L’Éducation en Angleterre/Chapitre XV

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 265-286).

« TOYNBEE HALL »


« Tel père, tel fils, » dit le plus faux des proverbes.

En étudiant les Anglais d’aujourd’hui, on est porté à se figurer qu’ils ont toujours eu le même caractère, les mêmes idées, les mêmes penchants ; heureusement l’histoire est là pour rectifier ce jugement et rappeler les extraordinaires bouleversements que leur pays a traversés. Ils n’étaient alors ni si tolérants, ni si attachés à leurs coutumes, ni si facilement gouvernables, ni même si entreprenants au dehors que nous les voyons à présent. Chez eux, la grande œuvre des cent années ou même des cinquante années qui viennent de s’écouler ç’a été l’épanouissement de la liberté la plus complète et la plus réelle qu’un peuple ait jamais pu supporter, et l’expansion coloniale la plus gigantesque dont le monde ait été témoin. Ma conviction, c’est que, dans cette œuvre-là, l’éducation a joué un rôle capital et que c’est à elle que revient l’honneur de la transformation du caractère national.

Mais si chacun n’en apprécie pas également les bienfaits, nul ne conteste l’existence d’un régime libéral en Angleterre et, d’autre part, les progrès de la colonisation britannique sont apparents. Comme l’éducation anglaise tend à produire des hommes libres et des lutteurs (j’espère l’avoir suffisamment prouvé), on me concédera bien qu’elle puisse avoir contribué à ce double résultat. Ce qui sera moins facilement accepté, c’est qu’elle soit pour quelque chose dans le mouvement philanthropique qui s’accentue chaque jour en Angleterre. « Votre éducation anglaise, m’a dit une fois un monsieur grognon, elle n’est bonne qu’à faire des égoïstes, sapristi ! » Je prie ceux qui pensent de même de m’accompagner à Toynbee Hall ; ils y verront de quoi sont capables ces étudiants que les nôtres regardent dédaigneusement du haut de leur savoir, mais que je m’obstine à croire très supérieurs pour le caractère, l’activité et la valeur morale au produit d’un surmenage inintelligent.

Il y a bientôt trois ans que Toynbee Hall a ouvert ses portes aux habitants de Whitechapel. — Whitechapel !… nom devenu, en Angleterre, synonyme de misère et de pauvreté ; pour quiconque s’est aventuré dans les districts de l’East London, il n’éveille que des souvenirs poignants : car il est impossible de visiter cette ornière humaine sans en rapporter une pénible impression : on y sent l’impuissance, la fatalité, l’écrasement, et ce doit être le premier sentiment de celui qui y vient exercer la charité qu’autant vaudrait entreprendre de remplir le tonneau des Danaïdes. Si les fondateurs de Toynbee Hall ont eu cette pensée, ils ne s’y sont point arrêtés et, comme la charité est susceptible de revêtir les formes les plus diverses, ils en ont choisi une à la fois neuve et hardie qui mérite de fixer l’attention.

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J’ai là, sous les yeux, le rapport présenté l’année dernière par le comité de l’association : il n’a rien de la sécheresse habituelle à de pareils documents et contient de lumineux aperçus sur les côtés les plus délicats, les plus imprévus aussi de la question ouvrière. En tête est transcrit le passage des statuts relatifs au but que l’on s’est proposé d’atteindre. Ce but est triple. Avant tout, on a voulu fournir à la population des quartiers pauvres de Londres — et plus tard, des autres grandes villes — les bienfaits d’une instruction solide en même temps que les distractions dont elle a si grand besoin. On s’est flatté, en second lieu, de découvrir en pénétrant ainsi le secret de ces pauvres existences les meilleurs moyens de les améliorer ; on a désiré enfin pouvoir fonder une œuvre durable, reconnue et appréciée de tous et assez riche pour se suffire ensuite à elle-même, sans avoir à compter avec les résultats, parfois problématiques, d’une quête annuelle. On s’est dit que si des hommes supérieurs, instruits et intelligents venaient vivre, en simples citoyens, dans ces quartiers perdus, en même temps qu’ils acquerraient de l’expérience dans l’art de comprendre les grands centres ouvriers, ils s’assureraient les sympathies de ceux dont ils chercheraient à ennoblir la vie en leur prêchant « l’Évangile social » ; et que ces sympathies profiteraient à toute la haute classe. Mais la condition première est d’être là chaque jour et à chaque heure. C’est là le point original ; il ne s’agit pas de venir faire des cours ou de présider des séances, il s’agit de résider au milieu de ces hommes, afin qu’ils ne vous perdent pas de vue et ne s’imaginent pas qu’on joue double jeu ou qu’on est guidé par autre chose que le désir de leur être utile. Pour une pareille mission, il fallait des jeunes ; on a battu le rappel dans les Universités et les jeunes sont venus, ardents, enthousiastes, comprenant que l’avenir de l’œuvre dépendait du début et se rendant parfaitement compte, comme l’a écrit l’un d’eux, qu’on ne leur demandait pas tant d’accomplir une certaine besogne que de vivre un certain genre de vie. L’expérience a pour but de montrer ce que peut produire le « fellow service » entre concitoyens. Loin de la désirer, on redoute l’ingérence de l’État et on fait peu de cas de ces convulsions philanthropiques qui agitent à intervalles réglés l’opinion publique, donnant lieu chaque fois à une croisade aussi éphémère que soudaine. Non, une telle œuvre, l’État l’engourdirait s’il y touchait. Il faut l’élasticité, l’émulation, le sacrifice pour la faire prospérer.

Le fait est qu’une certaine dose de dévouement est nécessaire à ces jeunes gens qui ajoutent à leur stage universitaire un nouveau stage de deux ou trois ans ; ce qui retarde d’autant leur entrée dans les carrières fructueuses sans leur assurer en retour le moindre avantage pécuniaire. On pourrait ajouter que la vie est un peu triste pour eux dans cet exil ; cependant tous ceux qui ont passé déjà par Toynbee Hall semblent en avoir conservé le meilleur souvenir.

L’établissement est situé dans Commercial street, non loin d’une des stations du Métropolitain par lequel on est en communication avec le reste de Londres. Par une porte de modeste apparence on pénètre dans la cour qu’entourent des bâtiments de briques rouges, d’architecture simple, mais gracieuse, et surtout égayés par les plantes grimpantes et les fleurs qui couvrent les façades. Au rez-de-chaussée il y a un salon dans lequel nous entrerons tout à l’heure, puis une salle de conférences, d’autres plus petites, la salle à manger. Au premier, des chambres : les cloisons sont en sapin ciré, mais c’est propre, luisant et réellement confortable. Dans un autre corps de logis, la bibliothèque nouvellement installée.

En plus des résidents il y a des visiteurs qui viennent pour un temps plus ou moins long et parmi eux des étudiants profitant de leurs congés pour s’essayer à cette existence en attendant qu’ils soient libres de venir résider à leur tour. Les uns et les autres trouvent à Toynbee Hall la plupart des avantages dont ils jouiraient dans un club — avec, en plus, quelque chose de fraternel et d’un peu monacal. Ces mêmes avantages sont accordés aux associés : ceux des habitants du voisinage auxquels on décerne ce titre s’en montrent très fiers ; c’est pour eux une vraie récompense. Il y a enfin beaucoup de non-résidents qui viennent à jour fixe de Londres ou des environs remplir leur part de besogne ; en 1885, il y eut près de 30 résidents et environ 80 visiteurs. On comprend la rapide influence qu’exercent les membres de Toynbee Hall autour d’eux ; quel courant d’idées lancées par eux dans ce milieu jusqu’alors si peu élevé.

Les programmes d’enseignement sont dignes d’attention : j’y relève pour le printemps et l’été de la présente année les cours suivants : littérature anglaise — économie politique — philosophie — histoire — français et allemand — latin — chimie pratique — géologie — botanique, histoire naturelle — hygiène, — puis le chant, le dessin et enfin la menuiserie, la charpenterie, etc. La chimie est étudiée avec manipulations et la géologie accompagnée de projections : les élèves de la classe de français lisent le Tour du monde en 80 jours, — et les plus avancés en latin expliquent Jules César. 582 auditeurs ont suivi les cours pendant l’hiver de 1886. Comme je m’étonnais de ce qu’on enseignât le latin et la philosophie à des ouvriers, quelqu’un m’a dit : « Ce qui les frappe davantage n’est pas toujours ce qu’on croirait le plus apte à les frapper. » — Je me souviens en effet d’avoir souvent vu des ouvriers entrer dans le magasin de la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, à Paris ; j’entrais derrière eux et que de fois j’ai été surpris d’entendre les titres des livres qu’ils demandaient !

En plus des cours, il y a des conférences extraordinaires, où des hommes tels que lord Wolseley n’ont pas dédaigné de se faire entendre. Mais ce n’est encore là qu’un côté de l’œuvre. On ne saurait dire le nombre de sociétés qui gravitent autour de Toynbee Hall : c’est l’association sous toutes ses formes, et le nouveau venu, en face de sollicitations aussi diverses, ne doit vraiment pas savoir par où débuter. Il y a d’abord les sociétés charitables ressemblant beaucoup à celles que nous plaçons en France sous le patronage de saint Vincent de Paul ; puis des sociétés musicales, une société archéologique qui compte 50 membres et organise des visites dans les musées ou des excursions ; un club d’histoire naturelle ; un autre pour l’étude de Shakespeare, une société philosophique, un comité pour l’amélioration des logements ouvriers, etc. Les comités sanitaires ont rendu de grands services en forçant le landlord et les autorités, chacun de leur côté, à remplir des obligations trop souvent négligées ; naturellement on a commencé par regarder ces importuns un peu de travers et puis peu à peu on a rendu justice à la pensée qui les guidait. Il y a toute une organisation ayant pour but de mener les enfants pauvres passer leurs congés à la campagne, de leur trouver un home pour une partie des vacances… cela leur fait grand bien physiquement et moralement, sans compter le bien que cela fait aux parents indirectement.

Toynbee Hall est aussi le siège d’une ligue pour la réforme de l’enseignement primaire ; les ligueurs demandent que les maîtres dans les écoles soient des gradés des Universités ; ils réclament des améliorations dans le service de l’inspection et enfin des écoles et des terrains de jeux… Que ne pouvons-nous leur céder quelques douzaines de ces palais municipaux qui nous écrasent ! — On s’est trouvé en présence de clubs d’ouvriers qui n’étaient pas bien utiles à conserver, on leur a rendu de la vie et de l’utilité en y établissant des discussions hebdomadaires, très libres et sur toutes espèces de sujets.

La pièce la plus curieuse de Toynbee Hall, c’est sans contredit le grand salon du rez-de-chaussée que j’ai déjà mentionné ; il est rempli de bibelots, de gravures, d’étoffes, d’étagères et de petits meubles ; il y règne cette élégance mondaine aux délicatesses de laquelle on croit trop que les classes laborieuses demeurent indifférentes. Dans ce salon, bien des existences semblables ont été rapprochées, bien des liens ont uni des hommes qui ont la même lutte à soutenir. Mais on a été plus loin ; après les soirées on a imaginé des dîners une fois, par exemple, on a invité le comité directeur d’une société coopérative ; les hommes ont amené leurs femmes et tous s’en sont allés ravis.

Ces « hospitalités » n’ont pas été sans soulever quelques critiques : on a été jusqu’à dire que la méthode de Toynbee Hall consistait à « sauver des âmes au moyen de bibelots, de musique et de matinées ». — Eh bien ! cela est vrai dans un certain sens : ce n’est pas là tout le plan, mais c’est une partie du plan. Les âmes, en définitive, sont comme les plantes ; dans les appartements pour l’atmosphère desquels elles ne sont point faites, on les entretient par des moyens artificiels, avec des soins spéciaux. Que tout cela soit bizarre, c’est certain ; mais l’important c’est de savoir si le résultat est bon.

Bien entendu, le sport joue un grand rôle dans les associations ; on se groupe pour le foot-ball, pour le lawn-tennis ; il y a un cercle d’escrime et de boxe et un équipage de rowingmen. Il y a aussi un gymnase et un corps de 60 volontaires exercés par des officiers. Quant aux finances, je n’en parle pas pour ne pas être trop long ; un semblable effort ne se fait pas sans que l’on s’endette ; le tout est de s’endetter à propos. L’argent ne manque pas et on peut être sûr qu’il ne manquera pas ; néanmoins il faudrait soustraire l’œuvre aux fluctuations de la générosité annuelle ; il faudrait obtenir des bourses et autres fondations du même genre auxquelles les Anglais attachent si volontiers leur nom.

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On notera d’abord le caractère local de l’entreprise : sans doute il est bien entré dans les vues des fondateurs d’étendre le plus loin possible leur action ; mais ils se sont proposé surtout de servir de modèle, de fournir un exemple, et assez satisfaisant, pour qu’il soit suivi ; ils n’ont point cherché à généraliser leur idée ; ils ont commencé par défricher modestement un petit coin de terrain, mais ils l’ont défriché à fond, afin que l’on puisse juger des mérites de la méthode employée. Ce n’est pas ainsi que nous procédons la plupart du temps ; la faute en est peut-être à l’esprit français, apte à prendre des vues d’ensemble, à généraliser plutôt qu’à localiser ; mais c’est là une tendance contre laquelle nous devrions lutter. Que de forces individuelles dont l’action a été paralysée pour avoir été éparpillées, tandis que, réunies sur le même point, elles eussent produit un résultat important ! Et que d’œuvres qui sont mortes pour n’avoir pas été restreintes au milieu pour lequel elles avaient été conçues. En vérité il vaut cent fois mieux réussir complètement en un seul endroit que végéter un peu partout ; la dispersion affaiblit.

Si je n’ai pas mentionné le point de vue religieux, c’est que je n’en ai pas eu occasion. La religion en effet ne paraît pas à Toynbee Hall très ostensiblement ; — mais c’est précisément cette absence qui constitue un fait digne de remarque, car les résidents sont tous de bons protestants et demeurent persuadés que le christianisme est le bien le plus désirable pour les classes laborieuses dont il adoucit les souffrances ; seulement ils se gardent de compromettre son triomphe en se heurtant à des préjugés, absurdes sans doute, mais bien réels. Il faut, pensent-ils, que la religion soit la conséquence, qu’elle vienne consolider et couronner l’œuvre de relèvement. Un d’entre eux a organisé des lectures de la Bible pour l’après-midi du dimanche, et, tout en constatant la bonne volonté de ses auditeurs, il déclare être assez sceptique quant au résultat : on l’écoute le dimanche parler religion, parce qu’il apprend à nager et à ramer dans la semaine. Ce qu’on peut faire, c’est prêcher par l’exemple en se montrant assidu aux offices, mais sans y entraîner les autres ; voilà ce qu’on pense là-bas, et c’est pourquoi tout y paraît tendre à un but matériel. Même dans la partie intellectuelle de l’entreprise se retrouve la préoccupation d’améliorer le sort de l’ouvrier, de lui rendre sa vie agréable et non de lui remettre sans cesse devant les yeux la compensation qui l’attend dans l’autre monde, perspective qui ne suffit pas à le soutenir dans celui-ci. « Je pense, a dit un jour sir Sidney Waterlow, que nous devons rendre le home aussi séduisant et commode que possible et développer par là tous les sentiments de famille. » — Cela n’est pas non plus le système adopté en France, où les catholiques dans leurs efforts pour conquérir l’ouvrier ont toujours mis la religion en avant. Il est permis de croire que c’est en évitant cet écueil que les jeunes gens de Toynbee Hall ont su grouper des dévouements précieux choisis dans les camps politiques les plus opposés et surtout garder à leur établissement l’esprit de tolérance qui le distingue. En France, Toynbee Hall serait vite devenu une petite église.

Mais cette tolérance, cette liberté d’appréciation et d’opinion ne constituent pas la seule diplomatie des résidents, ils ont recours également aux délicatesses de l’esprit d’égalité. Chez nous, celui qui « fait du bien » et s’y dévoue appartient généralement à ces classes qu’on nomme dirigeantes, depuis qu’elles n’ont plus rien à diriger, et cela lui paraît un titre suffisant à la considération de ceux dont il s’occupe. Dans ses rapports avec eux, s’il n’y a pas une nuance d’orgueil et de dédain, il y a toujours de la condescendance. Ici au contraire il faut prouver d’abord que l’on est digne de respect ; la considération est individuelle et non générale. Les jeunes gens s’efforcent de faire toucher du doigt à leurs voisins leur propre supériorité. C’est là un grand point, parce que, lorsqu’on reconnaît une supériorité, on est bien près de l’accepter. Pour cela il faut, il est vrai, ce contact de tous les jours, cette résidence qui est le nœud du système de Toynbee Hall. Les ouvriers qui y sont entrés (et il y en a déjà beaucoup) y ont laissé bon nombre de préjugés sur un monde dont, n’approchant jamais, ils se faisaient les idées les plus fantaisistes.

En dernier lieu, je ferai observer que cette œuvre est une œuvre d’éducation. L’éducation suppose une période plus ou moins longue mais non indéfinie. Arrive un jour où l’enfant échappe à ses maîtres pour aller tout seul ; ainsi en est-il pour les travailleurs de Whitechapel. « Je travaille, dit un des résidents, à me rendre de moins en moins nécessaire. » Nous retrouvons donc ici l’émancipation qui est la fin de tout en Angleterre et ce à quoi l’on tend toujours, à l’inverse de nous qui nous efforçons le plus souvent de retenir dans notre dépendance ou sous notre influence ceux qui une fois nous ont été soumis.

Il y a d’autres œuvres universitaires plus ou moins semblables à celle-ci : plutôt que de les énumérer toutes, j’ai préféré en analyser une en détail ; cette analyse est tout à l’honneur des étudiants ; quelle ardeur philanthropique, et surtout quelle rectitude de vues, quelle intelligence de leur époque chez ces jeunes gens qui passent pour être élevés d’une façon antique et rococo !