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L’Égoïsme (Cailhava de l’Estandoux)/Acte I

La bibliothèque libre.
Chez la Veuve Duchesne (p. 3-24).

ACTE PREMIER.


Scène PREMIÈRE.


DURAND. Il lit près d’une table, ferme son livre, se leve, se promene, & dit :

Des fils de la maison j’ai cultivé l’enfance.
Ergò, mes doctes soins méritent récompense. —
J’ai ma pension là ; — si je puis la tenir,
Bien adroit qui pourra m’en faire dessaisir.


Scène II

DURAND, CLERMON.
CLERMON, en habit de voyage, dit à la Cantonnade :

Laissez-la cette malle, & voilà de quoi boire.
Hola, quelqu’un.

DURAND.

Hola, quelqu’un.Que veut cet homme ?

CLERMON.

Hola, quelqu’un.Que veut cet homme ? Puis-je croire…
Que ce soit là…

DURAND.

Que ce soit là…C’est lui… Clermon…

CLERMON.

Que ce soit là…C’est lui… Clermon…Monsieur Durand.
Je ne me trompe point.

DURAND.

Je ne me trompe point.Que te voilà brillant !

CLERMON.

Quel bonheur !

DURAND, pleure.

Quel bonheur ! Quel plaisir !

CLERMON.

Quel bonheur ! Quel plaisir ! Quoi ! vous pleurez, je pense ?

Ah, de grâce ! faisons notre reconnoissance
Un peu moins tristement.

DURAND.

Un peu moins tristement.Je suis au désespoir
D’étaler devant toi cet habit jadis noir.
Du mérite en ces lieux c’est la triste livrée.

CLERMON.

Le mérite est bien sec !

DURAND.

Le mérite est bien sec ! J’en ai l’âme navrée !

CLERMON.

Qu’avez-vous fait, depuis qu’un bâton à la main,
Vous gagnâtes Paris, fier de votre latin ?

DURAND, emphatiquement.

J’ai formé des sujets, des citoyens, des hommes !

CLERMON.

Le précieux talent dans le siècle où nous sommes !

DURAND.

J’ai professé vingt ans l’emploi d’Instituteur…

CLERMON.

Eh ?…

DURAND.

Eh ?…Ce que le vulgaire appelle Précepteur.

CLERMON.

J’entends présentement.

DURAND.

J’entends présentement.Le métier détestable !
Père, mère, enfans, tous m’ont fait donner au Diable.
Pour prix de ma doctrine & des soins que j’ai pris,
On me refuse encor ce que l’on m’a promis.

CLERMON.

Qu’est-ce ?

DURAND.

Qu’est-ce ? Une pension de quatre-vingt pistoles.
Pour mes bons documens je n’ai pas deux oboles.
Est-ce l’or avec moi qu’on devroit épargner ?

CLERMON.

La maison n’est pas riche.

DURAND, avec dépit.

La maison n’est pas riche.Il faudroit se saigner !
Mais le père songeant à dormir, manger, boire,
Borne-là d’un mortel le travail & la gloire,
Chérit sa nullité. — Madame Florimon,
Au contraire, voudroit régner dans la maison.
Pour acquérir le droit de beaucoup parler d’elle,
La bavarde, futile avec le plus grand zèle,
Veut paroître tout faire, & ne fait jamais rien.
Quand je peins mes besoins, elle me répond : bien.
J’arrangerai cela.

CLERMON.

J’arrangerai cela.Les deux fils ?

DURAND.

J’arrangerai cela. Les deux fils ? Ah ! leur père
Tous les deux au hasard les jeta sur la terre ;
Moi, leur communiquant mon savoir lumineux,
Je les ai de la Terre élevés jusqu’aux Cieux.
Tems perdu ! Le cadet, depuis peu militaire,
M’offre son bras, son sang, dont je n’ai point à faire ;
Ou bien jure par Mars de me récompenser
Sitôt qu’un coup d’éclat l’aura fait avancer.
Le bel espoir !

CLERMON.

Le bel espoir ! L’aîné pourroit…

DURAND.

Le bel espoir ! L’aîné pourroit…Il est bien pire !
(D’un ton mystérieux.)
Je le crois Égoïste.

CLERMON.

Je le crois Égoïste.Oh, Diable ! que veut dire
Ce mot ? il m’est nouveau.

DURAND.

Ce mot ? il m’est nouveau.Nous autres gens lettrés,
Nous appelons ainsi ces êtres concentrés,
Qui ne voyant qu’eux seuls dans la nature entière,
À leur propre intérêt sacrifieroient leur père,
Leurs enfans, leurs amis, leur patrie & l’honneur…

CLERMON.

Le nom me déroutoit. — Mais quoi ! vous, le faiseur
D’Hommes, de Citoyens, comment peut-il se faire
Que jugeant votre élève avec un œil sévère,
Vous n’ayez pas détruit ce vice dominant,
Ou du moins arrêté ses progrès ?

DURAND.

Ou du moins arrêté ses progrès ? Ah ! vraiment !
Tu parles à ton aise. Est-ce que l’on corrige
Un aîné de famille ? Est-ce que l’on exige
De lui que ce qu’il veut ? Comme il vous haïroit !
Avec le temps encor sa haine s’accroîtroit,
Et puis, comptez sur lui pour une récompense.

CLERMON, ironiquement.

Vos droits sont, en effet, mieux fondés qu’on ne pense.

DURAND.

Sans doute.

CLERMON.

Sans doute.Sûrement ! Monsieur le Précepteur…
Je me trompe, excusez ! Monsieur l’Instituteur
A fait, par Égoïsme, un parfait Égoïste ;
Sur une pension, tout comme vous, j’insiste :
Je vois que votre élève & la société
Vous doivent beaucoup, mais beaucoup, en vérité !

DURAND, avec impatience.

Je ne suis pas bien sûr qu’il ait ce caractère.

CLERMON.

On connoît son élève au moins pour l’ordinaire.

DURAND.

Depuis près de vingt ans je l’étudie en vain :
Son cœur est une énigme & j’y perds mon latin.
Cent fois j’ai cru le voir rempli de bienfaisance,
Et cent fois pour autrui paîtri d’indifférence,
N’aimer que sa personne.

CLERMON.

N’aimer que sa personne.Alors il seroit mal.
Mon Maître, de ce vice ennemi capital,
À faire des heureux goûte un plaisir extrême,
Et vit pour ses amis, bien plus que pour lui-même.

DURAND, avec empressement.

Comment appelles-tu cet honnête Patron ?

CLERMON.

C’est Monsieur Polidor, frere de Florimon.
Il arrive ce soir.

DURAND.

Il arrive ce soir.Le sublime mérite,
S’il me pensionnoit ! attends, je vais bien vîte
L’annoncer.

CLERMON, l’arrêtant.

L’annoncer.Vous avez toujours dans la maison
Deux étrangeres ?

DURAND.

Deux étrangeres ? Oui, Constance, avec Marton.

CLERMON.

Notre retour ici va leur réjouir l’ame.

DURAND.

Je peux les en instruire en allant chez Madame.


Scène III

CLERMON, seul.

Quand mon maître, en dépit d’un noble parchemin,
Tenta dans le commerce un plus riche destin ;
Ses parents indignés, criant à l’infamie,
Ne vouloient plus le voir, lui parler de la vie.
Tout a changé de face : il est riche, ils sont gueux !
En lui faisant la cour, ils se croiront heureux.
L’intérêt ! L’intérêt !


Scène IV

CLERMON, MARTON.
MARTON, d’abord derrière le théâtre.

L’intérêt ! L’intérêt ! Eh, Clermon !

CLERMON.

L’intérêt ! L’intérêt ! Eh, Clermon ! Qui m’appelle ?

MARTON.

Clermon, mon cher Clermon !

CLERMON.

Clermon, mon cher Clermon ! C’est une voix femelle.
Elle va plus au cœur que celle du Pédant.

MARTON, paroissant.

Comment te portes-tu ?

CLERMON.

Comment te portes-tu ? Toi-même, mon enfant ?
Aimes-tu ce pays mieux que le nouveau Monde ?
Y veux-tu retourner ?

MARTON.

Y veux-tu retourner ? La mer est trop profonde !
Et si je me rembarque !… On est sot, sur ma foi,
Quand on n’a qu’une planche entre la mort & soi.

CLERMON.

Que fait Constance ?

MARTON.

Que fait Constance ? Elle est inquiéte, rêveuse.

CLERMON.

Réfléchis, tu verras qu’elle n’est pas heureuse.
Son pere & Polidor, dans le lointain pays,
Se virent autrefois, devinrent bons amis ;

(Il imite les deux vieillards.)
L’intimité s’accrut. — Vous connoissez ma fille,

Dit ton Maître. — Le mien répond : elle est gentille :
Vous savez qu’à Paris j’ai laissé deux neveux.
Partez, allez les voir, & faites un heureux.
J’aurai soin de vos biens. — Ton Maître avec sa fille
Part bientôt pour chercher sa nouvelle famille ;
Tu les suis, on arrive, on n’a plus qu’à choisir,
Quand l’honnête étranger soudain vient à mourir,
Et retarde par-là les noces de Constance.
Voilà de son chagrin deux bons motifs, je pense.
Mais Polidor bientôt va réparer cela.
Dis : entre ses neveux a-t-on choisi déjà ?

MARTON.

Nous soupirons beaucoup.

CLERMON.

Nous soupirons beaucoup.Lequel des deux sait plaire ?

MARTON.

Je l’ignore, & voilà ce qui me désespere ;
J’ai, pour le découvrir, tout tenté vainement.

CLERMON.

Toi, fille & curieuse ! oh ! le trait est piquant.

MARTON.

J’en suis inconsolable ! encor jeune, innocente,
Elle voudroit cacher sa tendresse naissante.
La fierté de son sexe & les efforts d’un cœur,
Qui n’ose s’avouer à lui-même un vainqueur,

L’emportent jusqu’ici sur sa timide flâme ;
Mais l’amour par degrés maîtrisera son ame,
Et saura la contraindre à dire son secret.
L’amour, François sur-tout, n’est pas long-tems discret.
Aide-moi cependant à percer ce mystere.
L’aîné semble rêver à la plus grande affaire,
Près de Constance…

CLERMON.

Près de Constance…Il plaît. Juge par toi d’autrui ;
Le sexe aime qu’on soit tout occupé de lui.

MARTON, avec humeur.

Il calcule, je crois, les biens de ma Maîtresse.

CLERMON, à part.

Il pourra se tromper s’il croit à sa richesse.
Mais, chut !

MARTON.

Mais, chut !Le Chevalier timide, circonspect,
N’ose employer encor que la voix du respect ;
Mais il a le regard si plein de feu, si tendre,
Que malgré son silence il se fait bien entendre.

CLERMON, hésitant.

Écoute… Celui-ci pourroit plaire…

MARTON.

Écoute… Celui-ci pourroit plaire…Fort bien !
Lequel des deux enfin ?

CLERMON.

Ma foi, je n’en sais rien.

MARTON.

Me voilà bien instruite !

CLERMON.

Me voilà bien instruite ! À qui faut-il s’en prendre ?

Que n’avez-vous un cœur que l’on puisse comprendre ?

MARTON.

Clermon, je voudrois bien qu’elle aimât le dernier !

CLERMON, la fait tourner de son côté.

Regarde-moi.

MARTON.

Regarde-moi.Pourquoi ?

CLERMON, avec un sourire fin & moqueur.

Regarde-moi.Pourquoi ? J’oserois parier…

MARTON.

Quoi ?

CLERMON.

Quoi ? Qu’étant généreux beaucoup plus que son frère,
Tu comptes tes profits à venir. — Sois sincère.

MARTON.

Ah ! quel affront !

CLERMON.

Ah ! quel affront !Pardon. — Au revoir, mon enfant.
Mon Maître est près de Sceaux, chez son Correspondant ;
Il m’attendroit peut-être. Il faut que je te quitte
Pour monter en voiture, & le rejoindre vite.

MARTON.

En voiture ! Est-ce donc l’allure d’un Courier ?

CLERMON.

Jadis Valet, je suis Intendant & Caissier.
Polidor est si bon que d’honneur je me pique,
Et veux seul composer son train, son domestique.

MARTON, ironiquement.

Ah ! voilà d’un beau zèle un trait bien singulier.

Elle lui rend ses lazzis.
Regarde-moi.
CLERMON.

Regarde-moi.Pourquoi ?

MARTON.

Regarde-moi.Pourquoi ? J’oserois parier
Que cet arrangement arrange tes affaires…

CLERMON.

Ah ! quel affront !

MARTON.

Ah ! quel affront ! Pardon : mais tiens, soyons sincères ;
Étant seul, à toi seul appartient le profit.

CLERMON.

Tu me rends mon paquet, friponne, avec esprit.

MARTON.

Je suis reconnoissante. — Adieu, je vais tout faire
Pour seconder l’amour de notre Militaire.

CLERMON.

Moi, pour que Polidor, en arrivant céans,
Ne soit pas dépouillé par d’adroits Charlatans…
Son unique défaut… tu le connois.

MARTON.

Son unique défaut… tu le connois.Sans doute.

CLERMON.

Parle-bas, mais bien bas ; je crains qu’on ne t’écoute.

MARTON.

Le grand mal ! Si soudain il se met en courroux,
Il revient à l’instant sensible, affable & doux.

CLERMON.

Dis qu’il est trop facile, & c’est ce qui me blesse !

(Après avoir regardé de tout côté.)
Le seul mot de vertu le jette dans l’ivresse.

Et le monde, dit-on, sous un dehors brillant,
Cache maint imposteur, maint tartuffe charmant,
Qui, suivant l’air, le ton que l’intérêt demande,
Se donne tour-à-tour dix vertus de commande.

MARTON.

Je crains bien d’en connoître !

CLERMON, voyant venir Durand.

Je crains bien d’en connoître ! Adieu, je vois Durand.
Il vient de me glisser quelques mots en passant
Qui pourroient bien changer ta crainte en certitude :
À le faire expliquer je mettrai mon étude.


Scène V

CLERMON, DURAND.
CLERMON.

Eh bien !

DURAND, accourant.

Eh bien ! Pour recevoir dignement ton Patron,
Madame a plusieurs fois renversé la maison
Sans rien faire. Elle va, revient, se cite, ordonne,
Et veut absolument parler à ta personne.

CLERMON.

J’y cours.

DURAND, l’arrête, & lui dit d’un ton piteux.

J’y cours.Pour obtenir ma chère pension,
Cherchons quelque moyen. Je t’en conjure.

CLERMON, bas.

Cherchons quelque moyen. Je t’en conjure.Bon.
(Haut.)
Si vous me dévoiliez… là…

DURAND.

Si vous me dévoiliez… là…Quoi ?

CLERMON.

Si vous me dévoiliez… là…Quoi ?Le caractère
De Philemon ; peut-être…

DURAND, avec le plus grand intérêt.

De Philemon ; peut-être…Eh ! que pourrois-tu faire ?
Je saurai l’observer, — il en est temps encor.

CLERMON.

Je le démasquerais aux yeux de Polidor,
Qui vous sauroit bon gré de votre confidence.

DURAND.

Optimè ! j’entrevois un rayon d’espérance.
Sors, voici Philemon ; je m’en vais l’éprouver ;
S’il est ce que je crois, j’irai te retrouver ;
Je saurai trait pour trait te le faire connoître,
Et tu pourras… charger le portrait à ton Maître.


Scène VI

DURAND, seul.

Je suis presque certain qu’il ne vit que pour lui.
J’en serai convaincu pleinement aujourd’hui,
S’il ne s’empresse pas à me rendre service :
Et dévoilant son cœur, je m’en ferai justice.


Scène VII

DURAND, PHILEMON.
PHILEMON, arrive en rêvant.

S’il pouvoit dans l’État se faire un changement,
Qui brouillât un peu tout ; qui, par événement,
Dans le monde, à la fin, me fît jouer un rôle…
Je songerois à moi, j’en donne ma parole.

DURAND.

Monsieur…

PHILEMON, sans le voir.

Monsieur…Et je saurois me montrer au besoin…

DURAND, à part.

Preuve démonstrative ! Il m’évite avec soin.

PHILEMON.

Si, pour mon intérêt, affectant la sagesse ;
Je feins de dédaigner le crédit, la richesse ;
Sous ces dehors trompeurs, mon cœur ne jouit pas. —
Tentons un coup d’éclat… oui, faisons du fracas !
J’ai des Mémoires pleins de maximes hardies,
De projets merveilleux & de vives sorties
Contre des gens à tort élevés jusqu’aux Cieux :
La célébrité sert nombre d’audacieux…
Mais elle a ses dangers… j’ai quelque inquiétude.

DURAND, à part.

De se parler tout seul il a pris l’habitude,

Tel est l’homme occupé de son seul intérêt,
Et qui n’ose à personne avouer son secret.
Conviction totale.

PHILEMON, bas.

Conviction totale.Ah ! quel heureux partage !
Si du succès pour moi réservant l’avantage,
Je trouvois un ami complaisant ou léger,
Qui voulût sur lui seul prendre tout le danger.

DURAND, se plaçant devant Philemon.

Il faut que mon mérite obtienne son salaire.

PHILEMON, enseveli dans ses réflexions, le repousse.

Paix ! je suis occupé d’une importante affaire.

DURAND, à part.

C’en est trop ! on ne veut m’entendre ni me voir :
C’est pour ne pas payer mes veilles, mon savoir ; —
Il est Égoïste,… Oui ! — je puis, sans plus attendre,

(Il sort en le menaçant.)
L’assurer à Clermon. — Ah ! je vais vous apprendre…

Scène VIII

PHILEMON, seul, souriant.

Mon Livre trop hardi languit chez l’imprimeur.
Si j’engageois Durand à s’en dire l’Auteur !…
Le pédant qui compile & compile sans cesse,
N’a jamais fait gémir le lecteur ni la presse.
Il peut…


Scène IX

PHILEMON, LAPIERRE.
LA PIERRE, une liste à la main.

Il peut…Monsieur voit-il du monde ?

PHILEMON.

Il peut…Monsieur voit-il du monde ? Il le faut bien ;
Mais n’ouvrez plus aux gens qui ne sont bons à rien.

LA PIERRE.

D’après cet ordre-là j’aurai bien moins à faire.
Je suis Portier, de plus Lecteur de votre Père.
Chacun de ces emplois est assez fatiguant.

PHILEMON.

Ma liste ?

LA PIERRE.

Ma liste ? La voilà.

PHILEMON.

Ma liste ? La voilà.Que j’indique en lisant
Les hommes bons à voir.
(Il va s’asseoir près d’une table, & prend une plume.)

LA PIERRE.

Les hommes bons à voir.Bien ! Ordonnez…

PHILEMON.

(Bas.) « Clitandre. »
Cet homme a des talents, des vertus à revendre ;
Mais il fait mal sa cour, il n’a plus de crédit.
(Haut.)
Je n’y suis plus pour lui, pour Clitandre.

(Il le raye.)
LA PIERRE.

Je n’y suis plus pour lui, pour Clitandre.Suffit.

PHILEMON.
(Bas.)
« Dorlix »… Il est fin, souple, il ira loin, je gage ;

(Haut.)
Je recevrai Dorlix, — « Le Comte du Rivage ».
(Bas.)
J’aime à trouver l’utile, & me ris du clinquant.
(Haut.)
Serviteur, « de la part du Duc de Saint-Cernant »…
(Bas & se levant.)
Suivons un peu cet homme, encensons ses foiblesses.
Puisque la flatterie est l’aimant des richesses ;
Vantons jusqu’aux vertus de la Phryné qu’il a.
L’amour-propre répugne à ce manège-là ;
Le sacrifice est dur… Le prix en dédommage !
D’ailleurs la sotte idole obtient un faux hommage !
Encor le lui rend-t-on dans l’ombre du secret ;

Sa faveur est publique, & rapporte en effet. —
(Haut.)(Bas en riant.)
« D’Artigol… » Je crois voir sa petite colère.
Je viens de l’embarquer dans une sotte affaire…
J’espérois pouvoir mettre à profit ses faux pas…
Évitons tout reproche en ne le voyant pas.
(Haut.)
Vous lui refuserez ma porte.

LA PIERRE, à demi voix.

Vous lui refuserez ma porte.Quel dommage !
C’est le plus honnête homme ; il est si bon ! J’enrage.

PHILEMON.

Qu’est-ce ? vous murmurez.

LA PIERRE, souriant de souvenir.

Qu’est-ce ? vous murmurez.Mais…

PHILEMON.

Qu’est-ce ? vous murmurez.Mais…Quoi ?

LA PIERRE.

Qu’est-ce ? vous murmurez.Mais…Quoi ? De tems en tems
De lui je recevois…

PHILEMON.

De lui je recevois…Fort bien !… Je vous entends.
Les voilà, les humains ; l’intérêt seul décide
Leur mépris, leur estime, ils n’ont pas d’autre guide.

LA PIERRE, bas.

Voilà tous mes profits au Diable… Ah ! si je peux
Plaire à l’oncle…

PHILEMON.

Plaire à l’oncle…Eh ?

LA PIERRE.

Plaire à l’oncle…Eh ? Je dis que je suis fort joyeux.
De savoir que votre oncle arrive.

PHILEMON, à part avec le plus grand dédain.

De savoir que votre oncle arrive.Peu m’importe
Son retour, son absence.

LA PIERRE.

Son retour, son absence.Ah ! Monsieur, il apporte
Des trésors.

PHILEMON, à part.

Des trésors.Des trésors ! Le cas est différent.

(Haut.)
Voyons. — Fausse nouvelle indubitablement,

Bruit en l’air.

LA PIERRE.

Bruit en l’air.Non, Monsieur, la nouvelle est très-sûre.
Si son Caissier n’eût pas contrefait l’écriture
De ses correspondants ; si par-là le frippon
N’avoit sçu lui voler plus d’un bon million,
Il seroit de retour depuis deux mois en France.
Enfin telle qu’elle est, sa fortune est immense.

PHILEMON.

Ce cher oncle, on le dit l’homme le plus charmant !

(À demi-voix, d’un air curieux & satisfait.)
La Pierre, on le croit donc bien riche.
LA PIERRE.

La Pierre, on le croit donc bien riche.Extrêmement.

PHILEMON.

Je pourrai l’embrasser. Oh, Dieux ! quelle allégresse !

Riche extrêmement ?

LA PIERRE.

Riche extrêmement ? Oui.

PHILEMON.

Riche extrêmement ? Oui.Mon âme est dans l’ivresse.
J’étois bien jeune encor, quand mon oncle partit ;
Cependant mon amour… mon cœur… Qui vous a dit
Ce que vous m’apprenez ?

LA PIERRE.

Ce que vous m’apprenez ? Un fort bon Domestique
Très-zélé pour votre oncle, & son valet unique :
Il vient pour l’annoncer.

PHILEMON.

Il vient pour l’annoncer.Cherchez-le de ma part ;
Dites-lui que je veux lui parler à l’écart.
Allez vîte, sur-tout, je ne vois plus personne !

LA PIERRE.

Vos amis ?

PHILEMON.

Vos amis ?Des Amis ! faites ce que j’ordonne.


Scène X

PHILEMON, se promenant d’un air satisfait.

Oui, mon cher oncle est riche ! Il change mes projets…
Pour lui faire ma cour avec quelque succès,
Étudions d’abord son cœur, son caractère.
L’art heureux de séduire est né de l’art de plaire.
(Avec réflexion.)
C’est la force ou l’adresse ici-bas qui fait tout,
Qui règle l’Univers de l’un à l’autre bout.
Du moment qu’on n’a pas reçu pour son partage
De l’aigle ou du lion la force & le courage,
Serpent adroit & souple, il faut se replier,
Et savoir sous les fleurs se frayer un sentier.

Fin du premier Acte.