L’Éducation sentimentale (1845)/XXIV

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 212-235).

XXIV

Après un mois d’inquiétudes, de démarches, de perquisitions et de recherches opiniâtres, on apprit enfin qu’un jeune homme, qui semblait devoir être Henry, accompagné d’une dame plus âgée, qui paraissait être Mme Renaud, s’étaient embarqués au Havre sur l’Aimable-Constance en partance pour New-York ; de là le bâtiment prendrait un chargement pour la Havane et ne reviendrait probablement que dans deux ans. Or Morel, qui avait conduit M. et Mme Gosselin dans tous les bureaux de ministère possibles, chez tous les procureurs du roi imaginables, à la police, aux ambassades, et dont les affaires vraiment en avaient fort pâti, les engagea, en attendant des détails plus précis, à s’en retourner chez eux, où il leur ferait parvenir de suite tous les documents et renseignements qui se présenteraient.

Il y avait donc trois semaines qu’ils étaient rentrés dans leur maison quand, un beau matin, ils reçurent une lettre d’Henry lui-même.

Il commençait par leur demander pardon du chagrin qu’il leur avait causé, mais nullement de l’argent qu’il leur avait pris. Il disait qu’il l’avait fallu, qu’une passion plus forte l’avait entraîné, que c’était quelque chose d’irrésistible et de fatal — M. Gosselin ne comprit pas cette phrase — qu’enfin il était maintenant à New-York, comptant s’y établir, y faire fortune et en revenir riche dans peu d’années. Ses études n’en souffriraient pas, il allait travailler plus que jamais, on lui promettait même une place de professeur dans un collège. Puis il verrait le monde, il acquerrait de l’expérience, il se mûrirait vite, sa raison se développait déjà. Il donnait même des détails sur le gouvernement des États-Unis et faisait une description générale de l’aspect du pays. Mais il ne parlait pas de Mme Renaud, il disait seulement qu’il était très heureux et qu’il ne souhaitait rien au monde que de savoir ses chers parents en bonne santé ; il leur donnait son adresse et les priait de lui écrire, en affranchissant leurs lettres.

Encore irrésolu sur le parti à prendre, M. Gosselin engagea de suite avec Morel une longue correspondance, dans laquelle il ne cessait de lui demander des conseils et de lui poser des questions. Morel lui répondait toujours de la manière la plus concise, et M. Gosselin lui récrivait de la façon la plus longue. Le résultat de tout cela fut qu’on laisserait les circonstances se dérouler, qu’en conséquence on cesserait les démarches entamées pour rappeler Henry qui, peut-être un jour, reviendrait de lui-même, mais qu’on ne lui enverrait ni nouvelles ni argent, privation qui pourrait bien lui être sensible.

Voilà donc Henry à New-York avec Mme Renaud, il fallait songer à y vivre. À peine débarqués, leurs six mille francs s’étaient déjà réduits à quatre mille, les espèces se fondant tout aussi vite au soleil sous l’autre hémisphère que sous le nôtre.

L’argent est un animal à la chasse duquel on use sa vie ; à peine quelquefois l’a-t-on saisi par la queue qu’il vous glisse des mains et que l’on tombe sur le derrière. Oh ! je ne m’essoufflerai pas à ta poursuite, gibier aux cents pieds et à la tête d’âne ! mais passe une fois à la longueur de mon bras et je te briserai les reins, je te ferai bondir en l’air et je te sèmerai à tous les vents, aux quatre coins du monde.

Il se fit donc afficher dans les journaux comme professeur de français, de belles-lettres et d’histoire, mais il ne se présenta aucune leçon particulière. Il loua ensuite un grand local pour y faire un cours public, mais il n’eut pas d’auditeurs ; pendant une semaine entière il eut la constance, chaque soir, d’aller se placer dans la chaire et de regarder, tout seul, les quinquets brûler. Après quoi, il resta à passer ses soirées chez lui, en tête à tête avec Émilie.

La vie matérielle, dont jusqu’à présent il avait à peine senti les écorchures, commença à le saisir de toutes ses tenailles et à le déchirer avec tous ses ongles. Chose hideuse ! il fallut s’inquiéter de manger et de dormir ; ils allèrent à Boston, croyant y trouver une fortune meilleure, à Baltimore ensuite, puis ils revinrent à New-York sans plus de chances d’y être mieux, mais l’espérant cependant.

Vainement se retournait-il de tous les côtés et cherchait-il dans sa tête quelque chose à imaginer ou à exécuter qui pût lui faire gagner sa vie, mais n’ayant à son service ni science ni industrie quelconque, en connaissant à peine le jargon de l’une d’elles, il n’était pas même capable de se présenter comme teneur de livres chez un marchand de suif ou de coton ; incapacité dont il était fier au fond, mais alors, poussé par le besoin qui l’humiliait à la surface, il frappa à la porte de tous les libraires, se présentant comme traducteur et compilateur de publications d’outre-mer ; on n’avait que faire de ses commentaires et de ses traductions, on le remercia de ses services.

L’inquiétude de l’avenir et le malaise de la situation actuelle s’augmentaient encore par la présence d’Émilie, témoin ordinaire de ses déboires et de ses angoisses.

Habituée à le regarder comme la force et le génie incarnés, comme l’être grand par excellence, Henry se disait qu’elle éprouvait vis-à-vis de lui-même une déception continue, car à quoi lui était-il utile ? quelle joie, quel bien-être lui apportait-il en échange de son dévouement et de son amour ? Il mentait donc à toutes ses promesses, il trahissait toutes les espérances qu’elle avait conçues, il détruisait l’idéal qu’il lui avait donné.

Cela le torturait comme un remords, si bien qu’il ne pensa plus à elle seule, abstraction faite du reste des choses, mais seulement aux blessures de son orgueil élargies par cet amour. Ainsi, jadis, il se fût plaint chaque fois qu’il rentrait déchu de quelque tentative nouvelle, et plus désespéré encore de celle qu’il entamerait le lendemain, mais alors il se taisait, contenait tout en lui-même, singeant la confiance, la gaieté, l’insouciance, et affectant de rire à la doublure de son habit qui s’en allait en lambeaux, lui si fier ! dont la rage étouffée se tordait dans son cœur, comme un serpent que l’on écrase entre deux planches.

Émilie ne portait plus de gants frais et de chaussures vernies ; ils dînaient chétivement, logeaient au troisième étage et ne sortaient ensemble qu’à la nuit ou au soleil couchant ; Henry n’aurait pas voulu, en plein jour, dans une promenade publique, au spectacle ou au concert, la mener avec lui, la montrer aux autres si peu richement vêtue. Tant qu’elle n’avait pas été à lui seul, tant qu’il y avait eu un homme qui devait la protéger dans le monde, il ne s’était pas senti solidaire de toutes les souffrances qu’elle pouvait avoir et des humiliations qu’elle pouvait subir ; mais, maintenant qu’il était responsable de son bonheur, tout ce qui y portait atteinte et le diminuait devait être prévu d’avance et écarté. Oh ! comme il souffrait de cette incompatibilité des choses avec le besoin de son cœur ! quels tourments ! quel dépit ! On fait des souscriptions pour les pauvres qui n’ont pas de pain à donner à leurs femmes, mais ceux qui, vêtus et nourris, n’ont pas de fleurs à leur donner, pensez-vous qu’ils ne soient pas à plaindre ?

Dans la rue, s’avançaient-ils à leur rencontre, le bras appuyé l’un sur l’autre, se parlant, se souriant, deux jeunes époux lestes et légers, avec leurs beaux atours et leurs figures épanouies, Henry attirait tout à coup l’attention d’Émilie sur un autre point pour la détourner de ce spectacle. De même, lorsqu’elle voulait s’arrêter devant les boutiques pour regarder les diamants briller aux lumières, ou les grands cachemires suspendus derrière les vitres étaler leurs arabesques coloriées, ou bien les dentelles, les collerettes et les manchettes, et les mouchoirs éclatant de blancheur dans la neige de leurs tissus légers, la sueur de la honte lui montait au front de ne pouvoir satisfaire sur l’heure tant de fantaisies et de caprices qui devaient venir d’éclore.

Plus elle l’aimait, le lui disait et s’épanchait en lui, et plus cette tendresse l’accablait comme un fardeau trop fort ; son dévouement, sans retour de sa part, lui semblait le plus amer des reproches, et tout ce qu’elle lui donnait d’amour et de caresses une sorte d’aumône, de prodigalité écrasante.

Les arbres grandissent sous la pluie qui fait verdoyer leur feuillage, ils se développent au milieu de l’ouragan et s’étalent magnifiquement dans les tempêtes, jusqu’au jour cependant où leurs rameaux s’y brisent et où leur tronc pourri s’envole en poussière sous l’haleine des nuits d’été. Ainsi de l’amour. Les souffrances que lui cause l’objet aimé le font grandir et s’élever tant qu’il peut s’élever et grandir encore, mais lorsque, émanant tous ses parfums, riche de fleurs, profond de racines et large d’ombrage, il est monté jusqu’à la hauteur où Dieu lui a permis d’atteindre, le malheur alors ne sert plus qu’à le faire mourir. Il arriva donc qu’à force de souffrir pour cette femme et d’éprouver pour elle mille tortures, que cette folle ardeur inventait, quelque chose de sa passion petit à petit s’évapora et disparut.

Il s’en aperçut et s’en irrita comme d’une infirmité nouvelle survenue dans sa nature. Il avait vu récemment tout le néant de son instruction et la faiblesse de ces forces morales, quand il lui avait fallu se pousser dans le monde pour en exploiter les mines cachées, et maintenant il découvrait la pauvreté de son cœur, qui se vidait à vue d’œil. Alors il se reconnut débile et impuissant à toutes les belles choses de sa vie ; à la médiocrité de sa position matérielle vint se joindre la misère de son âme, et, redoutant l’accroissement de ces deux calamités jumelles, il entrevoyait un avenir prochain de dégradation complète, épouvante qui le prenait aux entrailles.

Il douta de lui et de tout ce qu’il avait aimé, de ses plus chères affections et des délicatesses les plus exquises de ses sentiments les plus solides, de son intelligence, de son cœur et de son amour pour Émilie, subsistant encore seulement par l’habitude ou par le plaisir ; il douta du passé, se demandant s’il avait été aussi heureux qu’il l’avait cru depuis, et si, dans ce temps-là même, il ne se forçait pas à aimer et ne s’illusionnait pas à plaisir ; il douta aussi de l’avenir, il le nia, il l’écrasa par avance sous le poids de son infortune présente ; il douta de Jules aussi, qui l’avait oublié, sans doute, comme lui-même d’ailleurs l’avait oublié le premier, et, dans l’inconséquence de son égoïsme, il se promit bien de le haïr plus tard, quand le reste d’amitié qu’il lui gardait encore serait tout à fait parti de son cœur.

Émilie elle-même pouvait bien sentir en elle la décadence de son amour, ainsi qu’il le sentait à son égard, et peut-être qu’elle était en proie aux mêmes incertitudes et aux mêmes angoisses ; supposition gratuite qu’il aimait à faire — ne voulant pas, à son insu, se trop abaisser dans le parallèle continuel qu’il établissait entre eux deux — et sur laquelle il revenait sans cesse ; il aurait voulu en être persuadé, il tâchait de s’en convaincre.

Qu’elle était belle, pourtant, cette femme, dont la voix douce avait des modulations accentuées qui remplissaient ses phrases de caresses singulières ! Toujours calme, sereine et souriante, comme au réveil d’un beau songe, jamais une plainte, pas un regret. Absorbée dans l’ivresse qu’elle puisait chaque matin aux yeux de son amant, la journée s’écoulait pour elle à digérer ce bonheur, qui se renouvelait tous les soirs. Que lui faisait le temps passé derrière elle, auquel elle ne songeait pas, et le temps à venir, qui serait beau comme aujourd’hui ? les embarras de l’existence, qu’elle ne sentait point, et les tourments intérieurs d’Henry que, n’éprouvant pas, elle ne pouvait imaginer exister ? Elle vivait avec lui, chez lui, à eux deux, lui en fallait-il davantage ? elle se plaisait à le combler de soins minutieux, de prévenances recherchées, cherchant ce qui pourrait lui plaire et le rendre heureux, lui causer une joie ou un sourire, enfin voulant entourer la vie d’Henry de son amour comme des deux ailes d’un ange. Elle veillait à tous les détails du ménage, et les douceurs du foyer n’avaient point d’autre cause que sa présence, car elle touchait à tout, faisait tout, anoblissant, parfumant chaque chose ; le linge qu’Henry portait sur lui avait été raccommodé par elle, elle faisait elle-même le lit sur lequel ils dormaient, lui taillait ses plumes pour écrire, se penchait sur son épaule quand il travaillait ; s’il sortait pour quelque course, elle lui envoyait des baisers de la fenêtre, et lorsqu’il rentrait, elle était là pour lui sauter au cou à peine la porte ouverte, et pour se suspendre à ses lèvres. C’était de plus en plus un abandon complet de tout ce qui n’était pas son amant, un oubli profond de Dieu et des hommes, un exclusivisme complet, dans lequel elle vivait comme dans un monde. Ainsi qu’aux heureux, son ciel n’avait qu’une étoile.

Mais dans ses plus doux moments, quoique alors ce fût plutôt un bonheur paisible et continu, inondant chaque place de l’existence, que de ces expansions soudaines à irruptions bruyantes, comme les cascades au printemps, dans ses heures les plus suaves, dis-je, elle trouvait moins à lui dire et n’avait presque plus de ces gazouillements enfantins dont elle était si prodigue autrefois ; elle ne lui parlait plus des autres pour ajouter qu’elle le préférait à tous, elle n’avait plus de confidence à lui faire ni de récits de son cœur à lui conter ; tout en effet avait été dit, redit, répété cent fois, la parole devenait inutile, tout se traduisait par le regard et par le sourire, un éternel sourire ! Le cercle des sujets extérieurs se rétrécissant de plus en plus, elle semblait moins apte à causer d’une foule de choses sur lesquelles, dans les premiers temps, ils croyaient ne pouvoir tarir. Partout, toujours, à propos de tout et de rien, c’était Henry ou ce qui se rapportait à lui, elle y ramenait la pensée la plus éloignée, y rattachait la cause la plus étrangère.

Vainement voulait-il quelquefois la voir sortir de cet exclusivisme où elle se complaisait si fort et, débarrassé pour un instant de la chaîne qui le ramenait à lui-même, la faire participer à d’autres aperçus de la pensée, elle restait fixée au même endroit, arrêtée devant les mêmes limites ; elle le suivait bien pendant quelques minutes, tant qu’il parlait de sa manière personnelle de sentir et de percevoir, mais dès qu’il arrivait à la généralisation d’un sentiment, aux dernières conséquences des faits, dès qu’il touchait enfin au dernier échelon du terrestre pour s’envoler dans les espaces indéterminés, alors son œil étonné et son visage muet l’avertissaient assez qu’il y avait un abîme entre eux et qu’elle ne voyait pas la région qu’il lui montrait du doigt. Cependant, malgré elle, malgré lui-même peut-être, il tâchait toujours de naviguer plus au large, de l’émanciper vers une autre sphère ; la plénitude de cet amour l’avait repu de bonheur, il en voulait encore, mais d’une autre façon.

Dans le développement comparé d’une passion, d’un sentiment, et même dans la compréhension d’une idée, l’un devance toujours l’autre, et le second est arrivé au point culminant que le premier l’a dépassé ou est déjà revenu en arrière. Les âmes ne marchent pas de front comme des chevaux de carrosse attelés à la même flèche, mais plutôt elles vont l’une après l’autre, s’entrecroisant dans leur chemin, se heurtant, se quittant, et courent éperdues comme des billes d’ivoire sur un billard ; on adore telle femme qui commence à vous aimer, qui vous adorera quand vous ne l’aimerez plus, et qui sera lassée de vous quand vous reviendrez à elle. L’unisson est rare dans la vie, et l’on pourrait compter le nombre des minutes où les deux cœurs qui s’aiment le mieux ont chanté d’accord.

Puis il la connaissait si bien ! il savait par cœur la fin de la phrase qu’elle entamait, l’intonation qu’elle y mettrait, le geste qui l’accompagnerait, le regard qui le suivrait ; il avait tant de fois posé sa tête sur ses seins nus, et balayé de sa chevelure les places de son corps offertes à ses regards ! chaque pore de cette peau blanche avait si souvent aspiré son haleine ! il l’avait vue tant de fois dormir, s’éveiller, parler, s’habiller, marcher, manger ! il se rappelait si bien la manière dont le soleil du matin venait frapper sa figure et ouvrir ses paupières fermées, l’effet dont la lumière, en plein jour, ondulait sur ses bandeaux ou dorait les fils légers qui s’en échappaient soulevés par le vent, et la teinte pâle que la lueur des bougies donnait à ses épaules ! Il avait beau remonter dans tous ses souvenirs et chercher dans sa vie un événement quelconque où elle ne fût pas, une joie ou une douleur où elle ne se trouvât pas mêlée, partout il la retrouvait, de tous les côtés elle remplissait son existence, sa propre personnalité s’y perdait, il n’était plus qu’une ombre.

Où serait-il sans elle ? s’il ne l’eût pas rencontrée un jour, qu’aurait-il fait ? quelles péripéties différentes se seraient déroulées pour lui ? pourquoi l’avait-il tant aimée ? d’où venait cet ensorcellement de tous ses jours ? était-ce faiblesse de sa part ou force de l’autre côté ? Cependant il l’aimait encore, se disait-il, il le sentait comme on sent qu’on respire ; mais, s’il continuait à l’aimer, pourquoi donc en doutait-il parfois et éprouvait-il toutes ces angoisses ? Alors il tâchait de les bannir et de se remettre à l’adorer avec toutes ses anciennes émotions, ses pudeurs d’autrefois, tous les tressaillements de la première floraison.

Puis il avait des retours d’ardeur comme en ont les vieillards, âcres, violents, dernière gorgée de la coupe que l’on avale en désespérés, dernière flamme de l’orgie du cœur qui couronne son dernier excès ; il s’y livrait tout entier et s’excitait à l’ivresse, puisant même dans ses sujets de dégoût ou d’ennui des irritations nouvelles ; ce qui l’avait désolé le charmait, ce qui l’avait refroidi l’embrasait, plus elle lui avait semblé banale, connue, plus son amour l’avait fatigué la veille, et plus, en se plongeant dans ce passé rajeuni, il voulait en tirer des joies inconnues et des délires non éprouvés. Tout en étreignant sur lui ce corps de femme, espérant chaque fois qu’une volupté d’une autre nature en surgirait peut-être, ou bien se précipitant dans la même pour la trouver plus profonde, des désirs monstrueux envahissaient son âme. Il eût voulu que des formes d’un autre monde arrivassent aussitôt pour satisfaire ses appétits nouveaux, voir ses prunelles fixes le brûler comme des charbons, ses bras, s’allongeant tout à coup, l’étouffer dans des étreintes surhumaines, ses cuisses réunies l’enlacer comme un serpent, ses dents de marbre le mordre jusqu’au cœur, toute sa beauté lui faire peur. Il appelait à son aide la frénésie de la chair, elle venait, l’emportait dans son vertige et l’étourdissait de ses clameurs, et, quand la fatigue l’avait endormi et que ses sens épuisés ne parlaient plus, il prenait cette lassitude pour une volupté douce, cette débauche pour de l’amour.

Je ne sais quelle tristesse lui arrivait le lendemain, mais il n’avait pas la sérénité qui suit l’accomplissement des joies normales, et il retombait dans ses ennuis. C’était cependant la même femme, il était cependant le même homme, rien en eux n’avait changé, et tout était changé. D’où venait cet étonnement sans nom, qui s’élevait entre eux deux comme pour les écarter l’un de l’autre ? jamais la mélancolie que laisse le souvenir des belles journées ni l’hébétement morose qui résulte des excès ne lui avaient causé ces refroidissements soudains qui l’arrêtaient tout surpris ; il s’étonnait en même temps de la différence survenue entre son amour d’autrefois et son amour d’alors, comme de la distance infinie qu’une seule nuit avait mise entre la journée d’hier et le matin d’aujourd’hui, entre ses transports de la veille et l’horrible calme de l’heure présente, si bien qu’une cause inexplicable lui semblait en devoir être la raison, qu’il croyait à une métamorphose impalpable, et qu’il s’étonnait presque de se retrouver avec le même visage.

Voilà comme il passait tour à tour de l’angoisse à la certitude, de la conviction d’être heureux au doute de lui-même, de l’ivresse au dégoût, du plaisir à l’ennui, et ces phases diverses se succédant assez vite pour qu’il en eût la conscience simultanément, il en résulta dans son cœur un chaos écrasant, sous lequel il était perdu lui-même. En lui, hors de lui, tout était peine, trouble et confusion ; l’avenir, ce refuge du malheur, était le plus grand de tous ses tourments ; le présent était triste aussi, avec les mille soucis de la vie et ses douleurs poignantes, et, pour compléter son infortune, souvent le passé lui apparaissait tout à coup, beau, splendide, comme le fantôme d’un roi, éclatant de poésie, plein de ses séductions attirantes et criant : je ne reviendrai plus jamais ! jamais !

Un jour — ce jour-là, Henry venait de conclure avec le directeur d’un journal un marché par lequel, moyennant cent francs par mois, il lui donnerait deux feuilletons par semaine, de douze colonnes chacun — il reçut une lettre de Jules, c’était une série de plaintes et de doléances délayées dans un style travaillé, farci de métaphores incongrues ; le ton général en était amer et guindé, l’ironie intentionnelle, forcée, tandis que les endroits langoureux — il y en avait quelques uns — décelaient une sensibilité puérile et maladive. Henry n’y reconnut plus son ami, autrefois naïf et expansif, la manière dont il parlait ne le surprit pas moins que les choses mêmes qu’il disait.

Jules débutait par une tirade contre la vie qu’il menait en province, vie médiocre et terre à terre, occupations mesquines, entourage bourgeois ; il se moquait de lui-même et se rendait très ridicule pour faire rire Henry.

Il se plaignait ensuite de n’avoir aucun vice saillant qui pût le rendre si heureux, et il regrettait de n’être pas né avec la passion du domino ou le goût des journaux. Il eût souhaité encore pouvoir aimer quelque femme de notaire ou d’épicier, et s’amuser à tromper son mari, comme doit le faire invariablement le maître clerc ou le premier garçon de boutique ; il ajoutait, d’ailleurs, qu’il ne plaisait pas aux femmes, tout en faisant entendre qu’il avait refusé les avances de plusieurs, qu’il lui en fallait à ses heures, qu’il les adorerait volontiers, mais qu’elles l’ennuyaient d’ordinaire, etc. ; qu’il les aimait d’une façon, mais qu’il ne les aimait pas d’une autre, passage du reste peu intelligible dans sa lettre, à cause de l’extrême concision des idées — chose nouvelle en lui, qui jadis prodiguait les répétitions — et d’une trop grande crudité de ton pour être rapporté ici ; les choses y étaient nommées par leur vrai nom, accompagné seulement d’une épithète, simple mais pittoresque, sans doute par amour de la couleur locale.

La troisième et la quatrième pages étaient encore remplies de déclamations furieuses contre la niaiserie de son existence, entremêlées de sarcasmes sur lui-même, car il semblait se ravaler à plaisir et se traîner dans la boue, comme s’il eût voulu exercer une vengeance contre sa propre personne ; néanmoins il ne se préoccupait que de lui, ne parlait que de lui, il se détaillait, se décrivait, s’analysait jusqu’à la dernière fibre, se regardait au microscope ou se contemplait dans son ensemble ; on eût dit que son orgueil l’avait placé au-dessus de lui-même et qu’il se voyait avec pitié. À la cinquième page, enfin, se trouvait le nom d’Henry. Jules approuvait son départ, toute sa conduite en général, et il s’étendait sur l’amour qu’il portait à sa maîtresse et sur le bonheur qu’elle lui donnait.

« Que tu es heureux, lui disait-il, comme j’envie ton sort ! la destinée, qui m’a tout refusé à moi, t’a comblé, tu es libre, ni entraves qui te gênent, ni égards pour personne, aucun de ces liens sous lesquels l’intelligence asservie se débat et se convulsionne, et tu es aimé encore ! tu as à tes côtes la femme que tu as choisie entre toutes les femmes, et qui t’a choisi entre tous les hommes ; puis tu habites un monde plus beau, tu ne vois plus ce ciel de plomb qui nous pèse sur le crâne, tu ne respires plus cette atmosphère alourdie où la poitrine étouffe. »

Suivait une description de l’Amérique, l’éloge de ses palmiers et de ses forêts vierges, et ensuite :

« Dis-moi de quel travail tu t’occupes ? as-tu recueilli quelque ancien chant populaire, quelque bribe de la poésie primitive de ces autres hommes, qui doit être large comme leurs grands fleuves, éclatante de rubis et de saphirs comme le plumage de leurs oiseaux ? Plus j’y pense, vraiment, plus je t’envie et plus je t’admire. Que tu as bien fait d’aller là-bas ! toutes les routes t’y sont ouvertes, marche hardiment dans les meilleures. Sans doute que tu es déjà lancé, tu nous reviendras riche ; pourquoi non ? qu’est-ce qui te manque ? n’es-tu pas dans le pays où l’on va chercher les diamants et d’où reviennent les galions chargés d’or ? Qu’importe après tout ! la richesse est dans ton cœur, puisqu’il contient l’amour. Adieu, Henry, pense à moi, et quand, par une belle nuit — car toutes les nuits sont belles, dit-on, au pays où tu es — appuyé sur l’épaule de ta maîtresse et respirant l’odeur des citronniers et des aloès, tu regarderas briller les étoiles et que tes yeux enivrés se fermeront éblouis de leur clarté, songe alors que moi aussi, chaque soir, je lève des regards vers un firmament plus pauvre, qui ne m’envoie que l’eau de ses nuées et que le désespoir de sa tristesse. Adieu, adieu ! »

À peine achevée, Henry sentit le besoin de lire cette lettre à quelqu’un, pour qu’il comprît tout ce qu’elle lui faisait éprouver ; il n’y avait rien à en dire, il fallait la lire et sentir du même coup l’intensité d’amertume, d’étonnement et de colère qui s’élevait pour lui de chaque mot, de chaque lettre, des points et des virgules.

Il la lut donc à Émilie — il l’aurait lue aux bornes de la rue ou aux pavés de sa chambre ! — c’est-à-dire qu’il la lui donna pour qu’elle la lût elle-même, ne se sentant pas la force de remuer les lèvres. Émilie l’ouvrit donc, Henry la suivait des yeux, il la regarda passer d’une ligne à l’autre, impatient de ce qu’elle allait dire et guettant le cri qui exprimerait tout haut le sentiment qui l’étouffait, mais il ne surprit sur sa figure aucun geste intelligent des choses ; pas un muscle n’en bougea, pas un soupir ne gonfla sa poitrine, pas un mot, pas une larme, pas même ce sourire de tristesse qui se retient sur la bouche ; elle respirait avec calme et continuait sa lecture.

Quand elle eut fini, elle replia les feuilles dans leurs mêmes plis et les rentra dans leur enveloppe.

— Pauvre garçon ! dit-elle avec une expression dolente et charitable, en remettant le paquet à Henry, il paraît bien à plaindre !

Et elle leva sur lui ses grands yeux noirs attendris.

Muet de surprise, pâle et le regard sec, Henry cherchait dans sa prunelle ce rayon sympathique par lequel les cœurs se réchauffent ; ébahi de son silence, il la contemplait sans rien dire, comme on regarde avec une terreur étonnée la cassette vide qui contenait un trésor. Plus rien ! rien ! c’était encore cette éternelle expression douce et niaise, ce même sourire des dents blanches ! Elle ne comprenait donc rien ? elle ne sentait donc rien ? mais quelle étroitesse de l’esprit et du sentiment, quel excès de cruauté ou de bêtise dans l’expansion banale de sa tendresse pour cet égoïste inconnu, qui se lamentait en phrases ampoulées sur ses maux imaginaires !

Et il s’écarta d’elle, une affreuse tentation le poussait à la battre pour la faire pleurer plus fort, l’entendre crier, et voir changer sa figure, au moins une fois en sa vie. Il voulut se plaindre, mais la vanité le prit à la gorge et l’empêcha de parler ; il voulut cependant trouver une phrase, une phrase terrible, effort inutile ! tout restait en lui ; ce qui dut s’élancer au dehors, ne pouvant sortir, retombait en dedans et y creusait son trou comme des charbons sans flamme.

Que fit-il donc ? Il proposa à Mme Renaud une partie partie de promenade ; le temps était magnifique, celle-ci prit son châle et son chapeau, et ils sortirent ensemble.

À partir de ce jour-là, tout fut fini pour notre héros ; il le sut et se le prouva clairement sans en être affligé. Donc il se résigna à la perte de sa belle passion évanouie, et n’essaya plus de se reporter à des époques passées, ni de se redonner une jeunesse impossible, comprenant bien qu’il entrait alors dans une autre période de sa vie et que l’amour aussi est un drame complet, se jouant dans le cœur de l’homme, et qui a son premier acte, son second acte, et son cinquième acte enfin, où il doit mourir, soit à l’improviste d’un coup de poignard, soit agonisant lentement, empoisonné n’importe par qui, pour faire place ensuite au vaudeville ou à quelque autre comédie plus sérieuse et tout aussi bouffonne. Dès lors, exigeant moins de son cœur, il le trouva plus riche ; ne rêvant plus tant de bonheur, il devint plus heureux.

La vie a besoin, pour paraître belle, que l’on se mette à un point de vue convenable, d’où la lumière du ciel ne tombe pas trop fort, et d’où les ombres ne soient pas trop noires. Tout dépend de la perspective, n’agrandissez pas les horizons et ne rapetissez pas les premiers plans.

Il n’est pas vrai de dire qu’Henry n’aima plus Mme Renaud ; il l’aima encore, mais d’une façon plus tranquille, avec moins de plénitude et d’ardeurs, passion devenue plus sereine et plus rassise, corollaire de son aînée tout en étant son antipode, sans éruptions furieuses et sans bouillonnements intérieurs, retirant un peu à l’affaissée, comme eût dit maître Michel.

Il dormit mieux et passa aussi des jours plus tranquilles ; il eut moins d’ambition pour elle et moins d’orgueil à cause d’elle, il ne se trouva plus si pauvre, et la sérénité et l’insouciance reprirent leur place dans son cœur, comme autrefois, aux premiers temps qu’il se sentait aimé. Tant la fin ressemble au commencement ! tant les crépuscules sont pareils aux aurores !

Ce qu’il en vint à sentir pour son ancienne maîtresse — qui était toujours sa maîtresse, mais plus la même cependant — ne fut plus qu’un tendre penchant d’amitié et d’habitude, pareil à celui que nous avons pour nos vieilles connaissances et nos vieux meubles. Quand on a vécu longtemps ensemble, que l’on s’est vus jeunes et que l’on se voit vieux, on n’observe pas chaque jour chaque parcelle du beau sentiment d’autrefois qui se dégrade et tombe en ruines, non plus que le velours qui se râpe, la soie qui se fane, les rides qui se forment ; l’on vieillit ensemble presque d’accord, sans s’en douter, sans le voir ni s’en apercevoir, et l’on arrive ainsi à la plus douce et à la plus complète des décrépitudes.

Il était encore attiré vers elle par ce qui restait de son amour, par des souvenirs qu’il respectait comme des reliques, et par la reconnaissance de son dévouement — qu’il admirait cependant beaucoup moins, en ayant eu tout autant pour elle et ne s’en estimant pas meilleur — enfin par ce je ne sais quoi, composé de chair et d’esprit, émanant de l’un et de l’autre, tenant de l’ange et de la brute, qui porte l’homme vers la femme, qui la lui fait désirer une minute ou mourir en riant sous ses yeux, et que Dieu a placé dans ses entrailles pour sa récompense et son châtiment.

Il ne quitta pas si vite ce cœur où il était enfermé tout entier, ni ce corps qui appelait tous ses sens, et, quand elle passait ses mains dans les siennes, parfois il tressaillait encore, se plaisant toujours aux vieilles joies des voluptés qui avaient perdu leur grandeur. La régularité du plaisir et la satisfaction du besoin physique remplacèrent la fièvre de l’amour, ses frénésies terribles et ses mélancolies bienheureuses ; il n’y eut plus qu’une belle femme et le doux commerce que l’on établit avec elle, quand elle a un caractère sociable et qu’elle n’est pas trop ennuyeuse aux heures continentes de la journée.

Quoique la lune de miel, dit-on, soit plus longue pour les amants que pour les mariés, elle ne dure pas toujours, or celle des nôtres était passée. L’amour est pour tous le même voyage, fait sur la même route, au galop, en carrosse, à pied, ou en boitant ; c’est toujours le même sentier, à travers les mêmes vallons délicieux, au bord des mêmes précipices, sur les mêmes sommets qui touchent au ciel, avec les mêmes éblouissements, la même fatigue, les mêmes regrets. Vous ne resterez pas toujours couché sur l’herbe fleurie, à écouter le rossignol et à respirer les roses ; vous arriverez au terme comme les autres, comme ceux qui ont été, comme ceux qui seront, comme ont fait les vieillards, comme fera l’enfant qui rit au sein de sa nourrice. Éternel pèlerinage, long pour les uns, plus court pour d’autres, avec un peu moins de pluie ou plus de soleil ; les imbéciles le font comme les héros, les tortus comme les bossus, les louches comme les aveugles, les myrmidons comme les géants.

Les circonstances extérieures, influençant sans doute sur la vie morale, la lui rendaient plus supportable, ou bien était-ce l’âme, au contraire, qui, devenue plus tranquille, épanchait sur les choses du dehors toute la paix de ses rayons, mais Henry vivait presque heureux, et les jours s’écoulaient pour lui dans une monotonie pacifique, tissue de petites joies et de petits bonheurs, chaque lendemain ressemblant à la veille, et tous de la même teinte.

Il était enfin parvenu à avoir quelques leçons, qui lui donnaient quelque argent ; d’ailleurs il en retirait de partout, et vraiment il ne se trouvait pas trop à plaindre. Il rédigeait des circulaires pour des marchands et composait des devises pour les confiseurs ; en outre, pour six francs, il faisait votre portrait sur papier bleu, au crayon de deux couleurs, ressemblance infaillible. Puis il s’était habitué à un train de vie fort modeste : le matin, la fenêtre ouverte, c’était Henry lui-même qui cirait ses bottes et brossait les habits, sifflotant gaillardement comme un étudiant de la rue Saint-Jacques, et de temps à autre seulement se récréant les yeux en regardant sa maîtresse ; Émilie, de son côté, allait elle-même à la provision, grattait les légumes avec le plus coquet couteau à manche d’écaille que l’on puisse voir, et écumait le pot-au-feu que l’on ne mettait pas tous les jours.

Henry se fût perdu dans cette existence bourgeoise — qui semble à d’autres qu’à nous l’endroit le plus charmant de ce livre, celui qui eût prêté aux plus aimables développements et aux descriptions les plus gentilles ; mais outre qu’on a horreur de ce genre de style et qu’on vous en exempte, voilà vraiment le temps qui approche de faire chanter à chaque personnage son couplet final — Henry se fût donc perdu dans cette médiocrité de vivre et de sentir, si elle eût duré plus longtemps ; il s’y serait accoutumé et englouti pour toujours, comme vous-même, mon cher monsieur, êtes accoutumé à la province, à votre épouse ou à votre profession qui vous ennuyaient jadis si fort. On crie d’abord, on crie bien haut, puis on s’y fait peu à peu, on s’y fait, on y prend plaisir, on s’enfonce, on s’embourbe, on s’encrasse, et en voilà un de plus à nager dans le vinaigre et à vivre en bocal.

Mais l’idée leur vint de s’en retourner en France, dans cette bonne patrie où l’on avait été si heureux ; Henry y reverrait sa famille, il embrasserait sa mère, il lui en prenait quelquefois d’immenses envies, durant lesquelles, perdant la tête, il s’acheminait vers le port afin de regarder les navires qui arrivaient ou qui allaient partir ; Émilie aussi avouait qu’elle reverrait Paris avec plaisir. Je ne sais pourquoi ils désiraient tous deux y revenir, ni lequel en parla le premier, mais ce projet de retour fut adopté avec autant de joie que, dix-huit mois auparavant, l’avait été le projet du départ.

Peut-être depuis longtemps chacun le nourrissait-il en secret et n’osait-il en parler, par pudeur, en attendant le moment favorable ou la confidence se présenterait d’elle-même ; aussi, quand elle se fit, n’en furent-ils pas surpris, parce que, lorsqu’un fait doit venir au monde, il y a d’avance comme une pente savonnée sur laquelle il roule.

Ils s’étaient insensiblement relâchés l’un de l’autre, mais, liés de plus près par cet espoir commun, leur amour assoupi se réveilla tout à coup devant le bonheur qui réapparaissait pour eux dans un avenir infaillible, illusion à ajouter aux autres et dont Henry fut encore la dupe. Content de s’en retourner à des pénates connus et de reprendre une vie plus sûre, il crut qu’Émilie était pour quelque chose dans sa joie, que sans elle il ne se sentirait pas si heureux, et il l’en aimait davantage, contre-coup du plaisir nouveau dont il la croyait être la cause.

Tout ce qui leur avait manqué en Amérique, tout ce qui avait menti à leurs vœux, ils le replacèrent en Europe, pour l’avenir, dans les mêmes conditions que par le passé. Espérant toujours un bien-être indéfini qui n’arrivait jamais, rien n’aurait dû le leur faire présager ; ils le croyaient cependant, et leur cœur en battait d’avance, comme à chaque année qui vient, malgré l’expérience des aînées, toujours l’on s’attend vaguement à quelque chose d’inéprouvé et de meilleur. Quelle différence néanmoins entre ce qu’ils éprouvaient maintenant et ce qu’ils avaient senti, deux ans auparavant, dans des circonstances pareilles ! ils étaient gais maintenant, mais c’était une de ces satisfactions que l’on refoule, que l’on voudrait presque effacer, dont on a honte, tandis que la tristesse qu’ils avaient eue au départ, quand ils fuyaient ensemble vers une terre inconnue et un avenir inconnu, était plutôt de ces belles tristesses qui sont mêlées de plaisir, qu’une certaine langueur adoucit, et qui ont quelque chose à la fois de l’espérance et du souvenir, car elles font mal, et on les aime.

Le hasard voulut que le capitaine Nicole se trouvât alors à New-York et prêt à revenir en France ; ils choisirent son bâtiment, et, toutes les chambres se trouvant libres, comme ils étaient les seuls passagers du bord, ils reprirent la leur. La traversée fut belle, plus belle qu’en venant, il y eut encore des clairs de lune qui brillèrent sur les flots et blanchissaient les voiles.

Après le souper, ils venaient s’asseoir sur le gaillard d’arrière pour écouter le bruit du cabestan et des chaînes, le grand murmure qui grondait au fond de l’horizon, les vagues qui clapotaient à la proue ; cette même harmonie charmait moins leurs oreilles, leurs cœurs ne s’y ouvraient plus pour en aspirer la beauté, c’étaient choses vieilles et connues.

Quoique Henry supportât mieux la mer, le voyage lui parut plus long, il faillit s’évanouir quand on aperçut les côtes de France.

Du Havre à Paris ils passèrent par les mêmes villages, ils revirent les mêmes arbres, verts comme autrefois et toujours jeunes ; ils avaient fleuri deux fois depuis qu’ils ne les avaient vus.

Arrivés à Paris, Henry et Mme Émilie se logèrent dans l’hôtel où descendait la diligence, en attendant qu’ils se fussent trouvé un logement convenable dans quelque quartier paisible, isolé du centre.

Henry alla bien vite chez Morel, pour avoir des nouvelles de sa famille et savoir où en étaient les choses.

Tout le monde entreprit de lui faire quitter Mme Renaud et de le ramener enfin à un célibat moins conjugal ; Morel lui-même s’en mêla, y usa son éloquence, y compromit sa dialectique et y réussit à la fin, ce qui l’étonna beaucoup lui-même, car il n’eut pas autant de mal qu’il l’avait cru d’abord, et Henry se laissa facilement convaincre.

Henry avait à Aix un vieil oncle, marchand d’huile ; on l’envoya chez lui y continuer le cours de ses études législatives et tâcher de s’y faire recevoir licencié. Par ce moyen, avait pensé Morel, il cesserait de voir Mme Renaud et l’oublierait peut-être. Henry partit donc pour la Provence, non toutefois sans avoir promis à Émilie de se revoir bientôt et de lui écrire souvent : ces deux années passées loin d’elle n’étaient qu’une concession pénible, qu’il avait faite à ses parents pour se débarrasser de leurs criailleries et de leurs intrigues.

Les premiers six mois, en effet, ils s’écrivirent régulièrement toutes les semaines, ils se parlaient de leur passé, de leur amour déjà vieux, de la tonnelle du jardin tapissée de clématites, des anciennes causeries dans le salon, seuls, en tête à tête, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, de leur séjour en Amérique qu’ils regrettaient quelquefois, des villes où ils avaient été ensemble, puis de leur navire, de la mer, des soirées écoulées sur le pont, des pigeons du bord qui venaient manger dans sa main, et du vieux manteau de satin noir doublé d’hermine ; ils se répétaient les mêmes tendresses, ils se lamentaient avec les mêmes exclamations, mais chacun de plus en plus était longtemps à trouver ses mots et il lui en venait moins sous la plume.

Peu à peu le format de leurs lettres se raccourcit et ils espacèrent davantage leurs lignes ; au bout d’un an Henry était vraiment à la torture lorsqu’il lui fallait reprendre cet éternel style langoureux et furieux qui lui était si facile autrefois ; de même qu’à peine s’il décachetait les épîtres de Mme Renaud, remplies du même rabâchage insignifiant.

Il s’amusait bien plus, les dimanches soirs, à regarder les belles filles de la Provence danser des sarabandes à l’ombre des oliviers. De temps à autre aussi, il s’échappait jusqu’à Marseille, avec deux ou trois drôles de ses amis, pour aller manger de la bouillabaisse à la Réserve, ou faire une partie de pêche au thon dans la baie aux Oursins.

Il allait aussi dans le monde, c’est-à-dire au bal et dîner en ville ; on le recherchait, on l’invitait ; c’était, ma foi, un charmant jeune homme, qui plaisait aux messieurs et ne déplaisait pas aux dames.

Il y en avait même une, une petite à grands yeux noirs et à cheveux crépus, qui commençait à le regarder d’une façon fort tendre et à lui envoyer, dans le discours, de ces phrases équivoques que l’on peut prendre en bonne part ; déjà même Henry s’était fait présenter chez elle et il attendait l’occasion de rendre un service à son mari. Mais n’anticipons pas sur l’histoire.

Quant à Mme Renaud, après être restée quelque temps chez son amie Aglaé, elle retourna demeurer sous le toit conjugal, ce qui fut le résultat des manœuvres habiles de Mme Dubois, qui parvint enfin à réunir les deux époux, après une entrevue solennelle qu’elle leur avait ménagée chez elle-même et qui se passa sans évanouissement ni sanglots. M. Renaud fut encore bien content de reprendre sa femme, et il consentit à tout oublier avec le plus généreux des pardons.

La prospérité de son établissement ne s’était point ressentie de tous ses troubles domestiques, et il n’avait pas entendu dire que son amour pour Catherine fût connu ni que Mendès eût bavardé. Ce qu’il ne savait pas, c’est que ce dernier était son rival, et rival heureux, qui, en conséquence, se taisait. Le soir même du jour où il avait surpris Catherine assise sur les genoux du père Renaud et lui tirant les oreilles, il fut la trouver et lui exposa clairement que désormais, maître de leur secret, ils étaient à sa discrétion ; qu’elle ne pouvait plus prétexter de sa vertu, puisqu’il l’avait vue en position formelle d’y mentir, et qu’en conséquence elle ferait bien mieux de l’accepter pour son amoureux, tout en conservant, si elle y tenait, son vieux grigou de maître qui continuerait cependant à lui faire des cadeaux. Ce plan, exposé avec une corruption profonde et soutenue par une pantomime chaleureuse, parut tellement raisonnable à Catherine qu’elle y répondit de suite, par un geste si expressif et si cru que notre Portugais en perdit momentanément la respiration. Donc il fut dès lors l’amant de cœur de Mlle Catherine, et celle-ci se mit à l’aimer tout de bon, de sorte que le père Renaud fut de plus en plus repoussé et écarté, malgré ses instances continuelles et tous les billets d’Ambigu qu’il achetait pour cette perfide.