alimentation se trouvaient à l’origine de toute insurrection et même de toute guerre. Rien n’est plus inexact. Cette thèse ne conduit pas seulement à de grandes erreurs en histoire, elle aboutit à une grosse erreur en philosophie car elle abaisse l’humanité en retranchant du nombre des mobiles qui décident des actes collectifs ceux qui sont nobles et désintéressés. Il est consolant au contraire de recueillir, en étudiant les annales des peuples les plus divers, anciens et modernes, orientaux et occidentaux, tant de témoignages de la puissance directrice et motrice de l’Idée. La nation dont on a le plus dit qu’elle suivait le culte exclusif du dollar est, de nos jours, l’une de celles dont il est le plus malaisé de comprendre l’évolution si l’on ne fait dans son passé la juste part des sentiments qui présidèrent à sa fondation et aux phases décisives de son développement.

Mais, d’autre part, la liste est copieuse, le long des siècles, des soulèvements ayant un caractère très net de revendications sociales, formant pour dire le mot, des épisodes de l’éternelle « guerre des classes ». Ce mot joue actuellement le rôle d’épouvantail… Pourquoi ? Il énonce un fait. La guerre des classes a toujours été. Elle découle inévitablement de la coexistence des deux catégories humaines dont nous parlions tout à l’heure à savoir la catégorie de ceux dont la subsistance est précaire et la catégorie de ceux dont le lendemain est assuré.

On dit bien : les intérêts de ces catégories sont solidaires. Une expérience séculaire l’enseigne en effet mais si les intérêts sont solidaires, les aspirations ne le sont pas. Et à moins de recourir au procédé qu’avait utilisé la civilisation antique — l’esclavage — aucune organisation sociale ne saurait se prémunir contre les chocs en retour des rancunes engendrées par l’inégalité des conditions. Il en est donc de la guerre entre les classes, comme de la guerre entre les nations. De longues périodes de paix et d’entente peuvent la rompre et l’interrompent effectivement. Mais il n’apparaît pas que les parties en conflit puissent aspirer à autre chose qu’à un modus vivendi, dont la durée sera plus ou moins éphémère selon que les conditions en seront plus ou moins appropriées aux circonstances, aux tendances et aux besoins de l’époque.

Les tentatives de révolution sociale sont presque toujours vouées à de rapides échecs. Ce qui est très aisé à comprendre. La révolution politique vise, ouvertement le plus souvent, à des déplacements de partis. Les programmes d’action y recouvrent presque toujours des ambitions personnelles réunies en faisceau pour la satisfaction d’intérêts communs. Et pratiquement ce sont les hommes qui changent bien plus que le système, et la forme bien plus que le fond des institutions. La révolution politique peut parfois s’accomplir dans un calme relatif et sans rencontrer de fortes résistances ce qui permet à ceux qui la dirigent de ne point commettre de trop fâcheux excès. Il en va autrement de la révolution sociale. Celle-là est toujours excessive parce qu’elle est dirigée contre la propriété et non contre le pouvoir. L’homme accepte de renoncer à sa part du gouvernement, mais il se défend unguibus et rostro dès que ses biens personnels, son argent, sa terre sont menacés. Or l’excès n’engendre jamais de stabilité et appelle forcément une réaction qui s’affirme d’autant plus violente que l’action s’est dessinée avec plus de vigueur. C’est le jeu des vagues sur l’océan.

Le leader des mouvements de revendication sociale sait cela et c’est pourquoi à la révolution, il préfère le plus souvent les voies légales, surtout s’il sent en lui-même les qualités de souplesse, de patience, de subtitilité qui lui donneront quelque chance d’y réussir. La difficulté ici, c’est l’union à réaliser et le danger, c’est le transfuge qui, détaché de la cause commune par les avantages personnels qu’il a réalisés en la servant, abandonne ses compagnons de lutte et passe à l’ennemi pour les conserver. Quand nous voyons des faits de ce genre se produire sous nos yeux, nous leur attribuons volontiers un caractère exceptionnel mais, bien au contraire, il s’agit de cas habituels qui se sont reproduits à chaque essai de reprise légale exercée par les non-possédants sur les possédants. De tels essais supposent une longue période de préparation et d’organisation et plutôt une série de petites batailles s’enchaînant l’une l’autre qu’une seule bataille, violente et brève. Surtout il y faut de très nombreuses troupes, une armée véritable et bien disciplinée. Une armée ne se forme ni ne s’entraîne en peu de temps. Il faut la recruter et ensuite l’exercer. Il faut des chefs et des fonds. On trouvera le dévouement et aussi l’argent. L’idée est de celles qui peuvent engendrer de l’enthousiasme et inspirer l’esprit de sacrifice. La cotisation minime se mue par le nombre de ceux qui l’acquittent en trésor de guerre et il n’est pas rare que les généraux qui dirigent le tout fassent preuve d’abnégation et d’intégrité. Mais il est inévitable aussi qu’autour de tout ce mouvement et dans son sein, ne se trouvent des hommes qui en tirent profit. Leur absence de scrupules, aidée par les circonstances, les porte au pinacle. Et dès qu’ils s’y trouvent, leur point de vue change ; ils n’aperçoivent plus les choses sous le même aspect que ceux dont ils sont censés représenter les appétits. Devenus eux-mêmes des possédants, ce n’est que par leur habileté d’équilibristes qu’ils demeurent les délégués des non-possédants. Et on conçoit qu’une semblable situation ne puisse être durable.

Le mécanisme social de l’univers civilisé nous apparaît ainsi sous la figure d’un sablier, au dedans duquel la Démocratie travaille à établir l’égalité, sans autre perspective certaine que d’aboutir un jour au retournement du sablier. Ou du moins il en serait ainsi si une donnée morale ne venait modifier l’âpre certitude de ce destin. Et cette donnée morale, c’est l’intervention de ce que nous avons appelé tout à l’heure : la bienfaisance.

Il convient d’écarter de notre vocabulaire les expressions usuelles et qu’on a opposées l’une à l’autre de « charité » et de « solidarité ». C’est ici une petite querelle de mots sur laquelle il ne vaudrait pas de s’attarder : mais à tort ou à raison, l’idée de charité comporte quelque chose d’un peu humiliant : la notion du surplus que le riche abandonne à l’indigent. Et d’autre part, l’idée de solidarité suppose l’existence d’une sorte de droit extrêmement vague sur lequel il est manifeste qu’on cessera d’être d’accord dès qu’on en voudra pousser l’analyse un peu loin. Si notre semblable a le droit de « ne pas mourir de faim » il a le droit à un peu plus que cela. Et où s’arrêtera son droit ?

La bienfaisance est la forme spontanée de l’entr’aide et je n’hésite pas à dire que, dans une démocratie moderne, voilà la seule condition formelle de stabilité et de progrès ; stabilité relative évidemment, progrès relatif aussi. Mais éléments bien supérieurs en tous cas à ce qu’on peut attendre de la « résignation » ou des entreprises de revendication, que celles-ci revêtent un caractère révolutionnaire ou qu’elles se maintiennent dans les voies légales.

La bienfaisance étant donc la forme spontanée de l’entr’aide s’exerce de deux manières : matériellement et moralement. Dans les deux cas, elle suppose un effort et, par là, celui qui l’exerce se différencie du pharisien de l’Évangile dont le geste n’en suppose aucun. L’effort matériel existe dès que le donateur se prive de quelque chose pour donner, ou dès qu’il prend une peine certaine pour que son obligé tire du bienfait reçu le maximum de profit. L’effort moral apparaît quand l’homme se penche vers celui qu’il veut secourir et lui apporte le réconfortant témoignage qu’il voit en lui un égal moins fortuné.

Si l’on examine les sept formules principales de civilisation qui se partagent le monde, à savoir : l’asiatique, la britannique, la française, la germanique, l’hellénique, l’hispanique et la slave[2] aperçoit que la bienfaisance est surtout prédominante au sein de deux de ces civilisations, la britannique et la slave, et que la première des deux est celle qui, pratiquement, en a organisé l’exercice de la façon la plus complète.

C’est en Angleterre, dans les classes moyennes, que l’épargne et le gain de chaque famille ont cessé d’abord d’être considérés comme devant être employés en totalité à l’accroissement de la fortune ou à l’agrandissement de la situation familiales. C’est aux Anglais qu’appartient l’initiative de s’être peu à peu détachés d’une conception si exclusivement cellulariste et d’avoir fait entrer dans leurs calculs individuels la préoccupation altruiste. Les États-Unis ont, par la suite, développé largement cette innovation, au point que souvent le père de famille américain s’est trouvé faire dans son héritage la part du bien public beaucoup plus vaste que celle de ses propres enfants, et cela sans que l’opinion en marquât la moindre désapprobation.

Les Anglo-Saxons ne se sont pas montrés moins enclins à pratiquer la bienfaisance moralement que matériellement. Il est très frappant de constater que le sentiment de la dignité humaine et de l’égalité morale des hommes, se manifeste aussi fortement dans la vie anglaise, malgré la persistance de hiérarchies compliquées, que dans la vie américaine plus complètement libérée qu’aucune autre de distinctions sociales, maintenues ailleurs par la loi ou la coutume.

Nous saurons, plus tard, à quel degré l’entr’aide a fécondé la civilisation slave. Dès à présent, nous apercevons la force immense qu’en tire la civilisation britannique, au point de vue de la stabilité et du progrès. Certes la paix sociale n’est nulle part absolue et aucune institution ne parvient à la préserver de tout ébranlement ; mais heureuses sont les nations qui parviennent à l’établir aussi solidement et à la maintenir pendant d’aussi longues périodes.

Parmi les professions essentielles, il en est deux qui n’ont pas bénéficié, en ce qui concerne la bienveillance mutuelle, des progrès du bien-être général. Les ouvriers ont vu, à bien des égards, leur situation s’améliorer, mais leurs rapports, avec ceux qui les emploient, ont été s’aigrissant de plus en plus. D’autre part, le service domestique est devenu inquiétant par le mélange d’indifférence et d’hostilité dont est aujourd’hui pénétrée l’intimité forcée qu’il comporte entre maître et serviteur. Ces deux points demandent à être brièvement étudiés.

On a tout dit sur les causes et le caractère de la tranformation subie par l’industrie et l’on connaît par là même les avantages et les inconvénients résultant de l’agglomération, dans de vastes usines, d’ouvriers spécialisés ; mais on ne réfléchit pas suffisamment à ce que peut produire le contact du luxe patronal avec le travail manuel sur lequel il s’appuie. Le luxe de nos jours s’affirme par des signes extérieurs ignorés du passé. Au fond de la mentalité ouvrière subsiste toujours quelque chose de la mentalité paysanne. L’ouvrier et le paysan envisagent sans jalousie l’édification d’une belle demeure entourée de vastes jardins. L’équipage et la parure font naître en eux des sentiments tous différents. L’abus des autos et de la toilette engendre l’envie mêlée de dédain, d’où sort finalement la haine.

D’un autre côté, l’ouvrier est mauvais juge du point où commence pour le patron le superflu. Et pourtant il s’érige en juge. Il ne comprend pas que le patron cesserait de donner un effort et de courir des risques considérables du jour où il ne serait pas assuré d’y trouver la satisfaction de certains besoins raffinés qui existent peu ou point chez ses ouvriers et prennent rang, chez lui, immédiatement après le boire et le manger. L’ouvrier, lui aussi du reste, a besoin d’un certain superflu dont on doit tenir compte en l’employant. C’est là le grand aliment de la guerre des classes : la question du superflu est celle sur laquelle on ne s’entend jamais parce qu’on néglige le plus souvent de la considérer, lui attribuant une importance secondaire. Un écrivain n’a-t-il pas soutenu que le nécessaire dans la vie ne comptait guère en regard du superflu ? Il ne faut pas rire de ce paradoxe. C’est l’honneur de la nature humaine d’en avoir fait une vérité.

De telle sources de malentendus sont assez sérieuses pour n’être pas aggravées encore par l’ingérence de la politique. Si le patron se croit investi de la mission de faire « bien voter » (c’est-à-dire pour le parti auquel il appartient) ceux qu’il emploie, la paix sociale autour de lui a toutes chances de se trouver définitivement compromise. La bienfaisance patronale doit s’exercer à la fois matériellement et moralement mais avec beaucoup de prudence et de discrétion. Les meilleures intentions y peuvent produire de détestables conséquences.

On a beau faire, le service domestique conserve toujours un certain relent d’esclavage ou de servage. Les temps et les pays où cette fâcheuse caractéristique s’est le moins fait sentir ne sont pas ceux où l’égalité théorique a dominé dans la législation, mais plutôt ceux où les mœurs patriarcales se sont affirmées avec le plus de force. C’est qu’alors le serviteur fait partie de la famille. Il y est connu, s’y sent protégé et, même chargé d’une besogne excessive, sa situation lui parait moins dure que ne l’est le régime de prétendue liberté qu’ont développé les habitudes modernes. Il n’est pas exagéré de dire que, dans les ménages vivant dans les villes et ayant plus de trois domestiques, il y a soixante-dix pour cent de maîtres ne connaissant rien de l’origine, de la vie antérieure, des déboires ou des projets de leurs domestiques et quarante pour cent ignorant jusqu’à leurs noms de famille. Un tel état de chose s’aggrave de la promiscuité que le système des « appartements » séparés tend à établir entre les domestiques des divers étages et de la dépravation qui naît des excès du luxe étalé sous les yeux et soutenu bien souvent par des moyens dont ils aperçoivent en détail le mécanisme peu respectable sinon tout à fait immoral. Il advient ainsi que, ne faisant rien pour les y aider, les maîtres réclament de leurs domestiques la pratique de vertus dont eux-mêmes se montrent incapables.

Certains, tout en déplorant qu’il en soit ainsi, n’aperçoivent à ce régime qu’un inconvénient minime parce qu’il s’agit d’un nombre restreint d’individus formant en quelque manière des groupes d’ilotes que leur profession voue à une sorte de déchéance mais qui n’exercent pas d’influence autour d’eux. Il y a là une erreur capitale. L’influence exercée par les domestiques ne peut être négligée. Sur les enfants de la maison elle apparaît considérable et se fait aussi sentir sur les adultes à travers les mille détails du contact quotidien.

Quant au caractère fatal de déchéance que revêtirait la profession, on ne saurait trop protester contre une théorie aussi démoralisante. L’aide et la sécurité apportées par le serviteur transforment souvent son rôle en celui d’associé. Près de l’homme voué à quelque vaste et beau labeur, près de la femme qui se dépense en bonnes œuvres, son concours peut devenir des plus précieux. Le service domestique participe directement en ce cas à un effort ennoblissant dont quelque honneur ne manque pas d’en rejaillir sur lui.

Les démocraties s’indignent volontiers de la survivance dans leur sein des aristocraties auxquelles elles ont succédé. Elles ne conçoivent pas cette survivance du moment que les privilèges sur lesquels s’appuyaient ces aristocraties ont disparu et ne voient plus que la puérile gloriole de se parer de vains titres. Elles sont encouragées dans leur dédain, à cet égard, par le fait que toute aristocratie déchue du pouvoir qu’elle détenait n’est plus défendue contre les usurpations, les fraudes, les parchemins fabriqués, les généalogies retouchées… tout ce qu’une sotte vanité peut inspirer aux gens avides de hausser leur propre médiocrité en la rattachant à un passé imaginaire. Ainsi, en temps de démocratie triomphante, la véritable aristocratie se trouve entourée d’une fausse aristocratie sans que l’opinion sache les bien discerner l’une de l’autre. Or ce qui constitue une aristocratie, ce n’est ni d’avoir exercé certains droits, ni même d’avoir rempli certains devoirs, c’est d’avoir longtemps vécu autour de certaines traditions. Ces traditions sont mêlées. Il en est qui satisfont de nobles instincts et d’autres qui consacrent des protocoles insignifiants ; il en est qui maintiennent d’utiles principes et d’autres qui ne font qu’entretenir de fâcheux préjugés. Mais telles quelles, leur ensemble est d’une belle allure. Il en résulte des façons de penser, d’apprécier, de se tenir, de se conduire qui pénètrent l’aristocrate dès l’enfance le plus naturellement du monde et le différencient de ses concitoyens. Au lieu de se laisser terroriser puérilement par le « fantôme de la réaction », ceux-ci feraient beaucoup mieux, sans avoir à sacrifier pour cela une parcelle des conquêtes du modernisme, d’admettre que le « bon ton » n’est pas à dédaigner et que, dans une certaine mesure, il convient de voir en lui un héritier lointain de l’antique

eurythmie.

Le Respect des Conventions

Les conventions dont nous voulons parler ici ne sont pas les contrats privés dont le respect est prescrit par la probité élémentaire, mais bien, ces conventions qui constituent la base essentielle de toute société organisée : écrites, ce sont les lois ; tacites, ce sont les coutumes.

Les lois s’environnent volontiers de préambules majestueux ; les coutumes le plus souvent n’ont même point de formules précises. Cependant il advient que les premières ressemblent à des miroirs où se reflètent les tendances passagères d’une opinion qui ne s’est pas toujours formée d’une façon assez experte et désintéressée, tandis que les secondes consacrent des notions et des sentiments triturés par l’expérience et renforcés par l’adhésion de plusieurs générations. Ce que nous disons là n’est vrai ni de toutes les lois ni de toutes les coutumes, car il y a des lois illustres qu’un long effort a enfantées et qui représentent une conquête durable de la justice et de la raison et, par contre, certaines coutumes s’appliquent à des objets insignifiants ou même puérils. Mais ce sont des exceptions. Plus fréquent apparaît le cas inverse.

On est assez porté à croire que le respect des coutumes favorise dangereusement dans une nation l’esprit de tradition au détriment de l’esprit de nouveauté et affaiblit par là son pouvoir créateur ou progressiste. Il suffit de considérer l’Angleterre moderne pour se rendre compte combien ce point de vue est chimérique. En réalité, la force qui vient de la nation par ses lois ne saurait suppléer la force qui lui vient par ses coutumes. Ces deux sources de forces sont nécessaires. L’histoire indique toutefois que les coutumes sont encore plus indispensables à la vitalité et à la résistance des sociétés que les lois.

Ce que l’on pourrait appeler le fétichisme de la loi naît en général à la suite de commotions d’un caractère plus ou moins révolutionnaire, provoquant la promulgation rapide d’un grand nombre de lois réformatrices. Le code ainsi composé se trouve auréolé par l’importance des événements à l’occasion desquels il a été établi. Les initiateurs du mouvement ou ceux qui en ont bénéficié enferment ces lois dans l’arche d’alliance de leur dévotion et sont portés à les proclamer intangibles. Ils dénigrent le régime antérieur et dénient à l’avenir le droit de modifier une législation si parfaite. La France n’a pas été seule à fournir des exemples d’un pareil état d’esprit. Par contradiction nait une tendance inverse autour de laquelle se groupent les frondeurs et les mécontents. Ceux-là méprisent tout texte législatif issu d’une discussion publique ou d’une assemblée de jurisconsultes et parfois se laissent entraîner jusqu’à faire profession de désobéissance aux lois.

« Nul n’est censé ignorer la loi » est un axiome bien connu et dont la commodité au point de vue juridique est incontestable. Cet axiome n’est pas très défendable en soi. En effet les dispositions législatives en vigueur dans un pays à un moment donné composent un ensemble bien trop vaste et touffu pour que les citoyens s’y reconnaissent. Il arrive donc que ceux-ci enfreindront la loi fréquemment sans propos délibéré ni même mauvaise intention. Cette désobéissance là peut entraîner des sanctions sociales ; elle reste sans portée morale. Il en va autrement de la révolte concertée et des diverses espèces de fraude.

L’indulgence qu’on se témoigne à soi-même quand il s’agit de frauder la loi est en raison directe des intérêts en jeu. C’est pourquoi la fraude est surtout fréquente en matière fiscale. S’il y a circonstances atténuantes, que la conscience de chacun l’éclaire, mais le principe du délit reste indubitable, surtout s’il s’accompagne de déclarations incomplètes et, à plus forte raison, inexactes. La chose, en somme, revient toujours à ceci : substituer le jugement de l’individu à celui de la collectivité. La collectivité, par ses mandataires, établit une taxe et l’individu, la jugeant mal établie en droit ou en fait, prétend la réviser à lui tout seul et la corriger pour ce qui le concerne personnellement. Il y a évidence que cette prétention est nettement anarchique. En vain appelle-t-on à la rescousse un vieux sophisme qui consiste à se représenter les pouvoirs publics comme un chasseur armé et le contribuable comme un gibier traqué. Or le gibier a bien le droit de se soustraire de son mieux à la poursuite du chasseur… Qui n’aperçoit combien, dès qu’il s’agit de pouvoirs publics régulièrement établis, la comparaison est erronée. Le gibier défend son existence ; le contribuable ne défend que sa bourse et il n’est pas toujours aisé de prouver qu’il soit le meilleur juge de ses propres capacités fiscales. Aussi bien, de nos jours, les contribuables dont la charge est trop lourde ont-ils, en se groupant, le moyen de porter leurs réclamations devant l’opinion et, dans la plupart des pays, l’espoir d’arriver par le bulletin de vote à les faire triompher.

Une telle entente, même agrémentée d’agitation légale, ne rentre pas dans la catégorie des « révoltes concertées » puisqu’aussi bien il n’y a pas là de révolte véritable. Elle existe au contraire lorsqu’au lieu d’un effort pour dénigrer la loi et en obtenir le changement, se manifeste le refus pur et simple d’obtempérer à ses injonctions. Le citoyen isolé s’y risque rarement, assuré de ne pouvoir sortir avec avantage d’une lutte engagée dans ces conditions. Mais on voit parfois des citoyens s’unir en assez grand nombre pour organiser et propager ce refus d’obéissance, soit parce que des intérêts régionaux considérables auraient été lésés soit parce que des consciences se seraient senties blessées par les dispositions d’une loi récente. Ce dernier prétexte prête à abus. Il est facile de l’invoquer mais moins facile de le justifier. Le législateur après tout, s’il a les moyens de tracasser extérieurement, est sans armes pour atteindre le fonds des consciences ; à moins toutefois que, conquérant persécuteur, il n’ait le triste courage comme cela a été souvent le cas en Pologne depuis cent cinquante ans, de violer les principes les plus sacrés du droit naturel.

En somme on peut se risquer à donner cette double règle : que le respect dû aux lois est exigé par l’ordre public, qu’il est la base de tout l’organisme social si bien que quiconque y manque apporte à l’anarchie un renfort, si minuscule soit-il — et que, d’autre part, le respect dû aux coutumes est la meilleure expression du patriotisme éclairé et prévoyant. La loi n’est pas, par sa vertu propre, l’émanation de la justice intégrale et la coutume n’incarne pas nécessairement la Raison parfaite. Il y aurait à les envisager de la sorte, une inutile naïveté. Ni la loi, ni la coutume ne doivent être intangibles par le motif que les hommes ne sont pas faits pour elles, mais bien elles pour les hommes. Mais l’une et l’autre représentent cette base essentielle de toute Société viable : les conventions — base évidemment défectueuse par là même qu’elle est humaine, sur laquelle reposent pourtant la sécurité matérielle et l’esprit national, sources du progrès collectif.

Le Respect de l’Individualité

Les croyances et la condition d’un homme ne suffisent pas à dessiner son individualité. Celle-ci résulte de qualités et de défauts personnels entre lesquels il est très difficile même à qui le connait bien, de déméler ce qui doit être accepté de ce qui peut être combattu. L’on admet que les parents au foyer, les maîtres à l’école, les camarades à l’université, à l’atelier ou au régiment ont les uns le devoir, et tous le droit de raboter l’homme depuis l’enfance jusqu’à ce que, devenu adulte, son âge à défaut de sa valeur ou des services déjà rendus lui aient acquis le privilège de s’imposer en bloc avec les agréments et les imperfections d’un caractère désormais fixé dans ses traits fondamentaux.

Cette question des rapports de l’autonomie individuelle avec la société et de l’action et de la réaction de l’une sur l’autre, c’est en quelque sorte toute la philosophie sociale. Sans prétendre en aborder la complexe et difficile étude, il est opportun de mettre en relief les trois points sur lesquels — de nos jours tout au moins et étant donné les principes qui servent de bases à la civilisation générale — la Société doit à l’homme le respect de son individualité : à savoir sa carrière, son mariage et ses opinions.

Par carrière, il faut entendre ici : métier, profession, occupation. Et cela implique que tout homme doit avoir une profession ou une occupation déterminée. Pendant très longtemps on a reconnu au rentier le droit de « vivre de ses rentes ». La formule, du temps de Louis Philippe, comportait même quelque éloge pour celui à qui elle s’appliquait. Si le rentier témoignait par surcroît de l’intérêt à une œuvre ou à une pensée altruistes d’un ordre quelconque, il devenait aussitôt « homme de bien ». Nous en jugeons autrement. Nous tendons à ne plus admettre que la jouissance de la fortune héritée constitue une carrière. La Société moderne s’attribue en conséquence le droit de se montrer sévère vis-à-vis du citoyen qui n’en a suivi aucune. Mais ce principe posé, il y aurait danger à pousser plus loin et à permettre à l’opinion d’apprécier le degré d’utilité d’un chacun. L’opinion n’est pas assez avertie ou même assez éclairée pour se justifier d’un semblable classement. Telle entreprise jugée par elle oiseuse se tourne souvent en un bienfait pour l’humanité.

De vieilles habitudes mentales troublent cette question de la carrière. Ainsi nous sommes portés à exalter celui qui ressent une « vocation » et nous lui comparons désavantageusement celui qui cherche tout simplement à faire son chemin en mettant d’accord ses facultés hésitantes avec ses intérêts probables. Or le second a souvent beaucoup plus de mérite que le premier auquel recherches et tâtonnements sont épargnés. De par son étymologie du reste, le terme vocation ne devrait être employé que lorsqu’il s’agit du sacerdoce. Parler de vocation agricole ou archéologique n’est pas une expression très bien choisie. Il n’en reste pas moins que l’adolescent incliné par un goût prononcé vers une carrière précise est privilégié. Aussi doit-on se garder non pas de l’éclairer, s’il y a lieu, sur les inconvénients inaperçus de cette carrière, mais de lui opposer une fin de non-recevoir ou de multiplier autour de lui les obstacles décourageants. Les parents se croient parfois autorisés à le faire au nom de traditions familiales injustifiables, à moins qu’ils n’obéissent à de simples préjugés de caste moins légitimes encore.

Il n’est pas prouvé du tout que l’État ait aujourd’hui un intérêt quelconque à voir certaines professions — même la profession militaire — se cristalliser héréditairement dans les familles. Très probablement son intérêt est inverse, les Démocraties gagnant au total quand, dans leur sein, les spécialismes se mêlent et se pénètrent entre eux. Au surplus toute profession honnêtement recherchée et pratiquée est honorable et il n’y a plus de blason qui puisse être terni de ce chef.

Un autre préjugé d’ancienne date s’attache aux changements de carrière. On dirait qu’il y ait là comme un vague déshonneur et que l’homme, en abandonnant une profession pour une autre, avoue de la sorte avoir échoué — et par sa faute — dans celle qu’il avait d’abord embrassée. Ceci a pu être de quelque exactitude au temps où la plupart des hommes voyaient leur existence s’écouler tout entière dans le coin de pays où le hasard les avait fait naître. L’instabilité matérielle des sociétés démocratiques et les facilités de transport issues de l’application industrielle des découvertes scientifiques ont changé tout cela. Vous ne devez aucun compte à vos concitoyens des orientations nouvelles réalisées par vous en cours de route.

On ne peut réclamer des intéressés qu’ils envisagent le mariage du simple point de vue évangélique. Ce serait trop beau… et la Société ne s’en trouverait pas aussi bien que d’aucuns se l’imaginent. Il est normal que ce qu’on appelle d’un mot à la fois vague et précis, les « convenances », soient appelées à intervenir en cette affaire. Ne consulter que le seul attrait, c’est peut-être préparer de nombreux divorces. Or là même où le divorce est accepté légalement et religieusement, il convient de n’y voir qu’un pis-aller. Les parents sont donc sages en apportant à leurs fils les conseils d’une expérience plus longue et plus assise que la leur. Ceux-ci sont eux-mêmes bien venus à demander à la raison de contrôler leur sentiment si toutefois, cela va sans dire, le devoir ne dresse pas devant eux ces impérieuses prescriptions qu’aucune considération sociale ne devrait permettre de discuter.

Mais une fois le mariage accompli, et si nul déshonneur n’y est attaché, au nom de quel pouvoir des tiers s’érigeraient-ils en censeurs et viendraient-ils demander compte à un homme de l’usage qu’il a fait de la première de ses libertés ?

Les opinions, souvent associées aux croyances, en diffèrent totalement et ne peuvent être appréciées d’après les mêmes principes. Lorsque cette association se produit, c’est que la vie politique n’est pas tout à fait normale et l’Église dont l’action se trouve ainsi en jeu est, en général, la première à en souffrir.

Le terme « opinions » évoque aussitôt le spectre des partis politiques. Or les partis ne jouissent pas d’une excellente réputation. On les rend volontiers responsables de mille maux ; on les déclare coupables de délits multiples, parfois de crimes inexpiables ! Il suffit pourtant de se demander ce que deviendraient sans eux la plupart des États civilisés pour constater la nécessité de leur intervention dans la vie publique. Ils y constituent comme une sorte de cran d’arrêt sur la pente qui, par la stagnation, conduirait à l’anarchie ou à la décomposition. Seulement cette institution veut être considérée de façon plus large que nous ne sommes accoutumés de le faire. L’existence des partis politiques n’est pas dépendante du régime parlementaire et leur activité ne se traduit pas nécessairement par le renversement d’un cabinet. Il s’agit d’un phénomène permanent, inhérent à l’état de société organisée.

La manière dont un homme adhère à un parti politique, s’y comporte et en sort prête infailliblement à des soupçons de la part des partis adverses. On tendra à l’accuser d’avoir obéi à des mobiles peu respectables plutôt qu’à une conviction désintéressée. Or une conviction désintéressée est chose rare et ceux qui profèrent l’accusation ont bien des chances de n’en point parler en connaissance de cause. Il y faut, en effet, une culture historique approfondie, de longues réflexions et, en plus, une suffisante expérience de la vie impliquant que l’homme a déjà atteint un certain âge. Beaucoup d’opinions sont héritées ou acceptées sans contrôle par le fait du milieu : on les honore de façon imméritée en les qualifiant de traditionnelles. Remarquons que presque toujours leur acceptation comporte certains avantages matériels, sociaux… dont on se trouverait privé en arborant de nouvelles couleurs. Il n’en est pas ainsi seulement dans des centres aristocratiques : tel gros fermier, tel petit industriel, tel commerçant en détail se sentent plus ou moins dominés par les opinions de leur voisinage ou de leur clientèle.

Voilà donc deux points à prendre en considération : la difficulté pour la majorité des citoyens d’avoir des opinions personnelles et la pesée sur eux des opinions toutes faites professées par le milieu auquel ils appartiennent ou dans lequel ils se meuvent. Mais ce n’est pas tout. Les intérêts professionnels interviennent forcément dans la question et leur intervention n’est nullement illégitime. Exigera-t-on d’un agriculteur son adhésion au libre-échange, s’il a besoin du protectionnisme, sous le prétexte que l’intérêt supérieur de l’État doit primer le sien. Il faudrait d’abord le convaincre que tel est bien l’intérêt supérieur de l’Etat. Il ne s’agit point ici d’une vérité mathématique ; c’est un vieux thème à disputes et la dispute continue. Si les radicaux sont libre-échangistes et les conservateurs, protectionnistes, notre agriculteur soutiendra les conservateurs et nul ne saurait lui en faire un sérieux grief. Tout au plus dans un conflit comme celui relatif à l’interdiction de l’absinthe pourra-t-on demander à l’intéressé de s’incliner devant les exigences indiscutables du bien public et de la morale.

De même le fonctionnaire qui voit inscrire dans le programme d’un candidat une mesure dont dépend l’amélioration du sort des siens est naturellement enclin à lui donner son suffrage. Donc, troisième point : intervention inévitable des intérêts professionnels dans le choix du parti. Nous avons enfin un quatrième point à considérer, à savoir le jeu des ambitions individuelles. Il est double ; il s’exerce pour pousser un homme à se servir du parti en vue d’obtenir un mandat politique et ensuite de ce mandat pour acquérir une situation sociale plus importante. Inutile de dire que l’on côtoie ainsi toutes sortes de précipices mais, dans une démocratie, le principe de ces ambitions étagées n’est pas en lui-même repréhensible. Etant entendu que nous ne parlons pas de la démocratie idéale que pourraient constituer les cohortes angéliques mais des démocraties imparfaites, à formes monarchiques ou républicaines, que les hommes édifient ici bas, il convient de se montrer indulgent aux manifestations de l’ambition. Surtout ne pas perdre de vue que, dans ce domaine également, il advient à celui qui est parvenu d’exiger de celui qui aspire à parvenir des vertus que lui-même n’a pas l’occasion de pratiquer si tant est qu’il en soit capable.

Ces quatre points sur le détail desquels il n’y a pas lieu d’insister davantage nous amèneront à conclure à la quasi impossibilité de connaître de façon sûre la genèse et la valeur vraie des opinions de chacun ; d’où il résulte que le risque de verser dans la calomnie est ici considérable et fréquent. Or rien n’est pire au sein d’une société démocratique que la calomnie ; elle s’y comporte en quelque sorte comme dans un bouillon de culture. Ses ravages s’y exercent triplement : elle aigrit et dévoie souvent celui qu’elle atteint ; elle avilit toujours celui qui la profère ; elle finit presque toujours par abaisser

la collectivité au sein de laquelle elle a pris racine.

La Culture de la Conscience

La doctrine du Respect mutuel constitue une manière de législation à laquelle la conscience individuelle doit servir de pouvoir exécutif.

De l’essence de la conscience nous ne disputerons pas. Elle existe chez tout être humain ; ce fait incontesté nous suffira.

Elle existe sous trois types, toujours les mêmes. La conscience de l’homme est endormie : c’est le cas de la majorité ; ou bien elle est dévoyée : c’est la trop nombreuse exception ; ou bien elle est alerte : c’est l’élite.

Il est très ingénieux de comparer la conscience à un tribunal puisqu’elle provoque un interrogatoire et un jugement. Mais il faut alors l’entourer de tout ce qui est nécessaire au bon fonctionnement d’un tribunal : à savoir — en plus de l’interrogatoire et du jugement — l’instruction, les plaidoiries et le réquisitoire.

Qu’on me permette d’aborder tout de suite — pour l’écarter — ce sujet brûlant : la confession. Dès qu’on parle d’examen de conscience, l’image du confessionnal se dresse avec les arguments passionnés de ceux qui le fréquentent et de ceux qui le redoutent. Or la confession est un sacrement destiné à alléger le poids des péchés en apportant au cœur contrit le pardon de Dieu. C’est donc premièrement une institution d’ordre religieux dont le principe échappe ici à nos investigations. C’est, en second lieu, une institution qui vise surtout la faute commise. Le rôle de la conscience, tel que nous avons à le délimiter, est autrement vaste puisqu’il s’agit non seulement de redresser mais de prévoir, non seulement de crimes ou de délits mais d’actes encore inaccomplis, de simples projets.

Le sommeil de la conscience est celui d’un tribunal auquel on négligerait longtemps de suite d’avoir recours et dont le juge complètement assoupi ne serait plus capable d’entendre la plainte du demandeur.

L’homme n’est pas pour cela garanti contre tous remords. S’il se prépare à mal agir, un vague malaise l’en avertit. Quand il a mal agi, une sourde inquiétude le tourmente. Mais les rouages de la conscience sont rouillés et ne fonctionnent pas au-delà. En vain s’adresse-t-on à la volonté pour les mettre en mouvement. Ce n’est pas facile d’improviser une instruction impartiale, de bien conduire un interrogatoire. Quant à l’avocat de la partie lésée, il ne se présente même pas. Son adversaire a beau jeu. Si réquisitoire il y a, il sera si rapide et prononcé d’une voix si faible qu’à peine pourra-t-on l’entendre. Et voilà ce simulacre d’audience clos sans que le juge soit sorti de sa léthargie. Telle est la conscience endormie.

La conscience dévoyée fonctionne, elle, avec vigueur et ostentation. Elle a dans l’histoire plus d’un modèle. Que de procès politiques ont déshonoré la justice. Il y a des consciences installées sur le même plan que certains tribunaux corrompus. L’orgueil, le vice ou la peur y rendent des arrêts qu’applique aussitôt une force aveuglée ou mercenaire. Exception, avons nous dit… certes ! Mais exception trop multipliée. L’intérieur de ces consciences dévoyées présente un affreux spectacle. Le pire est qu’elles n’appartiennent pas toujours à des criminels mais à des êtres socialement étiquetés comme « honnêtes gens ». Bien des criminels possèdent des consciences endormies alors que des citoyens honorés pour la tenue extérieure de leur existence laissent entrevoir les bas-fonds de leurs consciences dévoyées.

La conscience alerte l’est à un degré plus ou moins marqué. Elle n’atteint pas à la perfection qui n’est pas de ce monde mais elle maintient l’homme sur la brèche de sa propre imperfection, prêt à lutter honnêtement contre lui-même.

La conscience alerte est souvent inexperte, maladroite, parce qu’elle n’a pas été éduquée et entraînée comme elle devait l’être.

Il faut se garder de faire germer dans ce sol délicat la plante douteuse qu’on nomme le scrupule. Il risque d’en sortir toute une végétation fâcheusement touffue. Le scrupule se multiplie sans mesure et produit l’hésitation, la timidité, l’inquiétude maladive. Sa façon de s’exprimer, c’est le point d’interrogation. Il le pose inlassablement et n’y répond pas. Pour reprendre notre comparaison, il provoque le tribunal à une sorte de session perpétuelle où les causes enchevêtrées et toujours renaissantes ne seraient somme toute ni bien instruites, ni sainement plaidées, ni définitivement jugées. Le résultat d’une telle activité n’offre pas de garanties. Il est assez fréquent comme l’a écrit un romancier moraliste « qu’une conscience scrupuleuse et une âme égoïste se prêtent un appui réciproque ».

La conscience ne doit siéger que lorsqu’il y a matière. Et cette matière ne comprend pas les mille et un détails de la vie quotidienne devant lesquels on ne saurait, sans graves inconvénients, s’arrêter préventivement.

Ainsi que nous l’indiquions tout à l’heure, l’instinct moral avertit quand un procès s’impose. Il faut que, dès l’adolescence, l’homme soit dressé à tendre l’oreille pour recueillir cet avertissement de façon à commencer aussitôt l’instruction c’est à dire l’examen du fait et des circonstances et la recherche de la partie lésée.

Ce qui importe avant tout dans la série de ces opérations, c’est l’ordre. La franchise a chance de découler de l’ordre ; au contraire elle se manifeste malaisément sans son aide.

L’objet de la poursuite doit être dégagé rapidement, isolé autant que possible d’autres faits qui en compliqueraient l’examen et bien mis en lumière avec les circonstances au milieu desquelles il apparaît.

La recherche de la partie lésée ne peut être infirmée par l’argument commode : cela ne fait de tort à personne. Cet argument n’est jamais de mise. Il y a toujours une partie lésée, fût-ce la loi morale qui veut ici être considérée comme personne civile. Elle a ses droits à faire valoir.

Le prévenu a aussi les siens : le prévenu c’est-à-dire soi-même. Il ne convient pas qu’une fausse humilité étouffe sa voix. L’humilité qu’il ne faut jamais confondre avec la modestie est une assez piètre vertu. Elle sert de paravent à bien des vilenies. « Moi ver de terre, moi plus méprisable que le néant… » En ces termes le fidèle est invité dans certains manuels de piété à s’exprimer pour implorer Dieu de lui pardonner ses péchés. Combien absurdes apparaissent de telles expressions !… Le mécanisme de la conscience ne doit pas jouer unilatéralement. Le prévenu a droit d’assembler les éléments de sa défense et c’est en examinant ces éléments qu’il apprend à apprécier la valeur de ses actes.

L’interrogatoire est une opération à laquelle un long atavisme a donné un cachet presque instinctif. L’expression « interroger sa conscience » ne serait pas si courante si elle ne répondait à quelque chose d’usuel. Si l’interrogatoire est trop souvent écourté ou « saboté », c’est qu’on néglige de l’entourer des formes voulues, de le préparer avec un peu de solennité.

Ne pensons pas surtout qu’il faille en tout ceci faire appel à la vertu, personne d’accès intimidant pour la faiblesse moyenne et qu’on salue de loin sans éprouver en général un ardent désir de grimper jusqu’à elle. L’aide de la vertu n’est pas essentielle au bon fonctionnement de la conscience. Ce fonctionnement repose presque exclusivement sur des habitudes d’esprit.

Mais dira-t-on alors, à quoi bon ces opérations puisque le jugement rendu sera dépourvu de sanction. Car si l’homme peut parfois s’employer à réparer envers autrui les graves préjudices que sa conscience lui déclare avoir été commis par sa faute, dans la majorité des cas, la réparation est pratiquement impossible. Et alors ? Doit-on s’infliger une « pénitence » ?… Non. Ce serait puéril et sans portée. Mais voici la merveille que récèle la conscience. Ce tribunal n’a pas besoin de sanction car le prononcé du jugement se suffit à lui-même. Si l’acte condamné est déjà accompli et non réparable ou si la condamnation anticipée n’a pas réussi à en empêcher l’accomplissement, le remords naît aussitôt.

Il n’est point de vie normale ici bas si elle n’est accompagnée de remords. L’homme sans remords est un monstre. Bien loin de fuir les siens, tout être sain doit les cultiver et les entretenir comme on ferait des tombes d’un cimetière. Et de temps à autre, il visitera ce cimetière pour le plus grand bien de son âme. Le remords pas plus que la tombe ne doit peser sur la vie au point d’en arrêter l’élan ; mais leur rôle est de régler cet élan et d’en modérer la fougue afin de le contenir dans les bornes utiles au bien général.



Morale
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  1. En 1901 dans divers journaux notamment le New York Herald, en 1902, dans deux conférences organisées à Paris par l’Association des Professeurs de gymnastique et par le Touring Club de France. Je rappelle ces dates puisqu’on m’y oblige ce dont au reste je n’aurai garde de me plaindre. La valeur d’une idée se reconnaît au grand nombre de ceux qui rétrospectivement, en réclament la paternité.
  2. Je m’attends que cette énumération soit discutée, mais je suis préparé à la défendre. Toutefois ce n’est pas ici qu’il convient d’intercaler les arguments nécessaires.