L’Éducation sentimentale, éd. Conard, 1910/Opinion de la presse

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Louis Conard (p. 693-702).


OPINION DE LA PRESSE
SUR
L’ÉDUCATION SENTIMENTALE.


Journal des Débats, 14 décembre 1869 (M. Cuvillier-Fleury). — La satire dans le roman.

… Le livre de M. G. Flaubert n’est pas un roman, c’est une satire, une satire composée de récits, de tableaux, d’épisodes qu’on pourrait croire détachés les uns des autres, de personnages qui se rassemblent sans se joindre, de pièces de rapport qui ne s’emboîtent pas, d’événements sans cause et sans issue. C’est comme une succession de générations spontanées dont l’origine ne se voit pas, dont le lieu n’est nulle part. Satire, ai-je dit, au sens même que les anciens attachaient à ce mot, une sorte de pot-pourri d’éléments de toutes sortes (farrago) tel que le plus grand des satiriques l’a défini lui-même, au début de son œuvre si diverse par le sujet, si puissante par son génie, et pour tout dire, grande comme son âme. Ah ! l’âme ! tout est là. Il faut la mettre dans son œuvre, l’œuvre fût-elle aussi terrible que l’Enfer de Dante. On peut être un très galant homme, comme M. Flaubert, une âme honnête, un cœur loyal et garder tout cela pour soi.

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… Le livre se donne une carrière de dix ans, à travers les révolutions et les émeutes ; il hante tous les étages de la société, depuis la mansarde de l’étudiant jusqu’au boudoir de la grande dame, depuis le bal de barrière jusqu’aux fêtes brillantes du banquier anobli ; il touche à tout, à l’art, à la littérature, à la politique, aux partis, à tous les drapeaux, à toutes les cocardes. Il touche à tout et il flétrit tout. Il a la rage d’abaisser ce qui s’élève, d’éteindre ce qui brille, la science, le talent, le patriotisme, l’indépendance, la noblesse, la pudeur, la fortune bien acquise, l’élégance courtoise, les grandes vertus comme les petites.

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Le livre de M. Flaubert est la confusion des genres ; il veut être un roman, il est une satire. Qu’importe, me dira-t-on. Est-ce qu’il y a des genres aujourd’hui ? On a laissé à la comédie son nom ; quelques œuvres d’élite exceptées, qu’en a-t-elle fait ? Drame, satire, thèse philosophique, mémoire sur procès, émotion physiologique, farce et pantalonnade, elle fait un peu de tout et elle étudie nos mœurs quand elle en a le temps, elle nous fait rire quand elle le peut…

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Prenez le livre de M. Flaubert. Son héros n’est ni un enfant trouvé, ni une nature malhonnête, ni un esprit sans culture ; sa famille est honorable, son extérieur distingué. Le livre n’est pas arrivé à son premier quart que notre jeune homme hérite d’une belle fortune, et a entrevu à peine Mme  Sophie Arnoux qu’il prend feu pour elle, en véritable écolier, et qu’elle se laisse attirer à la flamme, sans y prendre garde. Tous ces débuts ont bien l’air de nous mener à un roman. Allons donc ! M. Flaubert a bien d’autres visées. Il lui faut peindre la société parisienne pendant dix années de sa vie morale, entre le traité de juillet 1840 et le Coup d’État.

Entre 1840 et 1851, la France a une physionomie qui avait besoin d’être saisie au vif et reproduite en relief. M. Flaubert s’est dit que c’était affaire à lui. Il a pris ses pinceaux, sa palette s’est couverte de toutes sortes de couleurs voyantes et violentes, des difformités, des hontes, tranchons le mot, des ordures qu’une patiente recherche lui avait permis, non sans quelque courage, de recueillir dans tous les bas-fonds ; et il s’est mis à l’œuvre, ainsi armé contre nos vices. Nous étions donc bien corrompus et bien pourris (le mot est partout) avant décembre 1851.

Je ne songerais pas à reprocher cette enquête à M. Flaubert, si, acharné à sa mission de satirique, il avait obéi à ce puissant ressort qui est l’âme de la satire et la raison de ses violences, l’indignation. Juvénal, même si nous faisions la part du latin « qui brave l’honnêteté », Juvénal va cent fois plus loin que M. Flaubert dans la peinture de la dépravation romaine ; mais il est en colère, ce sottisier sublime, et sa colère nous gagne ; elle est toute la moralité de son œuvre. M. Flaubert, lui, fait défiler devant nous une vraie descente de Courtille, aussi brillante que confuse ; il fait parler à tout ce monde une langue qui n’a de variété que par les nuances de l’argot dans une vulgarité commune ; il leur fait commettre toutes sortes d’actions étourdies jusqu’à la bêtise ou salissantes jusqu’au dégoût… Et quand son armée a défilé, avec tambours et trompettes, je veux dire avec tout le tapage descriptif qui est aujourd’hui de mode, et sous le regard des honnêtes gens que ce spectacle n’amuse guère, le satirique a l’air de nous dire : J’ai voulu vous montrer ce que vous êtes. Votre corruption est affreuse et vos vices crient vengeance ; mais cela m’est bien égal !

Le Temps, 7 décembre 1869 (M. Ed. Schérer).

Il n’est rien de tel, pour vous mettre en pleine liberté critique, que d’avoir affaire à un écrivain hors ligne. Alors plus de besoin d’habileté pour exprimer ce que vous avez à dire ; plus de recherche de nuances pour adoucir les réserves ; plus de laborieuse complaisance pour exagérer les mérites. Vous vous sentez vis-à-vis d’un homme capable de vous comprendre ; rien n’empêche que vous ne vous flattiez de lui être utile par vos observations, et dans tous les cas, vous êtes sûr qu’il saura discerner votre estime, votre admiration, dans l’indépendance même avec laquelle vous disputez ses ouvrages. Tel est le sentiment avec lequel je vais parler du nouveau roman de M. Flaubert. L’auteur est trop haut placé, il est un artiste trop considérable pour prendre plaisir aux louanges banales, et il sait trop bien le cas que je fais de son talent pour ne pas voir un hommage dans la liberté avec laquelle je rendrai compte de l’impression que m’a laissée son livre.

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… Son livre n’est pas un roman : c’est un récit d’aventures ce sont des mémoires. À force d’être réaliste, il est réel, sans doute ; mais à force d’être réel, il cesse de nous intéresser…

L’art vit d’une contradiction. Supprimez l’un des termes de la contradiction et vous le tuez. Il faut qu’il rende la nature, qu’il s’y attache ; il ne saurait jamais la serrer de trop près, car le fond de l’art, c’est l’imitation ; l’imitation est sa raison d’être, et l’idéal pur, à supposer qu’il pût se concevoir, ne serait que rêve et chimère. Mais, en même temps, il faut que l’art choisisse, parce qu’il faut qu’il fasse beau, parce qu’il faut qu’il intéresse. Or, pour nous intéresser, il faut qu’il nous parle, et, pour nous parler, il faut qu’il prête un sens aux choses, ou, ce qui revient au même, qu’il en dégage le sens caché. L’idéalisme et le réalisme ne sont donc pas deux manières d’entendre l’art, ce sont deux pôles entre lesquels tout art se meut, vers l’un ou l’autre desquels tout artiste est attiré de préférence, mais hors desquels il n’y a plus qu’abstraction stérile ou non moins stérile reproduction. De quoi se compose la plus grande partie de la vie ? De faits dont la cause échappe, et dont il ne sortira rien, de rencontres oiseuses, d’actions capricieuses ou inutiles. Formez un roman de tout cela, je vous en défie ; eh bien ! c’est ainsi que M. Flaubert a fait le sien…

… Nous voyons passer devant nous des personnages, des scènes, mais comme au hasard. On dirait une suite de médaillons, une collection de photographies, admirables épreuves, il est vrai, découpées dans la réalité à l’emporte-pièce, d’une pleine lumière, mais dont chacune est là pour son compte…

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… Et ainsi tout le long du livre ; le lecteur va, va, intrigué d’abord, impatienté ensuite, croyant toujours toucher à une péripétie, s’imaginant arriver toujours à un point décisif, et fermant le volume à la fin avec un sentiment mêlé d’humeur contre l’auteur qui n’a cessé de le leurrer, et d’admiration pour l’écrivain, qui a suppléé à tout par le seul intérêt de l’observation et du style…

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… Mais ces défauts, si graves qu’ils soient, si inexplicables lorsqu’ils se trouvent sous la plume d’un homme de talent et d’esprit, ces défauts n’empêchent pas que l’Éducation sentimentale ne dépasse de toute la tête tous les romans du jour. On sent du moins ici qu’on a affaire à un artiste. On proteste en lisant le livre, mais on le lit ; on se révolte en se voyant tiré en si mauvais lieu, condamné à entendre de si grossiers propos, et cependant on y reste. On y reste sans s’amuser, remarquez-le bien, sans y rien trouver de drôle ni de piquant, mais par la curiosité de voir un écrivain aussi fort aux prises avec une tâche aussi ingrate…

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Je ne voudrais pas laisser croire que le don d’observation de l’écrivain se montre seulement dans le dessin de quelques physionomies ; il se fait sentir à chaque instant par des traits de nature, vifs, profonds, trouvés. L’auteur excelle à mettre en contraste l’immobile et banal aspect des choses avec les émotions qui bouleversent l’âme, et qui voudraient voir la création entière partager leur trouble. Ce n’est pas tout : là où Balzac aurait mis des pages de description et de discours, M. Flaubert, d’un mot, jette sur un homme ou une situation la cynique lumière dans laquelle il se complaît.

Un autre mérite du livre de M. Flaubert, et son mérite capital, c’est qu’il est acte d’écrivain. En fin de compte et pour parler franc, il n’y a que deux classes de romans : ceux qui sont écrits et ceux qui ne le sont pas ; et les premiers sont les seuls qui comptent. Récit fortement noué, caractères vrais et frappants, ces mérites n’ont jamais suffi à l’homme de goût. C’est là le fond, la matière du livre, la condition élémentaire de l’intérêt, mais les plus grands mérites en ce genre ne signifient rien s’ils ne sont accompagnés de ce don suprême de la mise en œuvre qui s’appelle l’art de bien dire…

… Le livre de M. Flaubert aura vécu et par conséquent aussi il ne périra pas tout à fait. Œuvre d’art, il s’est adressé aux artistes ; il s’est imposé à leur attention ; tout en le discutant, ou plutôt par cela qu’on le discutait, il a bien fallu reconnaître ses droits. Ou bien, me ferais-je illusion, et serais-je d’une école vieillie ? Le fait est que je donnerais tout Balzac et tout Alexandre Dumas pour une page de français exquis. Et sans parler de langue exquise, ce qui serait, en effet, un peu hors de place ici, je ne puis être insensible, en ouvrant l’Éducation sentimentale, à la précision et à la clarté du style de M. Flaubert. C’est positivement un autre monde que dans les neuf dixièmes des livres qui s’impriment aujourd’hui. L’auteur abuse peut-être des descriptions, mais ces descriptions, du moins, rendent les choses sensibles, au lieu de les cacher sous des plaques de couleur et des énumérations de détails. En somme nous avons devant nous un homme qui sait son métier, et qui a un métier. Il n’écrit pas au hasard. Il ne puise pas sa langue dans le ruisseau fangeux du journal. On sent partout chez lui le souci de la ligne, le sentiment de la couleur, le besoin de la lumière. C’est quelque chose, c’est beaucoup. Prenez garde, pour peu que vous me pressiez, je dirai que c’est tout !

Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1869 (Saint-René Taillandier).

L’auteur de Madame Bovary n’est certainement pas un écrivain médiocre. Comme artiste, sinon comme penseur, il a des visées hardies. Personne ne met plus de soin à éviter les routes battues. Il produit peu, mais chacune de ses œuvres atteste une méditation intense et une exécution minutieuse. Les incorrections, les négligences même, du moins ce qui semble tel à première vue, tout enfin, quand on y regarde de près, porte la marque d’une volonté persévérante…

… La publication d’un nouveau roman de M. Flaubert est donc bien faite pour piquer la curiosité. Tandis que les lecteurs vulgaires, alléchés par les licences où s’est trop souvent complu le talent descriptif de l’auteur, n’y rechercheront que le scandale, d’autres voudront voir si M. Flaubert a révélé dans ce nouveau livre ce que j’appelle sa philosophie, c’est-à-dire l’idée qu’il se fait du monde et de la destinée humaine…

… Un pessimisme qui enveloppe la création et le créateur, une misanthropie qui renferme, implicitement au moins, une sorte d’athéisme, telle est la philosophie de ce livre.

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… Le héros du récit, le sujet de cette étude philosophique et morale a l’air de représenter pour l’écrivain toute une génération, la génération qui est sortie du collège, il y a environ vingt-cinq ans. Le récit commence un peu avant la révolution de 1848, les scènes qui le terminent ont eu lieu dans l’hiver de 1868. Ce serait donc la physionomie des vingt-cinq dernières années que M. Flaubert aurait prétendu reproduire. Qui sait même si les faiblesses et les lâchetés de son héros ne sont pas, dans sa pensée, le symbole des épreuves par lesquelles a passé depuis vingt-cinq ans la société française ?

… L’éducation du personnage principal serait l’éducation de la société parisienne pendant toute une période de notre histoire. La mollesse, l’énervement, la niaiserie d’un étudiant amoureux seraient le commentaire de nos destinées. Si étrange que soit cette conjecture, il est difficile de ne pas s’y attacher quand on voit l’auteur imiter manifestement le style de M. Michelet dans les derniers volumes de son Histoire de France. C’est la même façon heurtée, saccadée, le même art de briser son récit, de passer brusquement d’une scène à une autre, d’accumuler les détails tout en supprimant les transitions. Jamais le roman n’a parlé ce langage ; on dirait une chronique, un journal sec et bref, un recueil de notes, de traits, de mots, avec cette différence que chez l’historien les traits sont incisifs, les mots portent, les notes résument bien ou mal des événements graves, tandis que chez le romancier ces formes savamment et laborieusement concises s’appliquent aux aventures les plus niaises…

Si ce titre de l’Éducation sentimentale signifie quelque chose, il est une satire indirecte de la génération rêveuse qui, de 1825 à 1845, occupa la scène littéraire, et qui, dans la poésie, dans le drame, dans le roman, exprima si tumultueusement toutes les ardeurs de la passion. Le personnage de M. Flaubert est entré dans la vie au moment où cette période achevait son cours, il en a recueilli les traditions sans le savoir, il en a respiré l’air fiévreux, et son histoire n’est que le tableau des faiblesses, des gaucheries, des vilenies où cette sensibilité énervante l’a entraîné. Que cette donnée soit juste ou non au point de vue historique, elle pouvait offrir le sujet d’une curieuse étude ; seulement l’auteur en a fait sortir précisément le contraire de ce qu’elle renferme. Au lieu de travailler à l’éducation sentimentale du héros, il montre que cette éducation est une chimère. Au lieu d’élever ce cœur, de l’épurer et de l’affermir, il le dégrade : c’est une éducation à rebours. Ce titre à la Berquin serait donc en définitive une ironie très compliquée dont le sens ne se dévoilerait qu’à la dernière page, et qui aurait pour but de rendre plus scandaleux encore le scandale de la conclusion.

… Avions-nous tort de dire que l’inspiration de M. G. Flaubert était la misanthropie, ou, pour parler avec plus de précision, le pessimisme universel ? Ses amis répondent que le talent rachète tout, et que c’est l’art ici qu’il faut voir, la sûreté de l’art, la vigueur du style, sans se préoccuper du fond. Nous ne sommes pas de cet avis. D’abord, sans méconnaître les qualités qui font de M. Flaubert un écrivain d’une certaine originalité, nous n’admirons sans réserves ni son art ni son style. Qu’est-ce qu’un art dont le résultat est de supprimer la composition, de rendre l’unité impossible, de substituer une série d’esquisses à un tableau ? Quant à la diction, elle est le plus souvent précise, colorée, vigoureuse, il lui arrive quelquefois d’être brutale et incorrecte. Oui, certes, M. Flaubert est un artiste, il sait peindre, il sait graver à l’eau-forte, il a des touches puissantes qui font saillir en plein relief certains aspects de la réalité ; mais il écrit bien comme ceux qui possèdent le don du style sans en connaître suffisamment les lois. Au reste ce talent d’écrire fût-il irréprochable, serait-ce une raison pour absoudre un livre qui blesserait l’humanité ?…

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Quand l’auteur décrit les clubs de 1848, bien qu’il n’oublie aucun des traits de la démence populaire, bien qu’il rassemble avec soin les billevesées les plus comiques, on n’est guère disposé à sourire ; il y a dans tout cela une impassibilité méprisante qui est vraiment une insulte, non pas à la populace des rues, mais au genre humain. Bref, tout est combiné en vue de la brutale ironie qui doit couronner l’œuvre…

Le satirique le plus amer, en dévoilant les misères de l’homme, a en lui l’idéal d’une humanité meilleure ; la satire misanthropique et inhumaine est un acte contre nature, un cas illogique et monstrueux.

La Liberté, 22 décembre 1869 (Mme  George Sand).

G. Flaubert est un grand chercheur, et ses tentatives sont de celles qui soulèvent de vives discussions dans le public, parce qu’elles étendent et font reculer devant elles les limites de la convention.

Ce qui nous a vivement frappé dans son nouveau livre, c’est un plan très original, et qui eût semblé irréalisable à tout autre.

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Après s’être concentré dans l’étude d’une bourgeoise pervertie, il a mis en scène les nations, les races qui s’entre-dévorent. Nous avouons que notre admiration est surtout pour ce côté hardi et grandiose de son imagination ; mais quand, par un de ces contrastes qui lui sont propres, il redescend dans le monde de l’observation, nous le suivons avec la certitude qu’il ne s’y comportera pas comme le premier venu.

Le voici qui nous conduit dans la vie vulgaire et qui semble avoir résolu de nous la montrer si fidèlement que nous en soyons aussi effrayés que de la chute de Madame Bovary ou du supplice de Matho. Il a réussi à produire une sensation nouvelle : le rire indigné contre la perversité et la lâcheté des choses humaines, quand, à des époques données, elles vont à la dérive toutes ensemble.

Épris de ces vues d’ensemble, il a exprimé cette fois l’état général qui marque les heures de transition sociale. Entre ce qui est épuisé et ce qui n’est pas encore développé, il y a un mal inconnu, qui pèse de diverses manières sur toutes les existences, qui détériore les aptitudes et fait tourner au mal ce qui eût pu être le bien, qui fait avorter les grandes comme les petites ambitions, qui use, trahit, fait tout dévier, et finit par anéantir les moins mauvais dans l’égoïsme inoffensif.

C’est la fin de l’aspiration romantique de 1840 se brisant aux réalités bourgeoises, aux roueries de la spéculation, aux facilités menteuses de la vie terre à terre, aux difficultés du travail et de la lutte. Enfin, comme le sous-titre l’annonce, c’est l’histoire d’un jeune homme — d’un jeune homme qui, comme tant d’autres, eût volontiers contribué à l’histoire de son temps, mais qui a été condamné à en faire partie, comme chaque flot qui s’enfle et se creuse fait partie de l’océan. Peu de ces lames sans nom ont la chance de porter un navire ou de déraciner un rocher : ainsi de la foule humaine ; elle s’agite et retombe quand elle ne rencontre pas les grands courants, ou elle tourne sans but sur elle quand elle plie sous les vents contraires.

Le jeune homme dont nous suivons l’éducation sentimentale à travers les déceptions d’une triste expérience ne serait pas un type complet s’il n’échouait pas par sa faute. Il n’a pas l’énergique constance des exceptions, les circonstances ne l’aident point et il ne réagit pas sur elles. Le romancier dispose comme il veut des événements de son poème ; celui-ci ne veut rien demander à la fantaisie pure. Il peint le courant brutal, l’obstacle, la faiblesse ou l’inconstance des lutteurs, la vie comme elle est dans la plupart des cas, c’est-à-dire médiocre. Son héros est, par un point essentiel, semblable au milieu qu’il traverse. Il est tour à tour trop au-dessus ou trop au-dessous de son aspiration. Il la quitte et la reprend pour la perdre encore. Il conçoit un idéal et ne le saisit jamais ; la réalité l’empoigne et le roule sans pouvoir l’abrutir. Il ne trouve pas son courant et s’épuise à ne pas agir. Vrai jusqu’au bout, il ne finit rien et ne finit pas. Il trouve que le meilleur de sa vie a été d’échapper à une première souillure, et il se demande s’il a échoué dans son rêve de bonheur par sa faute ou par celle des autres.

Ce type si frappant de vérité est le pivot sur lequel s’enroule le vaste plan que l’auteur s’est tracé ; et c’est ici que le dessin de l’action nous a paru ingénieux et neuf. Ce moi du personnage qui subit toutes les influences et traverse toutes les chances du non-moi, ne pouvait exister sans une corrélation continue avec de nombreux personnages. Il y a là l’étude approfondie de tous les types et de tous les actes bons et mauvais qui influent fatalement sur une situation particulière. Dès lors le scénario du roman, multiple comme la réalité vivante, se croise et s’enlace avec un art remarquable. Tout vient au premier plan, mais chacun y vient à son tour, et ce n’est pas une froide photographie que vous avez sous les yeux, c’est une représentation animée, changeante, où chaque type agit en passant avec son groupe de complices ou de dupes, avec le cortège de ses intérêts, de ses passions, de ses instincts. Ils traversent rapidement la scène, mais en accusant chaque fois un pas de plus dans la voie qu’ils suivent, et en jetant un résumé énergique, un court dialogue, parfois une phrase, un mot qui condense, avec une force de naïveté terrible, la préoccupation de leur cerveau.

L’auteur vous présente et vous ramène adroitement tous ses types. Ils marchent sous la tourmente qui les pousse au dévouement, au mensonge, au mal, au ridicule, à l’impuissance ou au désenchantement. Il faudrait les citer tous, car tous ont une valeur d’étude sérieuse. Tous représentent un souvenir frappant, qui, en réalité, l’a peut-être navré ou obsédé, mais qui, refondu, remanié par une forte et habile main d’artiste, lui apparaît excusable ou comique…

Il n’y a pas de question morale comme on l’entend soulevée dans ce livre. Toutes les questions, solidaires les unes des autres, s’y présentent en bloc à l’esprit, et chaque opinion s’y juge elle-même. Quand il sait si bien faire vivre les figures de sa création, l’auteur n’a que faire de montrer la sienne. Chaque pensée, chaque parole, chaque geste de chaque rôle exprime clairement à chaque conscience l’erreur ou la vérité qu’il porte en soi. Dans un travail si bien fouillé, la lumière jaillit de partout et se passe d’un résumé dogmatique. Ce n’est pas être sceptique que de se dispenser d’être pédant.

Ce livre appartient-il au réalisme ? Nous confessons n’avoir jamais compris où commençait le réel, comparé au vrai. Le vrai n’est vrai qu’à la condition de s’appuyer sur la réalité. Celle-ci est la base, le vrai est la statue. On peut soigner les détails de cette base, c’est encore de l’art…

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Il (l’auteur) a mis devant nos yeux un miroir en disant : « Regardez-vous ; si votre image n’est pas ressemblante, celle de votre voisin le sera peut-être. » Et en effet nous avons tous trouvé le voisin ressemblant. C’est à nous de conclure et de nous demander si notre époque est effectivement médiocre, ridicule, et condamnée à l’éternel avortement de ses aspirations.