Aller au contenu

L’Égoïsme (Cailhava de l’Estandoux)/Préface

La bibliothèque libre.
Chez la Veuve Duchesne (p. iii-xx).

PRÉFACE.


« Voici la cinquiéme Comédie que j’ose faire paroître sur la Scéne Françoise[1]. La première étoit intitulée la Présomption à la Mode. » J’y peignois un Présomptueux qui arrivoit à Paris avec la double certitude de faire sa fortune & sa réputation, par sa figure & par ses ouvrages. Le Public crut voir en moi la moitié des travers de mon Héros. Il trouva téméraire qu’un jeune homme débutât par une Comédie en cinq Actes & de caractère. Cette Pièce, qui avoit eu le plus grand succès dans les lectures particulières, éprouva un sort contraire à la représentation. On publia que les Vers étoient assez bien tournés, les Scènes assez bien vues, mais que l’Auteur ignoroit absolument l’art de faire un plan. Je cherchai dans mon cher Plaute, si peu connu des Auteurs qui le dédaignent, un prétexte pour intriguer une Pièce, dans l’ancien genre. Je trouvai dans le Soldat Fanfaron deux Scènes échappées à mes prédécesseurs ; j’en tirai le Tuteur Dupé en cinq Actes ; & pour voir si j’étois réellement appelé à faire des Comédies, j’écrivis mon nouvel ouvrage en prose ; je n’y mis rien de ce qui fait la plus grande fortune aujourd’hui ; j’eus le courage d’en exclure les sentences, les Scènes purement amoureuses, le ton & les airs de grandeur, le persifflage, les jeux de mots & sur-tout les situations larmoyantes ; j’essuyai, à la vérité, les plus grandes contradictions avant d’obtenir qu’elle fût représentée ; mais l’indulgence de la Cour & de la Ville me les fit bientôt oublier. On trouva un pièce bien intriguée ; quelques personnes dirent seulement : « C’est dommage qu’il ne sache travailler que dans ce misérable ancien genre ». On fit à-peu-près le même reproche au Mariage Interrompu[2], & l’on ajouta que je ne mettois pas le moindre esprit dans mes ouvrages.

Toujours curieux de satisfaire mes Censeurs & de prendre leurs moindres desirs pour des loix ; mais persuadé que l’esprit d’un Auteur dramatique consiste à ne pas en mettre dans ses Pièces, je cherchai du moins un genre dans lequel ce malheureux esprit fût permis. Je donnai une petite Comédie-Ballet, j’accumulai Madrigaux sur Madrigaux, & je crois ne pouvoir mieux reconnoître la complaisance avec laquelle on reçut cette bagatelle, qu’en promettant bien de n’avoir plus la même foiblesse.

Pendant les représentations des Étrennes de l’Amour, quelques personnes commencèrent à dire que si je pouvois meubler ma tête d’un peu de philosophie, & traiter des caractères, je deviendrois un bon Comique : soudain je vois l’espace immense que j’ai à franchir, mais je vois en même-tems l’honneur qu’on me fait en exigeant de moi beaucoup plus que de la plûpart de mes Rivaux, & je vais me faire inscrire pour l’Égoïsme.

Les gens superficiels crurent mon sujet très-facile à traiter. Quelques personnes s’en emparèrent ; leurs amis leur persuadèrent sans peine que je n’étois pas un concurrent à redouter, que je n’avois jamais réfléchi sur mon Art : je fis alors l’Art de la Comédie, ouvrage en quatre volumes, où, pour me familiariser avec des ressorts dont j’allois avoir le plus grand besoin, je décomposai les Théâtres de tous les âges & de toutes les Nations.

On me fit en général la grace de dire que mes connoissances s’étendoient au-delà de notre répertoire ; mais l’on persista à soutenir « que ma Comédie de l’Égoïsme ne serait ni noblement, ni élégamment écrite ; que je ne saurois pas l’intriguer simplement, & que mon caractère manqueroit surtout de force & de profondeur ».

Toujours plus soigneux, comme on le voit, de recueillir des critiques que de mendier des éloges ; plus empressé à mériter des succès qu’à les travailler, je suis à peine connu d’un petit nombre d’Amateurs, qui ne se laissant pas séduire par le clinquant, les larmes ou le fatras romanesque de la moderne Thalie, ont bien voulu distinguer des Pièces jouées, comme par grace, l’Été ou les petits jours, sans appareil, sans protection, & qui pour me récompenser, sans doute, de ma constance à ne pas m’écarter du genre avoué par tous les Maîtres, ont daigné me prodiguer les encouragemens les plus flatteurs & des conseils dictés par la sévérité du goût & de l’estime. C’est désormais à eux que je consacre mes veilles. Cette sévérité dont ils m’honorent, le desir de mériter leur approbation, m’auroient fait prendre de préférence un sujet plus difficile, s’il en existoit ; mais le caractère dont j’ai fait choix, offre d’autant plus de difficultés, qu’on ne s’est pas encore arrangé dans le monde sur la signification du mot Égoïsme. Avec de la réflexion on voit aisément que l’amour de soi & l’amour qu’on ressent pour un Amant, pour une Amante, ont autant de caractères divers qu’il y a d’individus sur la terre ; qu’ils peuvent inspirer la pitié, la reconnoisance, l’admiration, le mépris ; qu’ils conduisent enfin au vice ou à la vertu, suivant les cœurs plus ou moins vicieux, plus ou moins vertueux qu’ils affectent ; mais les merveilleux du siècle, accoûtumés à se dire avec grace, vous êtes un Égoïste, comme vous êtes un aimable Roué, n’ont garde d’imaginer que l’amour de soi mal entendu, & tel qu’on doit le peindre de préférence au Théâtre, éteint tous les sentimens chers à la nature, & ne conçoit l’idée des secours mutuels que pour les tourner tous à son avantage. Nos Égoïstes veulent absolument resserrer leurs portraits dans la petite manie de parler souvent de foi ; ils daignent souffrir qu’on les peigne, pourvu qu’on les fasse minauder avec grace. C’est ici le cas de s’écrier avec Alceste :

Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu’avec le vice on garde des mesures.

Les difficultés dont nous venons de parler, une fois surmontées par le courage & l’horreur du vice, le sujet en amène d’autres qui renaissent sans cesse, pour donner de nouvelles entraves. Le caractère de l’Égoïsme, sans avoir été traité particulièrement, se trouve épuisé dans toutes les pièces qui ont paru jusqu’ici. Aux yeux d’un Observateur, le Glorieux, le Flatteur, le Méchant, le Joueur, le Complaisant, sont des Égoïstes. Moliere, ce cruel Moliere, le désespoir de ses successeurs, ne semble-t-il pas dans tous ses ouvrages avoir envisagé l’Égoïsme sous toutes ses faces ? L’Avare, qui soupçonnant Valere de lui avoir volé sa cassette, dit à sa fille : Il valloit bien mieux pour moi qu’il te laissât noyer que de faire ce qu’il a fait : le Malade Imaginaire, qui veut donner sa fille à un Médecin, neveu d’un Apothicaire, pour être à la source des bonnes ordonnances, de la rhubarbe & du séné, & qui la marie, dit-il, pour lui, & non pour elle : dans l’Amour Médecin, le père qui ne veut pas se défaire de sa fille, & d’une dot en même-tems ; la fameuse Scène où ses parens & ses voisins lui donnent chacun un conseil intéressé, & où il s’écrie : Vous êtes Orfévre, M. Josse ; tout, jusqu’à la tirade où Sosie peignant les Grands, dit :

Ils veulent que pour eux tout soit dans la nature
Obligé de s’immoler, &c, &c.

Ce Vers même des Femmes Sçavantes,

Nul n’aura de l’esprit que nous & nos amis,

sont autant de vols faits aux Peintres de l’Égoïsme, & qui eussent produit le plus grand effet dans le tableau. Pourquoi l’entreprendre, me dira-t-on ? Parce qu’en étudiant le cœur humain, on voit que si les hommes tendent tous à-peu-près à un certain nombre de buts indiqués par la nature, le motif, la marche & les moyens d’y parvenir, les distinguent d’une façon bien sensible. L’Avare de Moliere & l’Ambitieux de Destouches, sont Amoureux ; tous les deux desirent le titre d’époux : l’un est déterminé par l’agrément d’avoir une épouse qui ne vivra que de salade ; l’autre par l’avantage de s’associer une jeune personne jolie, d’une illustre naissance, qui l’appuîra de son crédit & du pouvoir de ses charmes. Le premier cède Marianne à son fils, pour r’avoir sa chère cassette ; l’autre immole son amour à son ambition, en servant son Prince auprès de la beauté qu’ils aiment. Par conséquent on peut peindre tous les hommes avec les mêmes couleurs, & les distinguer par des combinaisons différentes. Si mes principaux personnages, dans tous leurs projets, toutes leurs démarches, dans les moyens divers d’aller à leur objet, sont toujours Égoïstes, s’ils passent à travers tous les caracteres sans perdre une nuance du leur ; si le caractere donné en acquiert au contraire une nouvelle force, je ne pourrai que plaire davantage aux Connoisseurs ; & une ambition démesurée est permise à l’Auteur, qui pour récompense ne desire que de la gloire.

Ici les personnes mal intentionnées vont s’écrier à la présomption ! à l’orgueil ! à l’audace ! les autres verront en moi, j’espere, un Élève pénétré du mérite de ses Maîtres, & qui croit se distinguer même en suivant leurs traces de loin. Aussi ne fais-je point une Préface pour prouver que je me suis frayé une route inconnue ; je déclare que je n’ai pas perdu un instant Molière de vue, que je n’ai employé que ses ressorts, & fier de mes larcins, je vais les dévoiler.

Molière a peint de préférence les caracteres généraux. L’avarice sur-tout est de tous les âges, de toutes les Nations : à son exemple j’ai osé mettre sur la Scène un vice de tous les pays, de tous les tems, de tous les sexes, de tous les états : à son exemple, j’ai habillé mes personnages à la Françoise, mais sans défigurer les traits propres à tous les peuples, & imprimés par les mains de la nature. J’ai resserré en apparence mes peintures dans l’intrigue, dans les petites tracasseries d’une famille intermédiaire ; mais si, en renforçant les nuances, ce que l’on voit chez Florimon n’est pas ce qui se passe à la Cour de Madrid, de Vienne, à la Porte, à Pekin, j’ai tort, parce qu’un État n’est qu’une grande famille, & que j’ai indiqué mes engagemens dans ce Vers :

Mon cher, une famille est un petit État.

Le choix du caractere une fois fait & annoncé, Moliere a par-dessus tous les Poëtes comiques, l’art de renforcer les principaux personnages en leur associant les caracteres accessoires qui peuvent leur convenir[3]. Pourquoi Plaute ne nous donne-t-il qu’une idée du caractere de l’Avare ? Et pourquoi Moliere, en traitant le même sujet, ne nous laisse-t-il rien à desirer ? C’est parce que connoissant beaucoup mieux le cœur humain que le Poëte Latin, ayant beaucoup mieux réfléchi sur l’avarice & sur toutes les modifications d’un pareil caractere, il lui a donné pour compagne l’usure, quoique tous les avares ne soient pas nécessairement usuriers. Delà ces variétés, qui loin de nous faire perdre de vue le caractere annoncé, le peignent, au contraire, sous plusieurs formes. La découverte m’a paru trop précieuse pour ne pas tâcher d’en profiter. J’ai réfléchi sur le caractere que je voulois peindre, j’ai étudié mes originaux, j’ai vu qu’ils mettoient au nombre de leurs jouissances, la considération publique, j’ai vu que pour l’usurper & la faire servir à obtenir les postes, les bienfaits utiles à leur bonheur, ils se paroient tour-à-tour de toutes les vertus ; qu’ils prenoient tour-à-tour le caractere de toutes les personnes dont ils pensoient avoir besoin, & j’ai dit, l’hypocrisie de société est digne d’être mariée à l’Égoïsme ; leur union doublera leur force comique & morale.

Il n’est point dans l’Art étonnant de la Comédie un seul bon ressort qui ne serve à un autre. Moliere ayant une fois renforcé les caracteres principaux avec des caracteres accessoires, il lui est bien plus facile de donner à un personnage cette vigueur qui fait que les ignorans ou les méchans trop bien démasqués, s’écrient à l’invraisemblance ! Si Moliere, à l’hypocrisie d’un séducteur adroit, qui tout en parlant vertu, veut corrompre la femme de son ami, n’avoit joint la scélératesse d’un monstre, qui est le délateur de son bienfaiteur, & qui accompagne un Exempt pour le faire arrêter : si en philosophe profond il n’avoit fait voir non-seulement ce que l’hypocrisie étoit ordinairement, mais jusqu’où elle pouvoit conduire, il eût resté bien loin des bornes prescrites à l’optique du Théâtre, & il ne se seroit pas concilié l’admiration de tous les peuples. Moins hardi que mon Maître, je n’ai ose faire risquer à mon Égoïste principal, que ce que nous voyons par malheur journellement. Les plus grandes scélératesses de Philemon se bornent à publier un Livre dangereux sous le nom de son Précepteur, à refuser la main d’une jeune personne qu’il croit pauvre, & à vouloir supplanter son frere dès qu’il la sait riche ; à flatter son oncle pour se faire donner une partie de ses biens, à retenir pour lui seul celle que ce même oncle lui a confiée, pour qu’il contribuât au bien-être de sa famille ; c’est certainement bien peu mis à côté du Tartuffe : n’importe ! Envain ai-je pris mon Héros au sortir de l’enfance[4], en vain l’ai-je conduit par degrés, & toujours sous les yeux du Spectateur au point où son exil excuse presque le desir qu’il a de garder pour lui seul les présens de l’oncle ; en vain ai-je pris la précaution de faire applaudir au portrait de l’Égoïsme dans deux expositions où il est peint bien plus en noir que dans le cours de l’action ; j’ai éprouvé que ce siècle étoit bien plus fécond en Égoïstes que celui de Molière en pieux imposteurs ; mais tout, jusqu’au dépit des originaux, m’a fait voir qu’il étoit tems de les démasquer.

Les gens superficiels font l’affront à Moliere de penser qu’il ne fait ressortir ses principaux personnages qu’en leur opposant des contrastes, & nombre d’Auteurs travaillent d’après ce principe ; il n’est point de plus grande erreur. Moliere connoissoit trop bien son Art pour mettre sous les yeux du Public deux Acteurs, qui par leur contraste parfait, seroient toujours de la même force, & partageroient par conséquent l’intérêt. Aussi, quand j’aurois pu trouver un personnage qui ne fît rien pour son intérêt, même pour son plaisir, je me serois bien gardé de l’introduire dans ma Piece. Le secret de mon Maître est de ne faire qu’opposer ses personnages à ses personnages. Pour qu’Harpagon fût le contraste parfait de Cléante, il faudroit que le dernier empruntât à usure, par prodigalité ; mais ce n’est que pour fournir au nécessaire dont son pere le laisse manquer ; ce qui donne un vigoureux coup de pinceau au portrait de l’avarice. À l’exemple de Moliere, j’ai opposé un paresseux qui ne veut que digérer en paix, à une femme qui, pour avoir occasion de se citer, prétend tout faire dans sa maison : un sot, qui guidé par son intérêt, le suit aveuglement & presque sans s’en douter, à un homme d’esprit, qui connoît bien son cœur, & qui combine tout ce qui doit tourner à son profit : un marin franc, un peu pétulant, mais généreux, qui met son plaisir à faire le bonheur de tout ce qui l’entoure ; à un fourbe, qui emprunte le masque de la politesse & de toutes les vertus pour faire des dupes, & sacrifier tout le monde à son intérêt, &c. &c. Moliere a sans doute tiré parti des contrastes, mais comment ? en faisant contraster les caracteres avec les situations. Tartuffe embrassant Orgon au lieu d’Elmire ; Harpagon obligé de donner un repas & une bague ; voilà les véritables contrastes. Pénétré de cette vérité, j’ai mis Durand dans la nécessité d’attendre tout de l’estime qu’on auroit pour son éleve, à l’instant même où il vient de le décrier ; Constance est forcée de faire éclater son amour lorsqu’elle voudroit le cacher avec plus de soin ; Philemon est dans l’alternative de perdre cent mille écus ou d’épouser Constance quand il vient de la céder à son frere ; l’indolent Florimon croit faire tranquillement sa méridienne lorsqu’il est contraint de s’habiller pour aller solliciter un Ministre, &c. &c. Moliere fait encore contraster les intérêts avec les intérêts, sur-tout lorsqu’il ne se borne pas à occuper le Spectateur de deux amans, qui d’après les regles mêmes du Théâtre, seront heureux, & qu’il a pour objet le sort d’une famille respectable. Dans le Tartuffe on ne fait que rire des scènes amoureuses de Valere[5] ; mais on a les plus grandes inquiétudes pour Orgon[6], & sur-tout ce qui lui appartient. Pourquoi ? Parce que les intérêts de tous les personnages contrastent avec ceux du scélerat. Ai-je pris la même précaution ? Le Lecteur décidera.

Il seroit facile de penser qu’après avoir donné à ses caracteres principaux toute l’énergie possible, on n’auroit plus rien à faire pour épuiser un sujet. Moliere va encore nous prouver le contraire, en nous découvrant des moyens inconnus à nombre d’Auteurs. Il ne se borne pas, dans la plus parfaite de ses Pieces, dans le Tartuffe, à peindre l’hypocrisie de la religion, il en découvre jusqu’aux plus petites nuances ; Orgon en a la crédulité, Madame Pernelle a le bavardage d’une vieille dévote, & Cléante la religion de l’honnête homme ; il sait comment il parle, & le Ciel voit son cœur. En remarquant ces beautés, en réflechissant sur leur jeu théâtral & leur effet moral, mes idées se sont aggrandies, & toujours prêt à lutter contre les difficultés, j’ai dit : l’Égoïsme est un de ces caracteres qui varient autant que les figures ; je ne réussirai jamais à le peindre, si je n’en distribue les traits plus ou moins marqués à chacun de mes personnages ; dans l’action, dans les détails, dans les récits, même dans l’avant-scène, j’ai tenté davantage : mon héros quitte le théâtre en disant qu’il est vaincu pour le moment, mais qu’il va approfondir l’art d’attirer tout à soi, & l’imagination du Spectateur peut s’étendre plus ou moins, selon les idées qu’il a de l’Égoïsme.

Aux traits de génie que nous venons de remarquer chez Moliere, il faut joindre l’art presque inconcevable qu’il met en usage pour donner à ses pieces de caractere la perfection qu’elles doivent avoir ; c’est-à-dire, pour les rendre morales. Prenons encore pour exemple le chef d’œuvre de tous les Théâtres. Quel est le but moral que Moliere s’est proposé dans le Tartuffe ? Il ne s’est pas borné à vouloir corriger les imposteurs, gens très-incorrigibles pour la plupart ; il a voulu plutôt éclairer les hommes faciles qui se laissent éblouir par l’imposture, & les faire rougir de leur crédulité. Quelle honte que l’ignorance ait reproché & reproche encore à Moliere ce qu’on ne devroit jamais cesser d’admirer ! la facilité d’Orgon. Ne voudroit-on pas qu’il eût fait lutter un homme adroit avec un homme adroit ? dès-lors, outre que l’intérêt, comme nous l’avons déjà dit, seroit partagé, plus de comique, plus de morale. Je ne me suis pas laissé corrompre par des clameurs si souvent renouvellées, & toujours plus ambitieux d’obtenir un succès d’estime qu’un succès d’affluence, tâchant toujours de travailler pour le lendemain, & non pour le jour, je n’ai jamais cessé de me dire : si je ne puis corriger les Philemon, faisons du moins tous nos efforts pour guérir les Polidor, en leur dévoilant les moyens dont on se sert pour les séduire. J’ai seulement pris la précaution d’indiquer par les Vers suivans le caractere de mon homme facile, & la moralité que j’en voulois tirer :

Le seul mot de vertu le jette dans l’ivresse,
Il sera corrigé, j’espère, dès ce soir.

Tels sont les ressorts les plus essentiels que j’ai empruntés du premier comique de tous les âges & de toutes les Nations. Les gens de l’art remarqueront sans peine que j’ai tâché d’imiter la facilité & la précision de son style ; que je n’ai pas confondu celui des tirades avec celui du dialogue rapide, que j’ai fait mes efforts pour mettre, comme lui, dans chaque Scène une exposition, une intrigue, un dénouement, & le germe des Scènes suivantes. Je ne finirois pas si je rapportois toutes mes imitations. En vain l’orgueil & l’ignorance veulent assimiler l’Imitateur au Plagiaire ; il est aisé de leur prouver que Corneille, Moliere, Racine, la Fontaine, Boileau, & tous les grands hommes du siecle de Louis XIV, sont ceux qui ont le plus emprunté de leurs prédécesseurs. Quelques personnes diront-elles que mes citations sont autant de rapprochemens de moi à Moliere, imaginés par l’orgueil ? Essayeront-elles de confondre la noble émulation d’un homme de Lettres, avec la sotte présomption ? À la bonne heure : je jure de ne leur opposer jamais que les procédés d’un homme qui se respecte, qui respecte l’opinion publique, & qui sait distinguer la critique de la satyre.


  1. Préface du Mariage Interrompu.
  2. Comédie en Vers & en trois Actes.
  3. Voyez l’Art de la Comédie.
  4. Dans le Joueur Anglois, l’ami de Beverley, pour lui peindre Stukely, lui dit : » Rappelle-toi qu’au Collège il avoit toujours l’art de paroître innocent lorsqu’il étoit le plus coupable, & de faire punir ses camarades des fautes qu’il faisoit ». C’est un trait de génie dans l’Auteur Anglois.
  5. Ah ! le cœur ! le cœur ! s’écrient les ames sensibles ; comme si l’intérêt inspiré par toute une famille, ne partoit pas du cœur, & n’étoit pas fait pour affecter un cœur honnête.
  6. Moliere fait encore contraster, ou met en opposition seulement, selon qu’il veut être plus ou moins énergique, les actions avec les propos, les mots, même le ton avec les choses. Il est aisé de reconnoître dans chacun de ses ouvrages ces principales causes du rire. Aussi Madame Florimon, qui dans ma Pièce ne fait jamais rien, répète-t-elle sans cesse qu’elle est une femme très-essentielle : Philemon parle toujours vertu, & Polidor a souvent le ton brusque en faisant du bien, &c. Voyez encore l’Art de la Comédie.