L’Éducation sentimentale (1845)/VII

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 24-33).

VII

Enfin il s’habilla et descendit au salon.

Personne n’était encore arrivé. Mme Renaud, toute seule, assise dans un fauteuil, près du feu, un écran dans les doigts, attendait les convives. Quoique en décembre, elle avait mis une robe blanche, tenue invariable des Anglaises et des femmes de notaires de petite ville ; une grande pèlerine de dentelles, les bouts croisés par devant, lui couvrait les épaules, plus larges que jamais à cause de sa taille qui était plus mince que de coutume. Elle était en cheveux, mais, pour varier un peu, elle avait passé dans les dents du peigne une petite chaîne d’or, qui se cachait dans sa chevelure comme un serpent et dont le gland, qui en terminait un des bouts, lui retombait sur l’oreille.

— Vous êtes aimable, lui dit-elle en entrant, de venir me tenir compagnie.

— Je croyais qu’il y avait déjà du monde, répondit-il sottement.

— Sans cela vous ne seriez pas descendu, repartit Mme Renaud en riant.

— Oh ! ce n’est pas cela que je voulais dire, mais je ne voulais pas arriver le dernier.

— Cela vous intimiderait pour entrer, peut-être ? Est-ce que vous êtes si enfant ?

— Moi, timide ! répondit Henry outragé dans sa dignité d’homme de dix-huit ans, moi, timide ? au contraire, au contraire.

— Cela ne serait pas étonnant, à votre âge.

Et dans ces trois mots « à votre âge » il y avait je ne sais quoi de caressant et d’affectueux.

— Plaignez-moi plutôt, continua-t-elle, plaignez-moi, je vais bien m’ennuyer ce soir. M. Renaud veut recevoir, ça l’amuse. Oh ! nous aurons des gens… insupportables, vous verrez… On est si contraint devant le monde, si peu libre, obligé de surveiller chaque mouvement que l’on fait, de s’observer à chaque mot que l’on dit. Oh ! quel supplice !

Puis continuant, comme se parlant à elle-même :

— Oh ! que j’aime bien mieux la société intime de vrais amis, où l’on peut tout dire, tout penser… Mais il est si rare de rencontrer des personnes dont le cœur réponde au vôtre et qui vous puissent comprendre !

Elle disait cela lentement, étendue sur un gros coussin de velours rouge, les pieds posés sur les chenets, d’un ton ennuyé et avec une figure mélancolique.

MM. Sébastien Alvarès et Emmanuel Mendès entrèrent de front en se cognant à la porte, luisants et pommadés tous deux, en redingote marron à collet de velours, avec des cravates de satin très longues et des gilets très ouverts ; ils firent tous deux un salut assez gauche et restèrent debout dans un coin, à causer ensemble dans la langue de leur pays.

Six heures sonnaient à la pendule quand le père Renaud ouvrit la porte du salon à deux battants et introduisit le gros de la compagnie, qui arrivait à l’heure juste. Elle se composait de M. et Mme Lenoir, marchands de bois à Paris et compatriotes de M. Renaud, et de leurs deux enfants, Adolphe et Clara, vrais enfants de Paris, blancs et pâles, lymphatiques et bouffis ; la petite fille surtout était fort laide, elle avait les yeux rouges et toussait souvent ; son frère était un gros blond frisé, assez tranquille, il mangeait prodigieusement, surtout de la crème, ses parents lui trouvaient beaucoup de moyens, on l’avait habillé en artilleur.

Mlle Aglaé arriva toute seule, sans son frère. Mlle Aglaé était une vieille fille de vingt-cinq ans, professeur de piano dans les boarding schools for young ladies, une femme très gracieuse et très maigre, ayant de superbes papillotes à l’anglaise qui lui caressaient les clavicules et les omoplates, qu’elle découvrait volontiers, en toute saison, sans jamais attraper de rhume ni de fluxion de poitrine, quoiqu’elle semblât d’abord d’une délicate et tendre constitution. Ses pieds n’étaient guère beaux, quoique le lacet de ses bottines de peau verdâtre fût si serré que les œillets manquaient de s’en rompre. Chose déplorable, surtout pour une femme sentimentale, ses mains étaient rouges et, l’hiver, abîmées d’engelures ; mais vous ne remarquez pas ces dents éclatantes et polies, que ses lèvres minces découvrent quand elle sourit ; ni cette peau d’un blanc si irréprochable que son boa de cygne et son cou sont presque de la même couleur. C’était la vieille camarade de Mme Émilie, son amie de dortoir, sa confidente intime ; elles se voyaient presque tous les jours, restaient longtemps ensemble, et se reconduisaient régulièrement jusqu’à la porte de la rue, où la conversation se prolongeait bien encore un bon quart d’heure.

À peine entrée dans le salon, elle se défit familièrement de son châle et de son chapeau, qu’elle alla porter dans la chambre de Mme Renaud. Mme Renaud lui prit tout cela des mains et elles sortirent ensemble, aussi vives et aussi gaies que des jeunes filles.

— Eh ! bonjour, mon cher Ternande, dit l’amphitryon en serrant les mains à un grand luron à chevelure fougueuse, qui portait dans le monde un aplomb imperturbable, un habit vert à boutons brillants, boutonné du haut en bas. Comment vont les arts ?

— Mais pas mal, mon cher maître, pas mal.

— Notre coloris se chauffe-t-il ?

— À mort, répondit l’artiste.

— Et le torse ? continua M. Renaud en ricanant d’une manière fine, le torse, comme vous le dites, l’étudions-nous toujours ? J’aime beaucoup le torse, moi… Toujours ferme, l’antique, j’espère ? il ne faut pas sortir de là, voyez-vous, l’antique, l’antique !

— Vous y voilà encore ! répondit Ternande impatienté, mais, mon cher monsieur, comprenez donc…

Il l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre et lui exposa pour la centième fois ses idées sur l’art, qui ne furent pas plus comprises que la première, malgré ses rapprochements ingénieux, ses décisions tranchées et sa gesticulation expressive.

— Mais à quoi penses-tu donc, mon ami ? dit Mme Renaud en venant prendre son mari par le bras et le tirer de sa discussion esthétique, à quoi penses-tu ? voici la famille Dubois, salue-la donc.

M. Renaud obéit à sa femme, il fit la révérence à tout le monde, s’inquiéta de la santé de chacun, offrit des sièges à la société, donna des tabourets aux dames, des tapis aux messieurs ; il fut obséquieux et léger, il glissait, il volait.

Au dîner, il plaça à ses côtés Mme Dubois et Mme Lenoir ; l’humeur de la première lui allait beaucoup. C’était une grosse commère — il l’appelait sa commère, ayant été parrain avec elle de l’enfant du beau-frère de son mari — d’environ quarante-sept ans, assez fraîche encore, bien nippée et bien nourrie, un peu haute en couleur, l’œil vif et le caquet prompt, très fournie de gorge, puisqu’on entend par là ce qui s’étend depuis le menton jusqu’au nombril ; elle était enrichie de camées et de broches sur la poitrine et de bagues à tous les doigts, mais en revanche peu fournie en cheveux.

M. Dubois avait une redingote bleue, c’est tout ce que je peux en dire, ne l’ayant jamais vu que par derrière le dos. Ils avaient amené avec eux leur fille unique, Mlle Hortense, et une cousine de la province, qui leur était confiée.

On avait habilement alterné les messieurs et les dames mariés, les jeunes personnes et les jeunes gens. Ainsi Henry était à côté de Mlle Aglaé, Alvarès à côté de la cousine de Mme Dubois, et Mendès de l’autre côté de Mme Dubois, dont l’embonpoint impressionnait son cœur portugais et adolescent ; les deux autres jeunes gens, qui attendaient sur le palier, s’étaient placés les derniers, à côté des enfants.

Le couvercle de la soupière était retiré et fumait près du bouilli, la grande cuiller était plongée dans le vermicelle ; M. Renaud détourna la tête, une personne manquait, il restait une chaise inoccupée, il y avait une serviette en cœur encore non dépliée ; c’était M. Shahutsnischbach qui se faisait attendre. On l’appela, on le cria, on monta à sa chambre, il descendit.

Dans quelle tenue, mon Dieu ! dans son costume de tous les jours, les doigts barbouillés par le blanc du tableau, avec un gros foulard rouge autour du cou et des chaussons de lisière aux pieds, et étonné, confus, ébahi, ne sachant s’il devait s’en aller ou rester, s’enfuir ou s’asseoir, les bras ballants, le nez au vent, ahuri, stupide.

— Mais vous saviez qu’il y avait du monde, vous saviez qu’il y avait du monde, répétait M. Renaud, attristé et vexé. Toujours le même ! Singulier être ! Original d’Allemand !

À quoi le pauvre garçon se contentait de répondre qu’il n’en savait rien, qu’il n’en savait rien du tout, tout en cherchant une issue pour gagner sa place, en se levant sur la pointe des pieds afin de passer sans encombre derrière le dossier de toutes les chaises.

Après que Mme Émilie, toujours bonne et douce, eut réclamé pour lui l’indulgence de la compagnie et apaisé le courroux formaliste de son mari, qui grommelait piano : « C’est ridicule, c’est ridicule, c’est d’un ridicule outré ! », le repas commença de la manière la plus calme du monde. Le jeune Shahutsnischbach, délivré du regard de la foule, mangeait très placidement, assis entre les enfants chéris de M. et Mme Lenoir, auxquels il donnait à manger, versait à boire, nouait et dénouait les serviettes ; les autres convives coupaient, découpaient, vidaient leur assiette, et les plats s’en allaient et se remplaçaient.

On causa politique, on maudit l’Angleterre, on plaignit l’Espagne déchirée par les factions, on déplora l’Italie dégénérée et la Pologne vaincue.

Les dames ne disaient rien ou causaient littérature, ce qui est la même chose. Ternande était engagé avec M. Lenoir, qui voulait se faire faire son portrait et discutait avec lui le choix du peintre ; il lui indiquait naturellement son maître. Henry s’extasiait sur Beethoven, qu’il n’avait jamais entendu, avec Mlle Aglaé qui ne le comprenait pas. Mme Émilie ne disait rien, Mendès regardait Mme Dubois. Les deux lampes à la Carcel filaient.

Au dessert la conversation devint générale, elle roula sur la littérature. Il fut question de l’immoralité du drame et de l’influence incontestable qu’il a exercé sur tous les criminels modernes ; on blâma beaucoup Antony, à la mode dans ce temps-là ; on cita pour rire quelques vers d’Hernani ; on fit quelques pointes, on vanta Boileau, le législateur du Parnasse. M. Renaud en récita même par cœur quelques apophtegmes, tels que : « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable » ou : « Cent fois sur le métier… » ou : « Sans le style en un mot… » et autres raretés poétiques. Vint ensuite le parallèle obligé du doux Racine et du grand Corneille, suivi de celui de Voltaire et de Rousseau. Après quoi la littérature de l’empire fut mise en pièces par Ternande et par Henry, qui réclamaient pour l’art, tandis que les hommes graves, les hommes de quarante à cinquante ans, protestaient pour le goût et pour la langue. On parla encore de V. Hugo, de Mlle Mars, de l’Opéra-Comique, de Robert le Diable, de l’Opéra, du cirque, et de la vertu des actrices, et des prix Montyon qu’elles obtiennent. Ternande était très exalté, il était rouge, il parlait beaucoup, il vantait la Tour de Nesle ; M. Lenoir, M. Dubois, M. Renaud le plaignaient et ricanaient ; Henry était grave, et s’entretenait de Jocelyn tout bas avec Mlle Aglaé ; Mme Dubois regrettait le bon temps de la Comédie et Talma dans Manlius ; Mendès regardait Mme Dubois.

Le vulgaire champagne arriva, ce vin essentiellement français, qui a eu le malheur de faire naître tant de couplets, français comme lui et ennuyeux comme lui. Le maître de la maison, avec le pouce, ébranla le bouchon gonflé dans le goulot de la bouteille. Il partit — toutes les dames crièrent de surprise — s’élança au plafond, et retomba sur une cloche à fromage, qui se mit à vibrer du coup. On se passa les verres de main en main, vivement, pêle-mêle ; la mousse tombait sur la nappe et sur les doigts, les dames riaient ; il y a ainsi des bonheurs infaillibles.

Après le dîner, dans le salon, Mme Émilie prit Henry à part et le complimenta sur la manière dont il avait soutenu ses idées.

— Oh ! je vous écoutais parler, dit-elle ; tout ce que je pensais, vous le disiez. Comme vous les avez tous vaincus ! Je suis bien de votre avis, allez, vous aviez raison, mille fois raison.

— J’ai eu tort, répondit-il lentement et en faisant dans sa phrase de longs points d’arrêt ; à quoi bon exprimer quelque chose du sentiment qui vous anime à des gens que rien n’anime, et vouloir faire passer un peu de la poésie qui vous gonfle le cœur dans des cœurs fermés pour elle ? c’est peine perdue et sottise, c’est une folie, une maladie que j’avais beaucoup naguère, mais dont je me guéris chaque jour.

— Est-ce que vous seriez poète par hasard ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je devine.

— Mais j’aime à lire les poètes, continua Henry sans avoir l’air d’y prendre garde. Et vous ? n’aimez-vous pas aussi à vous bercer mollement dans leur rythme, à vous laisser emporter par le rêve d’un génie sur quelque nuage d’or, au delà des mondes connus ?

Mme Renaud le regardait parler.

— Ce sont de grands bonheurs, n’est-ce pas, dit-elle avec une expression d’ignorance avide.

Et tout en causant ainsi ils parlèrent ensemble des histoires d’amour fameuses au théâtre, des élégies les plus tendres ; ils aspirèrent en pensée la douceur des nuits étoilées, le parfum des fleurs d’été ; ils se dirent les livres qui les avaient fait pleurer, ceux qui les avaient fait rêver, que sais-je encore ? ils devisèrent sur le malheur de la vie et sur les soleils couchants. Leur entretien ne dura pas longtemps, mais il fut plein, le regard accompagnait chaque mot, le battement de cœur précédait chaque parole. Mme Renaud admira l’imagination d’Henry, qui fut séduit par son âme.

Mlle Aglaé fut priée de chanter, elle se mit au piano, enfila des gammes, hennit, piaffa, pompa et brossa le clavier. Personne ne comprit un mot de l’air d’italien qu’elle fit sortir de son larynx ; comme il était long, tout le monde applaudit à la fin. L’Allemand, à qui on demanda son avis, répondit qu’il ne se connaissait pas en musique, ce qui sembla drôle, les Allemands devant être musiciens.

Alvarès, qui était resté au coin du piano pendant tout le temps que Mlle Aglaé avait chanté, et qui lui avait ramassé une fois sa bague et l’autre fois un cahier de musique, dit le soir, en se couchant, à son camarade Mendès :

— Tu n’étais pas, comme moi, près d’elle, tu n’as pas vu ses yeux. Quand elle a dit : Amor ! vieni ! oh ! je sentais ses longues papillotes chasser l’air autour d’elle, un air chaud, embaumé. Comme cette femme-là vous aimerait ! comme elle chante bien !

Mendès lui répondit :

— Oh ! que Mme Dubois a une belle poitrine ! Quelle poitrine ! tu n’as pas remarqué, au dessert, quand elle parlait, comme sa gorge montait et s’abaissait. Pour aller à la table de jeu elle a passé devant moi, si près de moi qu’une chaleur douce m’en est venue sur la joue… Être l’amant de cette femme-là, ô mon Dieu !

Et Henry ? Rentré dans sa chambre, il s’y déshabilla lentement, rêveur sans savoir pourquoi, et avec un sourire dans l’âme. Sur la cheminée il trouva une clef, c’était celle de Mme Renaud, qu’elle tenait à ses doigts tantôt et qu’elle avait oubliée là par hasard, et il se rappela la nonchalance de sa posture et toute la grâce de son visage. Prêt à se coucher, il s’arrêta au bord du lit, on eût dit que quelqu’un s’y était déjà étendu. C’était elle qui s’était appuyée dessus, pour regarder le portrait de Louise ; les draps étaient un peu tirés d’un côté, le couvre-pied était dérangé… Il entra dedans avec précaution, avec crainte, en tressaillant, obéissant machinalement au singulier instinct de ne pas défaire ce désordre.

Mille choses douces le bercèrent, à demi endormi, et, la nuit, il rêva qu’il se promenait avec elle sous une grande avenue de tilleuls, qu’ils se tenaient les bras entrelacés et que sa poitrine se rompait. Alvarès rêva de longues chevelures de femmes pâles qui lui effleuraient tout le corps. Mendès aussi rêva… il rêva qu’il se mourait sur les seins nus d’une Chinoise.