L’Éducation physique au XXe siècle/Texte entier

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L’Éducation physique au XXe siècle
Le Figaro1902-03 (p. 1-9).

L’ÉDUCATION PHYSIQUE
AU xxe SIÈCLE



LA DÉBROUILLARDISE


La débrouillardise. Quel est ce barbarisme ?

Ce barbarisme est un programme d’éducation physique — ou mieux, il caractérise la troisième étape d’une œuvre qui débuta, sous d’heureux auspices, voici quatorze ans passés, et fut saluée ici-même, à sa naissance, par la plume célèbre de Chincholle en personne ! Je regardais précisément, l’autre jour, le petit coin retiré de la maison du Figaro où, sur l’indication de Francis Magnard, qui avait accepté de suite d’être membre de notre Comité d’initiative, je fournis à Chincholle les données de son article. Je ne lui révélai dans cet entretien que le tiers de nos projets, le tiers immédiat : il s’agissait de mettre les exercices physiques à la mode. Plus tard, je rêvai de les internationaliser — puis, enfin, de les démocratiser, c’est-à-dire de grouper autour d’eux les éléments qui, de nos jours, paraissent le plus propres à assurer le triomphe d’une idée.

La mode est un encouragement dont un régime d’opinion ne saurait se passer ; l’internationalisme fournit seul le principe d’une évolution durable ; quant à la démocratie, elle a vite fait de rejeter les institutions dont elle ne tire point profit et de briser les mécanismes qui ne lui servent à rien. Il faut donc que l’éducation physique obtienne les bonnes grâces de la mode, qu’elle soit soutenue par l’internationalisme et serve la démocratie. Je me souviens combien ces idées satisfirent Jules Simon quand je les lui présentai ; elles l’amenèrent à accepter, séance tenante — ce à quoi il consentait rarement — la nouvelle présidence que nous venions lui offrir ; et peu de ses présidences l’ont autant réjoui.

Depuis lors, les choses ont marché rapidement. La première étape fut bientôt franchie ; le rétablissement des jeux olympiques marqua le début de la seconde ; voici l’heure d’aborder la troisième.

Pour satisfaire la démocratie, il faut d’abord connaître ses vœux ; ce n’est pas toujours aisé : elle est coutumière, quand on l’interroge, de réponses obscures, et souhaite volontiers qu’on devine ses besoins. Il importe surtout de savoir quelle est la qualité maîtresse qui convient à ses fils. Imbus de préjugés vénérables, sachant mal discerner, dans leur lourd héritage intellectuel, le vieillot du génial, les Français auraient une tendance à répondre « Faites-nous, avant tout, des disciplinés ! » Mais ce que réclament à l’envi les autres démocraties et ce que commencent à réclamer de même un certain nombre de nos compatriotes, ce sont des débrouillards.

Entendons-nous sur la valeur du mot et de sa signification exacte : un débrouillard, en terme de marine, c’est un fin luron, hardi et de belle humeur, admirablement apte à toutes les besognes subalternes, sachant comme pas un se tirer d’un mauvais pas et retomber toujours sur ses pieds. Notons que ces qualités ne sont point à dédaigner, mais elles composent un type tout de même un peu court et vulgaire. Sympathiques sous le béret du matelot, on les juge incompatibles avec une culture supérieure et des aspirations sociales un peu élevées ; ou bien, alors, le débrouillard devient l’arriviste, l’être sec et sans scrupules, prompt à tout subordonner à son succès personnel, et celui-là, bien loin d’être le représentant idéal de la société démocratique en serait, s’il se multipliait, le plus redoutable fléau.

Le débrouillard que l’époque tend à créer ne sera ni un luron, ni un arriviste, mais simplement un garçon adroit de ses mains, prompt à l’effort, souple de muscles, résistant à la fatigue, ayant le coup d’œil rapide, la décision ferme, et entraîné d’avance à ces changements de lieu, de métier, de situation, d’habitudes et d’idées que rend nécessaire la féconde instabilité des civilisations modernes. Pour le former, comptez un peu sur l’enseignement, pas mal sur les voyages, beaucoup sur l’apprentissage sportif. C’est grâce aux exercices sportifs, en effet, qu’il arrivera à ne se sentir jamais embarrassé en face d’un sauvetage à accomplir, de sa propre défense à assurer, d’un effort à fournir ou d’un moyen de locomotion à utiliser ; c’est grâce à eux qu’il prendra confiance en lui-même et se fera respecter par les autres.

Maintenant, si à l’école primaire et jusque vers onze ou douze ans, votre fils a reçu des leçons de gymnastique suédoise intelligemment données, il en aura certes tiré grand profit au point de vue de sa constitution générale et de sa santé. Mais ne vous imaginez pas que de telles leçons l’auront rendu apte à manier un bateau, un cheval, une machine, une épée, à escalader un mur, à descendre d’un balcon ou à grimper à un arbre. Ces choses s’apprennent à part et les mouvements d’ensemble les plus ingénieux, les « attitudes » les plus scientifiques n’en constituent pas même l’A. B. C. Il y a là tout un programme par lequel il faut passer, le programme d’un bachot qui vaut bien les autres, sinon par la nature des connaissances à acquérir, du moins par leur utilité pratique dans la vie.

Que l’abondance des matières ne vous épouvante point ; on ne demande au bachelier que les éléments des sciences ou des lettres ; s’il veut pousser plus loin et se spécialiser, c’est son affaire ; mais parce qu’il accuse, dès sa rhétorique, un goût marqué pour la physique et une aversion profonde pour la géographie, ses professeurs ne songent point à le dispenser de l’une au profit de l’autre ; afin que sa base d’instruction soit solide, on considère qu’il doit parcourir le cycle complet des connaissances exigées. Quel motif y aurait-il donc d’appliquer aux choses de l’éducation physique un principe différent ? Nul exercice cultivé à fond n’équivaudra, tant pour la formation générale du corps que pour le développement de la personnalité virile, à la pratique élémentaire de tous les exercices. Ceci, je le sais, est une thèse révolutionnaire qui suscitera des critiques passionnées ; telle est la force de la routine appuyée, il est vrai, sur l’intérêt des professionnels qu’une assimilation aussi simple ne pourra être admise sans résistance.

Si un garçon pourtant, préfère la bicyclette à la boxe, ce n’est pas une raison pour lui permettre de s’adonner exclusivement à la bicyclette et d’ignorer totalement la boxe. La physiologie et la psychologie n’auraient pas moins à s’en plaindre l’une que l’autre. Il y a non seulement des effets musculaires, mais des effets nerveux et moraux que la pédale engendre et d’autres qui sont propres au coup de poing. Bien entendu, il faut s’en tenir aux exercices usuels. L’acrobate qui se disloque autour d’une chaise, le gymnaste qui vole de trapèze en trapèze font aussi du sport, mais du sport inutile ; personne n’est appelé à devoir les imiter. Dans aucune circonstance, un saut périlleux ne s’impose. Quel est, au contraire, le citoyen qui pourra sans dommage s’exposer à ne pas savoir manier un cheval ou tenir une épée.

Essayons donc de dresser le programme de cette école de débrouillardise dont la création est, dès à présent décidée et dont nous aurons souvent, lecteurs, l’occasion de vous entretenir, programme vraiment démocratique, qui combinera heureusement le travail manuel et l’apprentissage sportif. En voici les grandes lignes ; nous les étudierons ensuite en détail et en rechercherons l’application pratique.

Sauvetage. — Gymnastique. — Courir (Course de fond à allure moyenne) ; sauter (en longueur avec ou sans élan — en hauteur par-dessus la corde, puis par-dessus la barrière en s’aidant des deux mains, d’une main et enfin sans toucher — à la perche — à cheval, de terre, à cheval à droite et à gauche indistinctement). Grimper (à l’échelle de corde verticale, le long d’un mur, puis à la corde à nœuds, de même – ensuite à la corde lisse — aux arbres par adhérence — enfin par renversement autour d’une barre et rétablissement à la planche et au mur). — Lancer (la balle tour à tour des deux mains, en visant — le javelot de même – le ballon, tour à tour des deux pieds en visant) — Dribbling — (lancement du lasso et de l’épervier à terre).

Natation. — Nager, chavirer, plonger, tomber à l’eau et nager tout habillé, ramener un fardeau à la rive.

Défense. — Escrime. Boxe anglaise et française (coups de poing et coups de pied directs, parades et esquives, exercices à poing nu contre un obstacle résistant, pas de leçons dans le vide). — Fleuret et épée (enseignement simultané des deux mains, assaut la troisième année seulement). — Canne et sabre (assouplissement du poignet, mouvements simples, pas d’assaut). — Lutte (étude des prises élémentaires, pas d’assaut).

Tir (maniement des armes : carabine, fusil, pistolet ; fréquentation indispensable d’un stand).

Locomotion. — Marche (entraînement en vue de la marche forcée et du raid : étude des conditions favorables pour y réussir). — Hippisme (gymnastisque équestre sur le cheval de bois (1re année), puis sur un vrai cheval (2e année), leçons de guide). — Bicyclette (voltige, évolutions). — Bateau (yole de rivière à bancs fixes et à bancs à coulisse, canots de mer, aviron, godille, manœuvre de la voilure, pagayage en périssoire et en canoe canadien, gondole et print). — Automobile (manœuvre d’une voiture légère). — Patinage (exercice du patin et du ski, si possible).

Travaux manuels connexes. — Fabrication et raccommodage du filet ; montage et démontage des lames d’épée et de fleuret ; réparer et recoudre un gant de boxe et d’escrime ; entretien des effets de sport ; démontage et nettoyage des armes à feu ; démontage, nettoyage et remontage d’une bicyclette et d’un motocycle ; seller le cheval, l’atteler, nettoyer et entretenir le harnais ; peinture et vernissage d’un bateau, etc.

Hygiène. — Étude élémentaire du corps humain ; hygiène du sport ; alimentation, vêtement, hydrothérapie, contrôle de la fatigue.

Ce programme est à répartir sur trois années, autant que possible consécutives entre douze et vingt ans (il donnera les meilleurs résultats entre quatorze et dix-neuf). Un examen médical devra déterminer au début si l’élève est bien constitué et bien portant ; délicat, il suffira de prendre certaines précautions ; mais maladif, il ne relèverait plus que de la seule gymnastique médicale et devrait être ajourné. Les organisateurs de la première école qui se créera sur ce plan ne perdront pas de vue que, destiné aux classes moyennes (en attendant que l’on puisse l’étendre au delà), cet enseignement doit prendre le moins de temps et coûter le moins cher possible : et, en effet, il n’exigera ni beaucoup d’argent ni beaucoup d’heures. Il soulèverait plutôt d’autres objections qu’il nous faut d’abord discuter.

Pierre de Coubertin.

L’ÉDUCATION PHYSIQUE
AU xxe SIÈCLE



LA MÉMOIRE DES MUSCLES


La plus grave en apparence des objections que l’on pourrait faire à l’apprentissage sportif dont nous dressions l’autre jour le programme[1], c’est que les résultats auxquels il vise ne seront pas durables. Il restera de la force acquise et une bonne provision de santé, mais ce sont là des effets généraux qui s’obtiennent plus sûrement et plus aisément par la pratique de la gymnastique rationnelle et scientifique ; du moins, ses partisans s’en montrent convaincus. Par contre, cette connaissance de tous les procédés de sauvetage, de défense et de locomotion usités dans le monde moderne qui fera, disions-nous, l’homme débrouillard et sûr de lui, cette connaissance s’évanouira rapidement ; il n’en restera rien, le difficile étant moins de l’acquérir que de la préserver. Et à l’appui de l’objection, chacun se souviendra d’avoir maintes fois entendu des hommes encore dans la force de l’âge parler de leurs exploits d’escrimeurs ou de canotiers auxquels les soucis de la carrière ont mis fin, et ajouter d’un ton mélancolique qu’il leur serait impossible aujourd’hui de tenir un fleuret et de manier un aviron. La phrase effectivement est courante ; pour ma part, je la recueille si souvent que je suis saisi en l’entendant de la même hilarité dont s’animent nos potaches lorsqu’on leur sert doctoralement le mens sana in corpore sano qui a formé déjà la péroraison de tant de beaux discours.

Vous rappelez-vous l’histoire d’une vénérable assemblée qui mit au concours le problème de la carpe et du seau d’eau ? Pourquoi, lorsque dans un seau rempli d’eau jusqu’au bord vous introduisez une carpe, le seau ne déborde-t-il pas ? Et les savants de réfléchir, de se creuser la tête, de rédiger de longs mémoires, jusqu’à ce que vint un brave homme qui déclara avoir d’abord tenté l’expérience et s’être assuré que le seau débordait parfaitement. Appliquez la même méthode à nos hâbleurs : vérifiez leur dire avant d’en faire état et vous avez bien des chances d’apprendre que le grand escrimeur fréquenta mollement pendant quelques années de sa vie une salle d’armes peu athlétique, et que le puissant rameur, aux environs de ses vingt ans, exécuta une quinzaine de fois en compagnie de quelques camarades, la descente de la Seine de Maisons-Laffitte à Bougival. Et si peu d’entraînement que représente ce passé anodin et lointain, c’est encore suffisant pour que, remis en garde sur la planche ou assis dans un canot l’aviron en main, l’un et l’autre retrouvent quelque chose des gestes appris et des mouvements enregistrés. Ce sont la paresse accumulée et surtout la routine de l’existence quotidienne qui les retiennent d’en faire l’expérience et de franchir le très léger obstacle que dresse devant eux la sensation d’une ankylose toute de surface.

C’est donc qu’il existe une mémoire des muscles et que cette mémoire est plus longue qu’on ne pense. Déterminer sa durée est de toute importance, afin de fixer les délais au delà desquels la prescription s’établit au détriment du corps ; il convient de savoir aussi comment elle se forme, pour connaître les moyens de la bien entretenir.

La première fois que vous vous livrez à un exercice, vous éprouvez combien vous y êtes maladroit ; les mouvements qui paraissaient les plus simples, les plus aisés à exécuter rencontrent en vous une résistance inattendue, et si vous persistez, la fatigue et l’essoufflement interviennent à bref délai. Cette raideur et cette gaucherie qui se sont révélées de la sorte ne proviennent, en règle générale, ni de l’inaptitude ni de la faiblesse des muscles auxquels vous deviez faire appel ; ces muscles-là ont le plus souvent répondu à ce que vous désiriez d’eux, mais ils ont été contrariés dans leur action par la foule de ceux dont vous n’aviez pas besoin et qui, ne connaissant pas leur affaire, se sont crus appelés eux aussi et sont arrivés en grande hâte ; de sorte que ce n’est pas l’insuffisance, mais bien l’excès de l’effort qui a fait échouer la manœuvre. Ainsi s’explique une fatigue si prompte. Nos muscles sont des serviteurs aussi ignorants que bien intentionnés ; volontiers ils font du zèle, et leur premier besoin est d’être fortement disciplinés. Représentez-vous, au moment où l’on donne le signal du branle-bas de combat, un navire de guerre dont l’équipage serait entièrement composé de novices. Imaginez les allées et venues, les confusions, les erreurs, et tout le désordre qui en résulterait. Ainsi en est-il du corps humain : les muscles doivent apprendre, selon le commandement venu du cerveau, les uns à agir, d’autres à appuyer leurs camarades, d’autres enfin à se tenir tout à fait tranquilles et c’est peut-être là le plus difficile à obtenir.

Le principal résultat de l’apprentissage sportif est d’opérer ce classement musculaire qu’il ne faut point confondre avec l’entraînement. L’entraînement est une accoutumance dont l’effet est de rendre les muscles plus forts et plus souples, de prolonger par conséquent leur résistance à la fatigue. Mais à quoi cela leur sert-il, s’ils ne connaissent pas leurs devoirs, d’être à même de les bien remplir ? Si la mobilisation n’est pas réglée, s’ils n’ont pas pour ainsi dire leur feuille de route et ne savent pas ce qu’ils ont à faire, que représente la résistance dont ils disposent ?

C’est là le point de vue auquel les théoriciens de l’éducation physique n’arrivent jamais à se placer. Tandis que le premier venu des sportsmen sait parfaitement que les apprentissages se superposent et ne se confondent jamais, de sorte que la bicyclette ne prépare nullement à l’escrime ni le trapèze au cheval, le plus pratique d’entre eux ne réussit pas à échapper au mirage de la gymnastique d’ensemble qu’il préconise et qui est faite de mouvements très rationnels, très savants, très habilement inventés, mais dont aucun n’a de but déterminé et ne répond dans la vie à une nécessité précise.

Or le muscle le plus vigoureux est incapable, à lui seul, de faire face à ces nécessités : on peut le dresser à l’obéissance ; il y a une chose qu’on ne saurait lui donner, c’est de l’initiative ; il répète ce qu’on lui a enseigné, il ne réussira jamais à rien trouver par lui-même. Son éducation, en un mot, est entièrement une affaire de mémoire. Ainsi, non seulement il existe une mémoire des muscles, mais cette mémoire est le seul instrument de leur perfectionnement. Quelle est sa durée ?

Sa durée est longue, très longue. Un certain nombre d’observations, dans le détail desquelles je ne puis entrer, m’ont convaincu qu’à moins d’une sorte de bouleversement de l’organisme comme la maladie ou l’accident en provoquent parfois, les mouvements musculaires fortement enregistrés pendant l’adolescence ou la jeunesse et même le début de l’âge mûr éveillaient des échos distincts jusqu’au seuil de la vieillesse. Seulement, il va de soi que si l’on sait encore le geste, l’exécution en est pénible. C’est que si la mémoire musculaire persiste longtemps, elle devient vite douloureuse, et pratiquement le résultat est le même que si elle ne persistait pas. Il faut donc l’entretenir par l’exercice. Là précisément est la difficulté. Nous avons dit qu’une forme d’exercice ne facilitait guère l’apprentissage d’une autre ; elle ne peut non plus en entretenir la connaissance. Mais comment les pratiquer toutes ? où en trouver le temps, si même on ne recule pas devant la dépense ?

Ici, n’en déplaise aux savants et surtout aux demi-savants (dont l’intervention dans ce domaine de l’éducation physique est aussi zélée que redoutable) c’est encore à l’expérience des praticiens qu’il convient de recourir. Jusqu’à nouvel ordre, eux seuls peuvent, avec quelque chance de succès, déterminer la dose et la fréquence minima des exercices nécessaires. Elles paraissent osciller pour le jeune homme et l’homme fait, doués d’aptitudes physiques moyennes, entre trois et six séances tous les huit à dix-huit mois ; c’est-à-dire que chaque exercice devra être répété trois à six fois de suite, à des intervalles variant entre six à dix-huit mois. À chacun de trouver sa mesure exacte et de s’y tenir ? Est-ce si difficile ? Sera-ce si coûteux ?

Ces données sont confirmées par l’organisation actuelle de l’armée suisse, la seule de toutes les armées du monde qui se trouve mettre en pratique la théorie de la mémoire des muscles avec toutes les conséquences qui en découlent. Je suis bien aise de pouvoir invoquer à l’appui d’une thèse qui sera, je le sais, fortement combattue, un exemple aussi probant. L’armée suisse, en effet, est encore peu connue en France malgré la belle étude de M. Moch ; mais elle a été l’objet d’enquêtes très sérieuses au dehors et elle est fort admirée de tous les spécialistes étrangers qui l’ont vue à l’œuvre : c’est d’ailleurs un officier français, le général Brunet qui a fait d’elle le plus bel éloge lorsqu’il a déclaré, à l’issue des manœuvres fédérales de 1896, qu’il n’existait pas d’institutions militaires capables d’exciter à un plus haut degré la surprise, l’attention et le respect de tous les hommes de guerre !

Or, dans l’armée suisse, les recrues font un service de 45 jours consécutifs pour l’infanterie, de 80 pour la cavalerie, de 55 pour l’artillerie. Les appels sont ensuite : pour l’infanterie, de 16 jours tous les deux ans ; pour l’artillerie, de 18 jours tous les deux ans ; pour la cavalerie de 10 jours par an.

Une semblable expérience, couronnée d’un tel succès, voilà certes qui justifie pleinement tout ce que nous venons de dire sur la façon dont les muscles apprennent et dont ils se souviennent.

Pierre de Coubertin.

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AU xxe SIÈCLE[2]



LE RAID ET LE GYMKHANA


Ces deux idoles exotiques ont fait leur entrée dans le sanctuaire des exercices physiques, et les « eurythmistes » — qui s’étaient constitués les gardiens dudit sanctuaire — en éprouvent une très vive indignation. Que viennent faire, parmi les belles déesses et les gracieux éphèbes dont on devrait chercher à restaurer les formes, ces monstres aux noms barbares, incarnations de la violence et de l’excès ?

Nous pourrions rappeler aux eurythmistes que la violence et l’excès sont des ingrédients nécessaires de l’éducation du corps. Ils oublient trop aisément que la force musculaire ne saurait rester suave ; le sourire tranquille que les artistes antiques ont posé sur le visage des athlètes leur cache le jeu de l’effort, du dur effort dont l’apprentissage pourtant demeurera, dans tous les âges, le but le plus élevé en même temps que le moyen le plus efficace du perfectionnement physique. C’est ce qu’avait si bien défini le Père Didon, le jour où, inaugurant à Arcueil la pratique des sports et cherchant pour ses élèves une devise qui résumât la tâche nouvelle à laquelle il les conviait, ces trois mots jaillirent de sa pensée « Citius, altius, fortius ! » (Plus vite, plus haut, plus fort.)

Tout l’athlétisme se trouve cristallisé dans ces paroles, sa méthode et ses instincts, sa valeur sociale et sa beauté morale.

Le raid et le gymkhana sont, assurément, des applications de ce programme ; mais il s’y superpose quelque chose de moderne et d’utilitaire. Le raid est un exploit sportif d’un caractère exceptionnel, une épreuve d’endurance ; son but n’est pas de remporter un prix, mais de fixer la dépense de forces dont le sujet est capable, presque à l’improviste, sans préparation spéciale et sans que, d’autre part, sa santé en soit compromise. Expliquons-nous. Un marcheur s’entraîne régulièrement sur des distances de plus en plus grandes et arrive ainsi à pouvoir fournir une course d’une longueur surprenante le jour où il la fournit, fait-il un raid ? Non. Un cycliste fréquente assidûment un vélodrome et parvient à abaisser le record du kilomètre. Est-ce là un raid ? Non plus. Un nageur couronne une longue série de victoires nautiques par la traversée du pas de Calais. Exécute-t-il un raid ? Pas davantage. Voici, par contre, un officier de l’armée française, le capitaine Lancrenon, qui, il y a quelques années, employa son congé à gagner Saint-Pétersbourg en bicyclette, puis à descendre le Volga en périssoire et qui revint enfin chez lui à cheval. Celui-là a fait un triple raid. On m’objectera que ce terme de « raid» est employé pour désigner toutes sortes de performances qui ne répondent pas absolument à ma définition il a été appliqué à une invasion armée (le raid Jameson), à une course sur route (le raid Bruxelles-Ostende), à une excursion rapide en pays lointain (un raid en Asie centrale). Je ferai remarquer que dans ces divers cas il implique précisément l’idée de surprise, de hâte, d’improvisation, qui est dans son essence même. Mais peu importe l’usage qu’on fait du mot il s’agit de bien définir la chose au point de vue sportif. À ce point de vue, le raid représente un effort considérable fourni à l’improviste ; il constitue l’application à un cas particulier des forces d’ensemble de l’individu, et son succès dépend de l’état d’entraînement général de celui qui l’entreprend.

Il y a deux façons très opposées de comprendre le sport : on peut le traiter comme un dieu ou comme un esclave. Le traiter comme un dieu, c’était la manière grecque ; c’est, de nos jours, la manière anglaise. On se livre à lui ; on lui rend un culte quotidien ; on reçoit de lui des jouissances exquises et, à tout prendre, beaucoup plus saines et plus fortifiantes que n’en procurerait le culte de mainte autre divinité, mais qui en arrivent parfois à trop déborder sur l’existence et à la diminuer trop exclusivement. L’autre manière, qui fut celle de Rome, est plus rude et plus pratique. Elle ne s’attarde pas aux charmes du sport, mais en exige plus de services. Elle lui confie la garde de l’organisme humain considéré comme une forteresse dont il doit entretenir les remparts et approvisionner les casemates en vue des assauts à subir et des sorties à effectuer. Un raid est une de ces sorties.

On prépare une sortie non point en en faisant la répétition journalière, mais en tenant en éveil les troupes qui doivent y prendre part, au moyen d’exercices variés et intermittents. Et l’effort à fournir, le jour venu, est calculé de façon à ne pas épuiser les soldats, tout en tirant d’eux le maximum de ce qu’ils peuvent donner. C’est exactement le principe du raid appliqué à l’individu, et nous voyons par là combien la méthode d’entraînement qu’il comporte diffère de celle que suivent d’ordinaire les aspirants à tel ou tel championnat. Le championnat s’entoure de facilités artificielles : vêtements légers, heure favorable, terrain spécial ; le raid s’accommode des circonstances habituelles aussi bien que des obstacles imprévus. Le championnat représente l’art, et le raid, la vie.

Il va de soi que l’éducateur doit se méfier de l’un et de l’autre et craindre des abus particulièrement dangereux pendant l’adolescence. Toutefois, aucune branche de l’éducation ne va sans émulation ni concours, et de même que le championnat scolaire est un levier précieux pour développer la vie physique, de même le « raid scolaire » sera une source féconde d’énergie et d’endurance. Il n’a pas besoin, d’ailleurs, de revêtir pour cela un caractère d’intensité trop marqué ; sa plus grande valeur pédagogique réside dans son principe ; il est surtout bon de donner à un garçon l’habitude du raid, de lui apprendre à ne pas craindre l’effort dont l’occasion surgit devant lui brusquement à un détour du chemin. Cette habitude-là, on peut la lui inculquer de très bonne heure, et il est permis de croire qu’il y gagnera encore plus moralement que matériellement ; son caractère s’y trempera mieux encore que ses muscles.

Le gymkhana, plus anodin, est aussi d’une application plus aisée. On désigne sous ce nom des séries de concours, dont les uns sont agrémentés tout simplement de quelque difficulté plaisante qui les fait ressembler à l’ascension du mât de cocagne — par exemple, la course à âne ou à cheval, en tenant un œuf dans une cuiller, — mais dont les autres mettent en action l’agilité des doigts et l’esprit d’à-propos de façon aussi pratique qu’ingénieuse : telle l’épreuve qui consiste à gagner, au galop, un poteau où l’on desselle sa monture et d’où l’on revient, au trot, en tenant sous son bras la selle et la sangle, ou bien encore l’obligation imposée au cavalier d’ouvrir un pli qu’on lui a remis, de faire l’opération d’arithmétique dont les termes y sont inscrits et de refermer le pli pour le donner au juge à l’arrivée, le tout sans changer d’allure. Dans les gymkhanas, le cheval a joué jusqu’ici le principal rôle, parce que la mode de ces concours s’est surtout développée parmi les adeptes du polo. Mais on n’aperçoit pas pour quel motif les autres formes d’exercices en seraient tenues à l’écart, et déjà quelques sociétés de sports athlétiques ont inscrit le gymkhana à leur programme. On organise des gymkhanas nautiques aussi bien qu’hippiques, et plusieurs sports peuvent même s’associer pour en corser l’intérêt.

Le principe du Gymkhana n’est autre que la combinaison d’un exercice sportif avec un acte ordinaire de l’existence, et de là lui vient ce cachet de vie intense qui en fait le charme et en même temps la valeur pédagogique, car un tel principe est fort classique et on peut le doser si parfaitement qu’il convienne, pour ainsi dire, à un « kindergarten » non moins qu’à un régiment. Le Gymkhana, appliqué à l’éducation physique, aura l’avantage de rendre l’enseignement plus attrayant, d’égayer, par exemple, la monotonie de certaines séances de gymnastique ; mais sa grande supériorité consistera à faciliter l’apprentissage des mouvements ou des attitudes les plus difficiles, en divisant l’attention de l’élève. La plupart des exercices sont basés, physiologiquement, sur un automatisme quelconque qu’il faut acquérir et, psychologiquement, sur une crainte qu’il faut dominer ainsi, dans la boxe, le détachement de l’épaule et la peur des coups ; dans la natation, l’allongement du corps et la peur d’enfoncer ; dans le cyclisme, l’extension alternative des jambes et la peur de perdre l’équilibre… Les deux éléments se nuisent l’un à l’autre. Les muscles auraient vite compris, mais les nerfs s’interposent ; c’est le propre du Gymkhana de les occuper ailleurs et de faciliter, de la sorte, l’automatisme. Je me permettrai de revenir sur ce sujet-là, car j’ai souvent constaté combien l’apprentissage d’un sport se trouve ralenti et compliqué par la trop grande attention que l’élève, sollicité à tort par le maître, donne au mouvement qu’on lui fait exécuter. Au rebours du professeur de science, l’instructeur en exercice physique devrait parfois dire au débutant : « Pensez donc à autre chose… »

Pierre de Coubertin.

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AU xxe SIÈCLE



LA PEUR ET LE SPORT


On a souvent disserté sur la peur, mais au point de vue de la science pure ; ou bien on l’envisageait à travers le prisme romantique ; elle a été peu étudiée au point de vue pratique. On l’analyse, on la dépeint, on ne s’avise pas de la guérir. Lorsqu’on s’en avisera, l’exercice physique apparaîtra comme le plus sûr moyen d’en avoir raison.

Il existe plusieurs espèces de peur. La poltronnerie en est la forme la moins recommandable. Ce n’est pas tout à fait la lâcheté, mais cela y mène. La lâcheté est une débandade complète de l’être, l’aveu de son impuissance totale en face du devoir. La poltronnerie est un recul devant un danger qui s’offre mais qui ne s’impose pas. Après tout, vous n’êtes pas obligé, vous qui faites du sport, de monter ou de conduire ce cheval qui vous effraye ; vous pouvez descendre de bicyclette ayant ce tournant qui vous inquiète ; vous avez le droit de redouter les poings d’un boxeur trop robuste ou d’éviter, en nageant, l’angoisse d’un remous ou d’un courant trop violent. À vous de déterminer, dans le tréfonds de votre conscience, si c’est une sage prudence ou une peur déguisée qui vous incitent. Nul que vous ne peut le savoir, mais d’un seul regard intérieur vous le saurez. Avoir cédé à ce genre de poltronnerie, dont au reste bien peu sont complètement exempts, n’est pas un malheur irréparable ; se résigner à y céder, voilà le mal ; quiconque se résout à de pareilles défaillances et s’y accoutume a beaucoup de chances de devenir lâche.

La phobie est autre chose ; ce mot désigne une sorte de maladie ou plutôt de vertige qui s’empare d’un individu ordinairement un peu déséquilibré ou neurasthénique, mais parfois aussi absolument sain, et qui le pousse à certains actes ou à certaines abstentions d’où sa responsabilité se trouve plus ou moins dégagée. La phobie n’est pas si rare parmi les sportsmen que l’on pourrait se l’imaginer, encore que ses manifestations demeurent le plus souvent anodines. J’ai connu de bons nageurs auxquels la « vision » des profondeurs liquides amassées au-dessous d’eux s’imposait soudain avec une telle intensité qu’elle risquait de paralyser leurs mouvements, — et des rameurs que l’image renversée des grands arbres de la rive et le vidé immense du ciel réfléchi par le miroir de l’eau troublaient parfois au point de compromettre leur équilibre et de détruire le rythme de leur nage.

La phobie est un égarement tout physique, tandis que la poltronnerie s’accompagne d’une défaillance morale. Il y a encore la peur mécanique. Celle-là, très fréquente dans les sports, n’a point d’action directe sur le caractère, mais elle entrave le perfectionnement du sujet et peut, en se développant, le faire progresser à rebours et, finalement, le dégoûter de l’exercice. Ne la confondons pas avec ces reculs instinctifs que provoque la brusque notion d’une menace inattendue. Nous ne sommes pas maîtres du clignement de nos paupières devant un acier qui scintille, ni de ce léger frisson de la chair, qui inspirait à Turenne sa sublime apostrophe : « Tu trembles, carcasse !… » Ce que j’appelle la peur mécanique est tout à fait local. Les muscles, avons-nous dit l’autre jour, sont doués d’une mémoire très puissante ; s’ils se rappellent leurs exploits, ils se souviennent aussi de leurs insuccès. La maladresse qu’ils commettent s’enracine fortement en eux et tend à se reproduire en s’aggravant. Indépendamment de toute nervosité — car les nerfs évidemment ont une tendance à venir compliquer la question — le mouvement qui a échoué une fois est plus difficile à bien renouveler. Quiconque s’adonnera à sauter une barrière en fera l’expérience, et l’exemple a ceci de bon qu’il est applicable au cheval aussi bien qu’à l’homme, soulignant ainsi le caractère animal du phénomène.

À toutes les formes de la peur, il est un remède unique : la confiance. L’envers de la peur, c’est le courage ; mais c’est la confiance qui en est l’antidote, et cela revient à dire qu’on arrivera rarement à en triompher par le seul effort de la volonté. La volonté réussira parfois à engendrer le courage qui se traduit en actes ; elle ne saurait créer la confiance qui est un état d’âme. La confiance, d’ailleurs, ne jaillit point comme peut le faire le courage. Elle s’acquiert par gradation, par accumulation ; elle s’effarouche si on la brusque.

L’exercice physique est, par excellence, une école de confiance, précisément parce qu’il comporte un dosage indéfini. On peut toujours abaisser l’obstacle ou graduer le mouvement jusqu’à trouver le point où il se franchit ou s’accomplit aisément, et partir de là pour refouler la peur de plus en plus loin. L’exercice physique possède ainsi le moyen de guérir en grand le mal qu’il provoque en petit. Il agit comme le vaccin. Cela est vrai, du moins, de presque toutes les formes qu’il revêt autour de nous, une seule exceptée, l’escrime, — et le paradoxe est trop singulier pour ne pas le souligner au passage. Le sport qui ressemble le plus au combat et nous en donne le mieux la sensation est aussi celui dans lequel le risque à courir est sinon le plus faible, en tout cas le moins perceptible. La souplesse du fleuret transforme son contact en une caresse encore adoucie par le costume que revêt l’escrimeur. Et rien que pour ce motif, il y aurait lieu de se féliciter que l’épée et le sabre soient venus disputer au fleuret une vogue trop exclusive.

Car le sport n’est pas seulement propre à combattre la peur ; il doit aussi nous accoutumer à la rudesse des contacts. Ce rôle moral du sport n’est pas encore bien saisi chez nous. Il est pourtant de toute importance dans une société comme la nôtre. L’homme a absolument besoin de s’endurcir, et l’homme moderne plus que tout autre parce que sa mollesse instinctive reçoit des satisfactions nombreuses et faciles. La guerre, devenue plus meurtrière, se fait rare et l’esprit de mortification s’est évanoui au cours des transformations subies par le sentiment religieux. Il ne faut pas voir dans les pénitences du moyen âge le seul souci de s’assurer le paradis par des souffrances physiques, encore moins ce sensualisme malsain que l’imagination de certains romanciers s’est complu à décrire ; ce furent là des cas exceptionnels. La recherche de la mortification provenait, en général, d’une cause plus humaine et plus noble : la nécessité pour l’âme de rudoyer le corps afin de s’en faire mieux obéir ; et j’imagine que lorsque saint Colomban descendait à minuit dans l’eau glacée ou se fouettait avec des orties, il était moins préoccupé de gagner le ciel, en ce faisant, que de maintenir en lui les belles énergies dont son œuvre était le résultat et lui donnait l’encourageant spectacle.

Il y a quelque chose de cela dans le sport et c’est peut-être pourquoi, négligé ou combattu aux époques de foi ardente ou de guerres incessantes, il s’est développé aux deux pôles de notre civilisation, dans la Grèce artiste et dans la commerçante Angleterre. L’humanité, qui se trouve libre de s’adonner au luxe de l’esprit ou à celui de la chair, doit, sous peine d’une déchéance rapide et complète, se créer des jardins de bravoure et se plonger dans des piscines de rudesse ; libre à elle de les entourer, ces jardins et ces piscines, de tout ce que l’art et la fortune peuvent y ajouter d’élégance ou de raffinements : mais il faut qu’au centre se retrouvent les éléments de vigueur, de sacrifice et de volonté, qui forment notre hygiène morale et que rien ne saurait remplacer.

Pierre de Coubertin.

L’ÉDUCATION PHYSIQUE
AU xxe SIÈCLE



LE RECORD


Toujours des mots étrangers !… Que voulez-vous ? Autant il me paraît absurde de dire referee quand on peut dire « arbitre » et de parler de scrimmage et de try quand il est si simple de traduire par « mêlée » et « essai », autant je me permets de trouver puéril le nationalisme qui recule, effaré, devant l’emploi d’un terme auquel il n’y a pas d’équivalent à substituer. D’équivalent, le mot « record » ne parait en avoir en aucune langue, puisqu’on en fait usage tel quel tout autour du monde, et la meilleure preuve qu’il est désormais naturalisé cosmopolite, c’est que je n’aurai besoin d’aucune périphrase pour expliquer ce dont il s’agit. Tout le monde le sait.

Tout le monde, par exemple, n’en apprécie point la valeur éducative, et rapprocher ces deux idées — éducation et record — paraîtra sans conteste un audacieux délit. Le record, en effet, est considéré comme la quintessence de l’effort, par conséquent comme quelque chose d’éminemment nuisible en un temps où la recherche de la perfection tend à s’effacer devant le souci de la moyenne. C’est une erreur. Il peut être fait du record des applications exagérées, mais, en lui-même, il comporte moins de tendances à l’exagération que le concours. La raison en est simple. Le concours vous met en lutte, vous concurrent, avec un être animé ; le record ne dresse en face de vous qu’un fait inerte, un chiffre, une mesure d’espace ou de temps : vous ne luttez à proprement parler qu’avec vous-même.

Votre ambition et votre volonté forment l’unique moteur qui vous actionne. Si vous perdez un instant le contrôle que vous exercez sur elles, si elles parviennent à vous emballer, ce ne sera que par une rapide griserie qui n’annihilera point les avertissements donnés par l’organisme. Bref vous êtes tout à votre affaire. Combien différent sera votre état d’âme si devant, derrière, à côté de vous, travaillent d’autres muscles et d’autres cerveaux dont la présence inquiète et surexcite vos nerfs. Vous aurez beau les avoir étudiés, avoir mesuré déjà leurs forces, connaître leurs habitudes, leurs avantages, leurs faiblesses, vous n’en serez pas moins à leur merci. L’emballage auquel vous vous livrez alors est inspiré, et dirigé, pour une bonne part, non plus par vos muscles et votre cerveau, mais par les muscles et les cerveaux des concurrents dont la victoire menace la vôtre.

Il faudrait un grand sang-froid naturel et beaucoup d’expérience pour rester absolument maître de soi dans ces circonstances. C’est ainsi que l’on court le risque de se « forcer », expression populaire très suggestive. Se forcer, cela ne veut pas dire s’obliger à faire une chose, mais dépasser inconsciemment la limite des choses que l’on peut faire sans danger.

Je suis obligé d’insister sur ce point, car l’usage du concours, introduit à trop haute dose dans le système d’éducation physique que préconisaient nos précédents articles du Figaro, serait plein d’inconvénients. Ce système consiste à rendre le jeune homme débrouillard et apte à l’existence d’initiative, d’imprévu et d’endurance que lui offre le siècle en l’accoutumant à la pratique élémentaire de tous les exercices de sauvetage, de défense et de locomotion en usage dans le monde moderne. Cela ne peut pas se faire au concours, et si j’approuve, comme constituant une expérience curieuse et utile, la course des « Trois Sports » qu’organise notre ami M. de Lafreté, je souhaite pourtant qu’une telle tentative demeure exceptionnelle. En la généralisant, on s’exposerait à de fâcheux accidents.

Une autre expérience, sur laquelle on a passablement discuté en Angleterre et en Amérique — celle des six heures de sports variés en huit heures de temps, — n’aurait pas pu être menée à bien dans les conditions fixées, c’est-à-dire sans laisser de traces appréciables de fatigue, s’il s’était agi d’une série de concours. J’ai pu, durant cette expérience, ne pas me ménager et faire constamment de mon mieux au point de vue de la force et de la vitesse ; si j’avais eu, pendant six heures, des concurrents sur le dos, il m’aurait été impossible de m’en tirer sans dommage. Or ce qui importe (quiconque a bien voulu suivre l’exposé que j’ai fait de mes idées à cet égard en demeurera d’accord), ce n’est pas que le jeune homme soit à même de recueillir des trophées dans tous les sports, mais qu’il soit en état de les pratiquer tous et d’y dépenser indistinctement, selon l’occasion, les forces dont il dispose.

Pour cet apprentissage, peut-on se passer de toute concurrence et, d’une manière générale, doit-on espérer que l’être humain deviendra jamais assez avisé, assez soucieux de ses intérêts, de sa santé, de son bon équilibre mental, de son perfectionnement corporel pour n’avoir plus besoin d’émulation ? Non, cent fois non ! C’est une utopie ! C’est l’utopie fondamentale que les médecins et les physiologistes ont introduite dans l’éducation physique et contre laquelle il importe de lutter sans trêve parce qu’elle se présente sous des dehors séduisants et n’est, en réalité, qu’une prime à l’inertie et à la routine. Il faut, de toute nécessité, se mesurer avec quelqu’un ou avec quelque chose ; si vous n’avez pas de rival sur vos talons, ayez du moins, pour vous inciter, un record devant vos yeux.

Quel record ? Les Suédois, qui ne sont pas, à beaucoup près, aussi exclusifs que leurs disciples du continent, répondent : « Le vôtre. Mesurez-vous avec vous-même, cherchant chaque jour à gagner un pouce ou une seconde ; avancez prudemment sans manquer aux prescriptions de la science et sans vous inquiéter des exploits de votre voisin. » Le conseil est excellent, mais je ne pense pas qu’il puisse être appliqué avec suite par d’autres que par des professionnels, tant il exige de résolution et de ténacité quotidiennes. « L’exploit du voisin » est même, pour ceux-là d’ailleurs, un remarquable adjuvant et je ne vois pas comment les amateurs arriveraient à s’en passer. On doit au contraire connaître ces éloquents maximums qui constituent les « records du monde » et que détiennent les grands champions ; et je voudrais que dans un petit manuel de poche figurassent, à côté des chiffres atteints par eux, ce que j’appellerai les records moyens, c’est-à-dire les résultats auxquels peut viser un homme de moyenne force et de moyen entraînement. Vous entendez bien que je prends ici le terme record dans son sens le plus large englobant les ascensions des alpinistes et la marche d’un ballon en vingt-quatre heures, aussi bien que le kilomètre à pied sur la grande route ; toutes les manifestations de la vie sportive, toutes les formes de l’exercice devraient avoir place dans ce petit livre qui serait votre examen de conscience musculaire ; vous y inscririez sur les pages blanches vos propres chiffres, au hasard de ce qu’il vous serait donné d’accomplir. Que voilà un bon carnet ! Essayez-en, vous ne serez plus tenté de médire du record.

Pierre de Coubertin.

P. S. — Un aimable correspondant m’interroge sur l’anthropométrie : « Quelle place lui donnez-vous dans votre système ? » me dit-il ; et il ajoute que j’aurais tort d’en faire fi. Je n’en fais point fi du tout, dès qu’elle se tient aux côtés de l’hygiène, dont elle dépend. Il est fort utile de se mesurer : cela fait partie de la surveillance très complète et variée qu’on doit exercer sur soi-même et qu’il est tout à fait aisé d’exercer sans l’intervention du médecin auquel on facilite beaucoup, par là, sa tâche occasionnelle. Mais dès que l’anthropométrie devient — ce qu’elle est par exemple dans certaines universités des États-Unis — un véritable oracle, je n’ai plus pour elle qu’une médiocre considération. L’idée qu’il existe un homme absolument normal, dont nous pouvons établir le signalement externe et interne, en sorte que, prenant votre hauteur pour point de départ, on peut vous dire exactement le volume nécessaire de chacun de vos organes et tous les rapports proportionnels auxquels vous devez atteindre, — cette idée-là me paraît déraisonnable. Et les applications que j’en ai vu faire à l’étranger m’ont prouvé qu’elle ouvrait volontiers la porte à une sorte de gymnastique charlatanesque aussi abusive qu’inefficace. — P. de C.

  1. Voir le Figaro du 16 août.
  2. Voir le Figaro des 16 et 21 août.