L’Égypte et l’Occupation anglaise/05

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L’Égypte et l’Occupation anglaise
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 581-605).
L’ÉGYPTE
ET
L’OCCUPATION ANGLAISE

V.[1]
LA JUSTICE ET l’INSTRUCTION PUBLIQUE, CONCLUSION.


XV, — LA JUSTICE.

Il est de toute notoriété en Égypte que, lorsque l’Angleterre prenait déjà sous sa direction les finances, la guerre, l’agriculture et le commerce, elle s’efforçait encore d’accaparer le ministère de la justice. Elle négligeait tout à fait, il est vrai, celui de l’instruction publique, mais par la simple raison que les profits y étaient, comme en Europe, des plus minces, et qu’il n’est pas dans ses habitudes de travailler pour la gloire ni de combattre pour une idée. Elle laisse même massacrer ses enfans les plus nobles, Gordon, par exemple, quand elle suppose que leur existence ne compenserait pas ce qu’il en coûterait pour les sauver[2]. Mais revenons à la justice. L’Angleterre a cherché tout d’abord à réclamer pour elle le poste de procureur-général près les tribunaux indigènes. Elle a fait venir des Indes, à cet effet, et l’un après l’autre, deux magistrats d’ordre supérieur, mais qui, étrangers aux usages et aux lois du pays, ont dû se retirer. M. West, l’un de ces personnages, avait préparé et fait accepter un projet de réorganisation de la justice indigène. Or, ce projet, à peu près praticable pour la moitié du pays, ne pouvait l’être pour l’autre moitié. Il ne s’est jamais manifesté que par des lois maladroitement calquées sur d’autres lois défectueuses. Avec lui, impossible, au point de vue légal, de mettre en vigueur, dans la Basse-Égypte, une partie du code civil, et, quant au point de vue pénal, nulle peine n’était applicable. Cependant, comme on avait supprimé pour lui faire place beaucoup de tribunaux, les crimes et les délits se multiplièrent bientôt d’une façon inquiétante. On créa avec précipitation des commissions pour la répression du brigandage. Ces commissions se résumaient, ici comme ailleurs, en un jugement sommaire et en une exécution plus sommaire encore. Créées en 1884, elles furent prorogées, en 1887, pour un an, et si elles fonctionnent encore à l’heure actuelle, c’est que le brigandage, lui non plus, ne se repose pas. Les cheiks ou maires de villages, jadis responsables des méfaits qui se commettaient chez eux et autour d’eux, n’ont plus rien à y voir : c’est affaire de la police et de la gendarmerie qui, toutes deux, sont aux mains des Anglais. Un vieux résident français me disait qu’au bon temps d’Ismaïl-Pacha, il eût pu parcourir le pays un bâton à la main ; aujourd’hui, il ne va plus sans un revolver. Et, cependant, des Anglais assurent sérieusement que l’une des plus grandes gloires de l’Angleterre est d’avoir réformé la justice indigène en Égypte! Non, il lui manque pour cela des hommes versés dans la connaissance du pays, du droit et des principales législations européennes. Ainsi que l’a écrit fort bien un ancien magistrat, avocat en ce moment à la cour d’appel d’Alexandrie, l’Angleterre pèche par le vice intrinsèque de sa propre législation, celui de n’avoir jamais été codifiée[3]. Peu importe, du reste, que des légistes venus des rives du Gange aient échoué dans leurs projets de réorganisation judiciaire ; ce qui est intolérable, c’est l’arbitraire, et qu’on en juge.

Un médecin européen, Italien, chasse dans une plaine ensemencée de blé, à Chubrah, lorsque des fellahs l’arrêtent et veulent lui enlever son fusil, sous prétexte que lui et son chien abîment les récoltes sur pied. Pendant qu’il cherche à se dégager, l’arme part, et le docteur reçoit la charge dans le ventre. Il meurt le lendemain. Il y a enquête; l’autorité déclare que la mort est accidentelle et qu’il n’y a pas lieu de poursuivre les agresseurs.

Deux jours après ce drame, deux officiers Anglais chassent dans la plaine des Pyramides. L’un d’eux blesse par maladresse un enfant. Le père, un fellah, accourt, et cherche à désarmer le chasseur. Cette fois encore, le coup part, mais c’est le père de l’enfant qui tombe pour ne plus se relever. La population d’un village voisin accourt, entoure les officiers, qui reçoivent des immondices au visage et sont conduits garrottés au Caire. Une commission est formée et condamne douze hommes de cette population à six mois de travaux forcés et à la peine du trop fameux cat of nine nails, le fouet anglais. Cela se juge, s’exécute comme s’il n’y avait pas de tribunaux. Un escadron de hussards et cent hommes du 41e welsh régiment, — chaque homme avec cinq cartouches à balles, — se rendirent, musique en tête, au village de Kuffra, dans la plaine des Pyramides, à l’endroit même où s’était passé le drame et où la sentence fut exécutée en présence d’une foule terrifiée. Je rappelle à ce sujet ce que je crois avoir déjà dit, c’est qu’aussitôt après la bataille de Tel-el-Kebir, les Anglais, pour s’attacher les fellahs, avaient supprimé la bastonnade.

La justice est rendue en Égypte par trois juridictions : 1° les tribunaux ottomans ou indigènes; 2° les tribunaux consulaires ou étrangers; 3° les tribunaux internationaux mixtes ou de la réforme[4].

La première de ces juridictions se partage en juridiction du statut personnel et en juridiction du statut réel. Le statut personnel comprend les tribunaux de la loi religieuse et remonte au premier temps de l’Islam ; elle applique directement les règles du Coran au mariage, à la paternité et filiation, aux successions, donations et testamens. La justice est rendue par les cadis, depuis le grand cadi du Caire, nommé par le cheik-ul-Islam de Constantinople, jusqu’aux cadis d’arrondissement ou de district. Les cadis sont également chargés de délivrer les titres de propriété immobilière.

La juridiction du statut personnel musulman se complète par le conseil dit des tutelles et curatelles, et par une administration dite des successions et dont la liquidation doit toujours passer par les mains du gouvernement. Elle s’appliquait autrefois à tous les sujets de l’empire ottoman, à quelque religion qu’ils appartinssent. Elle ne concerne plus aujourd’hui que les musulmans. Les chrétiens catholiques et schismatiques, soutenus par les états européens et spécialement par la France, ont obtenu plusieurs privilèges de la Porte ; ces privilèges sont consacrés aujourd’hui par le hatti-humaioun, ou le décret de 1856, qui les reconnaît solennellement.

Les matières du statut personnel à l’égard des membres comprenant les différentes communautés chrétiennes étal)lies en Orient relèvent des patriarches de chaque rite, qui ont divisé leur juridiction en diocèses ou circonscriptions religieuses, appelés communément patriarcats, et gérés en leur nom par des vicaires.

Ces patriarcats exercent parfois sur leurs cliens un pouvoir civil et judiciaire fort étendu ; il en résulte souvent des abus considérables et bien difficiles à réprimer. Cependant, on peut faire appel des décisions des patriarcats locaux devant les patriarches qui siègent à Constantinople et en Asie-Mineure.

La juridiction du statut réel s’applique à toute la population indigène, sans distinction de religion. Elle comprend trois degrés : première instance, appel et re vision, avec toutes les attributions civiles et pénales, hormis le statut personnel. Depuis la mort de Méhémet-Ali, elle a été l’objet de beaucoup de remaniemens ; et, dans la Basse-Egypte, elle est remplacée aujourd’hui par la nouvelle législation indigène, calquée en majeure partie sur la législation mixte dont il sera parlé plus loin. Toutefois, l’ancienne juridiction reste encore en vigueur dans la Haute-Egypte, depuis Assiout jusqu’à Assouan. L’argent manque pour la création de nouveaux tribunaux, et il est difficile de prévoir quand cessera cette pénurie.

La Basse-Egypte, plus peuplée, plus favorisée par le climat, est soumise au régime de la nouvelle justice civile et pénale mise en vigueur le 1er février 1884. Les commissions spéciales pour la répression du brigandage n’en poursuivent pas moins leur œuvre sur ce même territoire, sans s’inquiéter s’il y a une justice légale ou non. Celle-ci fonctionne dans cinq tribunaux : à Alexandrie, au Caire, à Tantah, à Mansourah et à Benha. Ils relèvent d’une cour d’appel qui siège au Caire, et qui est souveraine en matière civile. En matière pénale criminelle, il y a une voie de recours contre ses jugemens, mais seulement dans un cas de violation de la loi.

Ce sont des indigènes, musulmans ou chrétiens, flanqués de quelques magistrats européens recrutés en Belgique et en Hollande par les soins du gouvernement égyptien, qui composent le personnel de ces tribunaux. Tous réunissent-ils les connaissances juridiques ou administratives nécessaires à leurs fonctions? D’aucuns disent qu’il n’en est pas toujours ainsi, non-seulement, certes, dans les cinq tribunaux dont nous venons de parier, mais encore dans les tribunaux consulaires ou étrangers, voire dans les tribunaux de la réforme. On se plaint que l’Europe ait envoyé ici, parfois, des magistrats « d’exportation. » C’est, pour le bon renom du gouvernement qui les nomme, d’un effet déplorable.

Il y a un magistrat européen pour chaque tribunal de première instance, sauf au tribunal du Caire, qui en compte deux. La cour d’appel possède quatre conseillers européens. Comme les tribunaux de Méhémet-Ali, qu’elles ont remplacés, les nouvelles juridictions requièrent sans l’adjonction d’un jury, les affaires civiles, commerciales et pénales, les affaires criminelles comprises.

Les tribunaux consulaires ou étrangers, en Asie, marquent d’une façon caractéristique l’époque où l’Occident, à tour de rôle, a établi son incontestable supériorité sur l’Orient. Ils furent créés par les différens gouvernemens européens qui, depuis le XVIe siècle, conclurent des traités de commerce, de paix et d’amitié avec la Sublime-Porte. C’est ce qu’on appelle le régime des capitulations, fondé sur ce principe de droit international : l’exterritorialité. La création des tribunaux internationaux par son excellence Nubar-Pacha a porté un grand coup à la vieille institution des tribunaux consulaires, mais elle n’a pu les faire disparaître entièrement. Ils restent compélens pour connaître, en sus des matières pénales et du statut personnel, qui échappent à la compétence des tribunaux mixtes, de toutes actions personnelles et mobilières entre justiciables de même nationalité. En somme, les tribunaux consulaires ne sont que des tribunaux de paix et de première instance; les juridictions d’appel et de révision résident à l’étranger. Pour la France, c’est à la cour d’Aix, en Provence, que ressortissent les appels interjetés contre les décisions rendues par les juridictions françaises d’Egypte.

En 1875, l’ex-ministre des affaires étrangères, Nubar-Pacha, se rendit à Constantinople pour apaiser la colère qu’éprouvait le sultan contre Ismaïl au sujet de certains actes trop indépendans et de dépenses trop peu réfléchies. L’orage qui menaçait le vice-roi se dissipa, et l’habile ministre revint de Turquie avec un projet de réforme des tribunaux, projet qui n’était qu’un moyen de tenir en échec l’absolutisme de son maître et de donner des garanties à l’Europe pour le concours financier dont ce dernier avait tant besoin. Treize puissances européennes et les États-Unis adhérèrent à cette réforme de la justice, qui date de 1875. Les tribunaux internationaux, établis d’abord pour une période de cinq ans, virent leur existence, comme celle de tout ce qui est créé en Égypte, fortement discutée; mais, comme ils rendaient de la bonne justice pour tous, que fellahs, Levantins, Turcs, préféraient avoir recours à eux plutôt qu’aux tribunaux de leur caste, ils passèrent par trois prorogations successives : en 1881, pour un an; en 1882, pour deux ans; en 1884, pour cinq. Ils devraient légalement disparaître le 1er février 1889; et, chose étrange, ce serait à l’instigation de celui qui les a créés qu’ils seraient dissous.

Il est un fait certain, et Nubar-Pacha me l’a affirmé, c’est que la réforme judiciaire, telle qu’elle est aujourd’hui, est menacée, et qu’elle a été dénoncée, sinon officiellement par lui, du moins officieusement, aux puissances qui avaient adhéré à son institution. Reste à savoir si les gouvernemens européens y consentiront, ce qui paraît très douteux. Son excellence Nubar voulait avoir le choix des juges sans que les états étrangers auxquels il les eût empruntés aient à le lui imposer, comme cela se pratique aujourd’hui. Ce serait livrer aux ministres égyptiens la justice, la mettre sous leur dépendance et leur permettre de la briser le jour où elle prononcerait contre leurs désirs et leurs vues. Est-ce possible dans la situation bien regrettable dans laquelle se trouve le pays, situation que lui seul s’est faite ? Le jour où il sera débarrassé de ses dettes et d’un odieux protectorat, quand un agent étranger ne viendra plus au palais d’Abdin imposer sa volonté et ses créatures, personne ne pourra empêcher un ministre des affaires étrangères, quel qu’il soit, de composer les tribunaux avec des juges à sa dévotion et d’agir, lui et ses honorables collègues, dans toute la plénitude de leur pouvoir. En attendant ce jour béni, il ne peut y avoir pour des hommes d’état patriotes que deux objectifs : la libération du territoire et l’extinction des dettes publiques.

On m’a assuré que, lorsque lord Dufferin vint au Caire, il essaya d’apporter des changemens aux tribunaux mixtes et d’y mettre la main. Si vives furent les protestations des industriels et des banquiers qu’il y renonça; il dut déclarer que l’Angleterre désirait les maintenir.

Revenons à l’organisation judiciaire en Égypte. Il y a trois tribunaux de première instance : l’un siège à Alexandrie, les deux autres au Caire et à Mansourah. Au-dessus d’eux est placée une cour d’appel qui occupe à Alexandrie, au milieu d’un monceau de ruines, un magnifique palais. Ses décisions sont souveraines. Chaque tribunal de première instance est en principe composé de sept juges, dont quatre sont étrangers et trois indigènes, mais ce nombre peut être augmenté selon la nécessité du service, sans toutefois que la proportion entre indigènes et étrangers fixée ci-dessus puisse être modifiée. Actuellement, le tribunal d’Alexandrie est composé de douze magistrats étrangers, celui du Caire de huit, et celui de Mansourah de quatre. Quant à la cour d’appel de la première de ces villes, composée à l’origine de sept conseillers européens, et plus tard de neuf, elle est aujourd’hui réduite à huit, dont six sont nommés par le khédive, sur la désignation de leur gouvernement, et deux par le khédive, sans désignation des puissances. L’Espagne, le Danemark, la Suède et la Norvège ne comptent qu’un seul représentant dans les tribunaux de première instance. Les autres états en comptent deux ; le Portugal n’en possède pas et n’en a jamais possédé, car la colonie portugaise, en Égypte, en est réduite à une unité, unité qui porte le titre de consul, cumulant à elle seule et à la fois, et le gouvernement portugais et ses nationaux.

A la cour d’appel sont représentés les six grandes puissances européennes et les États-Unis d’Amérique. Ce n’est pas un des spectacles les moins curieux que ces hautes cours composées de personnages si différens de types, d’allures et probablement de caractères. J’ai dit que les deux conseillers choisis pour augmenter le personnel insuffisant de la cour sont nommés directement par le gouvernement égyptien, sans désignation de leurs gouvernemens respectifs. L’un d’eux est Français, l’autre est Hellène. C’est sans doute cette dérogation aux conventions premières qui avait mis Nubar-Pacha en appétit et lui avait fait demander qu’il en fut ainsi pour tous les autres juges étrangers.

Les tribunaux mixtes connaissent de toutes contestations civiles et commerciales entre indigènes et étrangers, et entre étrangers de nationalités différentes, en dehors du statut personnel, ainsi que de toutes actions réelles immobilières entre étrangers du même pays. Le gouvernement égyptien, les administrations, les dairas ou domaines de son altesse le khédive et des membres de sa famille, sont justiciables de ces tribunaux dans les procès avec les étrangers; il en est de même pour les sujets des gouvernemens européens qui n’ont pas adhéré à la constitution des tribunaux mixtes.

Un juge unique, délégué par le tribunal, est investi des attributions de justice de paix et connaît, sous le nom de juge sommaire, des affaires possessoires, personnelles et mobilières au- dessous de 500 francs. Près des tribunaux mixtes existe un parquet unique, à la tête duquel est placé un procureur-général amovible et nommé par le khédive, ayant des substituts également amovibles, en nombre suffisant pour le service de la cour et l’administration intérieure. Au début de la réforme, ces substituts étaient de nationalités étrangères. Ils ont été successivement versés dans la magistrature assise et ont été remplacés par des membres indigènes.

Ce résumé de l’organisation judiciaire en Égypte sera à peu près complet lorsque j’aurai ajouté qu’il n’y a pas de juridiction administrative, et, à ce point de vue, ce pays se trouve en avance sur bon nombre de nations européennes. Enfin, les langues judiciaires employées dans les tribunaux mixtes sont l’arabe, l’italien et le français. Les Anglais veulent qu’on y ajoute la leur. Pourquoi pas toutes celles qui se parlaient à Babel ?

Une si grande quantité de tribunaux mixtes et indigènes vaut à l’Égypte tout un monde, — Très intelligent, du reste, — d’hommes de loi et de plaideurs. C’est la Normandie chicanière, vétilleuse, transportée sous une autre latitude. Il y a proportionnellement, au Caire et à Alexandrie, plus d’avocats qu’il y en a à Paris, et si l’on additionnait les frais de procédure particulière au montant du budget officiel du ministère de la justice[5], on arriverait à un chiffre considérable pour un si petit territoire.

En résulte-t-il des jugemens plus parfaits qu’ailleurs ? Non, certainement, car la justice est atteinte d’un vice capital : sa pluralité de juridictions, bien difficile à faire disparaître par suite de la profonde différence des religions. Mais par quel procédé obtenir l’unité ? En étendant, il me semble, peu à peu la compétence des tribunaux mixtes et en ne la mettant pas sans cesse à l’ordre du jour du conseil des ministres. La liste des infractions auxquelles ces tribunaux restent étrangers est aussi vraiment trop grande. La voici en entier : corruption, concussion, évasion de prisonniers ou recèlement des criminels sous le coup d’une poursuite de la part des tribunaux mixtes, abus d’autorité d’un fonctionnaire, bris de scellés judiciaires, fausse monnaie, faux, incendie, faux témoignage, faux serment, banqueroute, vols, abus de confiance, abus de mandat, abus de blanc-seing, vols et détournemens de titres, pièces et documens officiels ou judiciaires, entraves aux enchères, abus commis dans les transactions commerciales, destruction d’effets de commerce, de registres, de documens, de bornes, de plantations et de clôtures.

Ainsi que le dit M. Privat dans son Étude sur l’organisation judiciaire, déjà citée, le personnel judiciaire indigène est notoirement insuffisant pour un si grand nombre de délits. Il est donc indispensable, en attendant mieux, de fortifier l’élément international dans les tribunaux indigènes par les attributions sinon par le nombre, et de le substituer à l’élément indigène dans les rouages essentiels de l’administration de la justice. Le magistrat européen devrait avoir la direction effective parce qu’il porte généralement avec lui trois qualités qu’il est rare en Orient de trouver réunies : l’intégrité, l’autorité, l’esprit de méthode et de synthèse. A la tête du parquet devrait être placé un procureur-général européen pris parmi les magistrats des puissances dont les institutions juridiques sont en harmonie avec les nouveaux codes. Les présidens de cour et de tribunaux devraient être également étrangers, ainsi que ceux à qui incomberaient les fonctions de chef de parquet et de greffier en chef. Dans ces conditions, sous la direction de fonctionnaires européens, les tribunaux indigènes arriveraient à produire des résultats qui deviendraient peu à peu satisfaisans et permettraient d’arriver dans un avenir plus ou moins rapproché à l’unification des juridictions du droit commun.

Le régime des capitulations n’est pas de son côté sans présenter de grands inconvéniens, surtout à une époque où la facilité des transports entraîne hors de leur pays beaucoup de gens sans ressources connues. L’Égypte est le refuge de nombreux déclassés, parce que, comme dans le comté de Nice autrefois, l’impunité des crimes y existe presque absolument par la faiblesse des autorités consulaires. De là une grande déconsidération pour la population européenne vis-à-vis des indigènes, dont les agissemens coupables peuvent s’excuser par les mauvais exemples qui leur sont donnés. Il en résulte aussi un trouble et une insécurité dans les transactions préjudiciables aux affaires, à la bonne et régulière administration de la justice. C’est donc encore aux tribunaux mixtes qu’il conviendrait de connaître d’une grande partie des causes soumises au régime des capitulations. « La France, selon les propres expressions du rapporteur de la sous-commission de 1884, ne pourra souffrir de cette innovation. Sa colonie est, ou peut le dire sans infatuation patriotique, parmi les plus honnêtes et les plus considérées. Elle a tout intérêt à voir s’élever le niveau de la moralité publique. »

Et, en effet, la France, malgré l’occupation anglaise, n’a pas plus perdu en Égypte de sa prépondérance judiciaire qu’elle n’a perdu de son antique réputation d’intégrité. Elle a vu augmenter sa représentation dans les tribunaux mixtes, dont la présidence donnée à l’élection est, depuis plusieurs années, dévolue à l’un de nos compatriotes. Sa jurisprudence continue à y prévaloir, et, à l’heure animée des audiences, dans des salles vastes et aérées, où trois chambres de notre Palais de Justice tiendraient à l’aise, ce sont les plaidoiries en français qui sont les plus fréquentes et les mieux écoutées.


XVI. — L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Le ministère auquel le khédive accorde particulièrement sa haute attention est celui de l’instruction publique ; il faut lui en savoir gré, car le ministre des finances se montre avare à l’égard de son collègue à l’instruction. Ce n’est pas sans une raison. Les écoles techniques ou l’école de médecine, de droit, polytechnique, d’égyptologie, d’arpentage, d’arts et métiers, de comptabilité, etc., ayant été longtemps sous la direction de professeurs français, on espère éloigner ceux qui résistent bravement à l’invasion anglaise en ne les payant plus qu’avec parcimonie. Heureusement il s’en maintient encore assez pour que l’enseignement français soit l’enseignement dominant. Notre langage employé pour instruire et éclairer la portion la plus jeune et la plus intelligente de la société égyptienne est un précieux avantage qu’il nous faut conserver autant que possible. Il nous empêchera de regretter qu’aux portes des hôtels les drogmans de la classe des guides et les petits âniers ne s’expriment qu’en anglais et dans le langage spécial des offres de service qu’on ne fait qu’à voix basse.

L’ignorance est grande chez le peuple égyptien, mais qui voudrait lui en faire un crime? Le fellah, l’indigène pur, sans cesse préoccupé de faire rendre à la terre tout ce qu’elle peut produire, menacé de crues violentes, de sécheresse prolongée, d’impôts à payer, — quel que soit le résultat final de ses travaux agricoles, — n’a guère le loisir de s’instruire, pas plus qu’il n’a celui de faire instruire ses enfans. Il y aurait cruauté à l’obliger à envoyer sa jeune famille sur les bancs, lorsque la crue du Nil se présente menaçante ou que le soleil brûle les récoltes. Toutefois, les écoles primaires sont assez nombreuses dans tout l’intérieur, et au dernier recensement, celui de 1878, leur nombre s’élevait à 5,370. Il est probable que, depuis dix ans, ce chiffre a dû s’accroître. La population, cette année-là, étant de 5,510,283 individus, il en résulte qu’il n’y avait qu’une école pour 1,028 indigènes. Le nombre des élèves était de 137,553. C’est en moyenne 25 élèves par école et un élève par 40 habitans. Si, avec Durbey, l’on estime à 334,000 le nombre des enfans mâles en âge de fréquenter les classes, on trouve que ‘& pour 100 reçoivent quelques principes d’instruction élémentaire et que 59 pour 100 en sont privés. Ce n’est pas très brillant.

Dans l’audience que le khédive daigna m’accorder, il fut longuement question de l’instruction publique et des efforts qu’il faisait pour obliger les familles égyptiennes de toute catégorie à s’instruire. Elles y éprouvent une grande répugnance, m’a-t-il affirmé, et, pour la vaincre, il emploie dans son entourage la persuasion et même la ruse. En parlant de ce prince, j’ai déjà raconté comment, en suscitant une certaine émulation dans les personnes qui sont à son service, il emplissait de garçons et de fillettes des écoles désertes.

L’administration centrale du ministère de l’instruction publique et les écoles de toute l’Egypte ne coûtent au trésor que 2 millions de flancs. C’est dérisoire comme chiffre, lorsqu’on constate que le personnel de l’administration centrale des finances absorbe à lui seul 2,400,000 francs.

Peut-être le gouvernement compte-t-il un peu trop sur la générosité des riches musulmans qui, à leur mort, lèguent des fonds pour la construction sur un même emplacement d’une fontaine et d’une école, celle-ci construite sur la première. Le type du genre est celle qui se trouve au Caire, en face de l’hôtel Sheppard. On aura sans doute remarqué les ferrures délicates qui la décorent, ainsi que les petits gobelets en fer battu attachés au monument, comme ceux de nos fontaines Wallace, par une chaînette, il y a aussi des rotondités en cuivre et polies par l’usage, appliquées à la muraille et percées d’un trou comme une mamelle, d’où l’eau s’échappe si on y applique les lèvres. Jeunes et vieux y viennent comme à un biberon, et c’est l’eau délicieusement fraîche du Nil qui en est le lait.

Au-dessus des fontaines de ce genre se trouvent presque toujours des écoles où des bambins, en fez ou en turban, s’égosillent à crier à pleins poumons les louanges d’Allah ou des versets du Coran. Pas de papier, mais des feuilles de zinc sur lesquelles on écrit avec des plumes de roseau. Le hodja ou magister, presque toujours très vieux, très digne, reste accroupi devant ses élèves, auxquels il apprend à psalmodier d’une façon monotone les versets de la doctrine de Mahomet. Il le fait en battant la mesure avec une baguette qui s’abat parfois sur la tête d’un élève trop remuant. Les écoliers, en général, sont vêtus d’une façon malpropre et sordide, mais ceux de l’école copte du vieux Caire m’ont paru d’une saleté par trop repoussante. Est-ce parce qu’ils sont chrétiens? Je le crains. Voulez-vous une reproduction vivante du tableau de Decamps, la Sortie d’une école? attirez les écoliers au dehors par la vue d’une brassée de cannes à sucre dont vous voudrez les régaler. Du reste, tout le vieux Caire est d’une puanteur extrême. N’en sont pas exemptes ses vieilles églises coptes, si intéressantes à tant de point de vue si divers. Mais pourquoi n’est-ce pas le parfum de l’encens que l’on respire dans leurs sanctuaires?

Les écoles techniques ou de l’état, à la fin de juin1874, se composaient et se composent encore de sept écoles supérieures : médecine, pharmacie, maternité, droit, polytechnique, dar-el-oloum ou école destinée spécialement à former des professeurs de langue et de grammaire arabes, école normale supérieure ; — de deux écoles spéciales : arts et métiers, et celle dite : bureau des traductions ; — De trois écoles secondaires : collège de Nasrieh, lycée de Darb-el-Gamaniz et école normale primaire; — De deux autres écoles primaires : celle de Raz-el-Tin à Alexandrie et celle de Mansourah à Mansourah.

Le nombre total des élèves pour tous ces établissemens était de 2,900 en 1881 et de 1,885 en 1886. Cette différence est due à ce que des institutions primaires encombrées de disciples hors d’âge et non payans ont été épurées. Le nombre des élèves gratuits, internes et externes, est de 56 pour 100 ; celui des externes payans n’est que de 34 pour 100. On peut juger par ces chiffres combien sont nombreux les jeunes gens qui reçoivent une instruction gratuite. Dans plusieurs écoles primaires, la rétribution scolaire se borne au paiement de la faible somme de 10 piastres tarifs, ou 1 fr. 25 par écolier et par mois. Ceci ne peut surprendre et vient à l’appui de ce qui est dit plus haut, c’est que les parens montrent une grande répugnance à faire les plus légers sacrifices pour l’instruction de leurs enfans. Il n’y a encore que bien peu de pères de famille qui tiennent à ce que leurs fils se pénètrent de ce sentiment d’indépendance qu’inspire la conscience de ne devoir leurs connaissances et leur carrière future qu’à eux-mêmes. Ce qui les disculpe, c’est qu’ils s’étaient habitués, dès la création des premières écoles par le grand réformateur Méhémet-Ali, à voir les écoliers non-seulement instruits, mais encore entretenus, défrayés de tout, et même payés par l’état ! Quoi qu’il en soit, les résultats obtenus jusqu’ici ont été tellement favorables, que l’honorable ministre de l’instruction publique, son excellence Abderrahman-Roudchy, aujourd’hui démissionnaire, a décidé d’imprimer aux études une impulsion nouvelle. En plus de l’instruction morale, il s’est préoccupé de l’éducation, qui a une importance si considérable et qui avait été jusqu’à présent à peu près délaissée; c’est cette pensée qui, l’année dernière, a fait introduire dans les programmes de l’enseignement les cours nouveaux de civilité et de morale. Il fallait encore songer à développer les forces physiques affaiblies en Orient par l’abus du tabac, des bains chauds, des divans, des siestes prolongées, et les rafales brûlantes des vents du désert. Pour atteindre ce but, l’enseignement de la gymnastique a été introduit dans le programme des études. Des professeurs sont à ce titre attachés d’une manière permanente aux écoles du gouvernement. La jeunesse des écoles suit déjà avec ardeur les leçons de ces maîtres en gymnastique et paraît y trouver un salutaire délassement. Quelle surprise pour le monde entier, s’il était parlé un jour de l’activité orientale!

Il serait inutile et certainement fatigant pour le lecteur d’énumérer ici les programmes d’enseignement en usage dans les écoles supérieures de l’Egypte, programmes qui, d’ailleurs, se rapprochent beaucoup de ceux que l’Europe a adoptés. Toutefois, il est deux de ces institutions qui méritent d’être spécialement mentionnées, en raison des progrès qu’on y constate d’année en année, c’est l’école normale et l’école des arts et métiers. La création de la première remonte à 1880. Elle avait pour but de former des instituteurs et des professeurs pour toutes les écoles de l’Egypte. À cette époque, le gouvernement avait élaboré un vaste plan d’enseignement, dont les événemens qui suivirent, — rébellion d’Arabi, l’abdication d’Ismaïl-Pacha, les massacres d’Alexandrie, — empêchèrent la réalisation. Le gouvernement égyptien demanda alors à la France le personnel nécessaire pour organiser l’institution. Un directeur et deux professeurs furent envoyés de Paris au Caire. Ils sortaient de notre École normale. Les débuts ne furent pas brillans, et c’est seulement dans ces derniers temps que l’institution a pris tout à coup un développement considérable. Aujourd’hui, elle est placée par son importance à la tête des établissemens scolaires. Si exigu est devenu le local qu’elle occupe, par suite d’une affluence toujours croissante d’élèves nouveaux, que le khédive vient de mettre à la disposition du directeur le palais de Kasr-el-Nousha, situé sur la belle route de Chubrah. C’est un don royal, magnifique, et qui témoigne de la constante sollicitude que ce prince porte à tout ce qui touche à l’enseignement. Le palais porte désormais le nom d’École Tewfik.

Voici, en résumé, le règlement organique de l’école normale, tel qu’il émane du ministère de l’instruction publique. Elle est divisée en trois cours : 1° un cours primaire dont les travaux sont assez analogues à ceux des écoles primaires de France. Durée des études, quatre ans; 2° un cours préparatoire; les études, qui durent également quatre années, font suite à celles de l’école primaire. Ce cours, qui comprend 120 élèves, a pour but de préparer les jeunes gens aux fonctions administratives, aux écoles spéciales de droit, de médecine et normale. Les programmes tiennent à la fois de ceux de nos écoles primaires supérieures et de ceux de nos lycées d’enseignement spécial. Un diplôme d’études est délivré, après examen, aux élèves qui ont achevé leurs études. Détail important : ce diplôme est considéré comme l’équivalent des baccalauréats français pour les jeunes Égyptiens qui désirent suivre en France les cours des universités ; 3° le cours normal proprement dit, placé au sommet de l’organisation scolaire. Durée des études, trois ans; nombre des élèves en janvier 1888, vingt.

Le directeur de l’école normale est nommé par le conseil des ministres, sur la proposition du ministre de l’instruction publique; il en est de même pour les professeurs. L’école est actuellement dirigée par un de nos compatriotes, M. Peltier, homme jeune, actif, intelligent; sur les vingt-sept professeurs qui y sont attachés, quatre aussi sont Français; ils exerçaient dans les écoles normales de leur patrie quand ils ont été appelés en Égypte. On comprend que, dans les classes inférieures, l’enseignement soit donné en arabe ; mais dans les classes supérieures, notre langue est la seule employée.

En compagnie de M. Le Chevalier, délégué à la caisse de la dette, j’ai pu visiter longuement diverses classes où de bien jeunes élèves ont été appelés au tableau par leur professeur; ils y ont fourni des analyses logiques et grammaticales les plus transcendantes, et cela avec une sûreté et une pureté de diction qui nous ont émerveillés. Il n’est donc pas surprenant que l’institution de M. Peltier jouisse en Égypte d’une excellente renommée, et que le vice-roi montre pour elle une véritable sollicitude. Si grande est sa célébrité, que de tous les points du territoire égyptien lui viennent des élèves appartenant aux meilleures familles et dont presque tous sont fils de pachas et de beys[6].

Comme on le voit par le tableau ci-dessous, l’école est presque exclusivement fréquentée par les indigènes. La neutralité religieuse la plus absolue y est observée, et aucune discussion à ce sujet n’est permise. Aussi a-t-elle déjà fourni un grand nombre d’instituteurs et de professeurs, qui enseignent principalement le français dans diverses institutions d’éducation. De tous côtés, on lui emprunte ses livres, ses méthodes et ses procédés d’enseignement.

L’école des arts et métiers se compose de 272 élèves, dont 17 seulement paient une légère rétribution. C’est encore l’instruction presque gratuite, et l’on y retrouve ce projet bien arrêté chez les gouvernans de donner coûte que coûte à la jeunesse égyptienne des connaissances qui affranchissent l’Égypte de la supériorité jusqu’ici incontestable des arts et des manufactures d’Europe. Y parviendra-t-elle? l’institution est, dans tous les cas, en très bonne voie sous la direction de deux de nos compatriotes, MM, Guiyon et Eugène Villard, le premier directeur, le second ingénieur, professeur des travaux manuels. L’enseignement donné dans les ateliers de peinture décorative, de chaudronnerie, de sculpture, de menuiserie et de machines, est satisfaisant ; celui d’ajustage, de serrurerie, des forges et de fonderie, réclame des améliorations urgentes dans des ateliers qui sont bien peu en rapport avec l’importance d’un tel enseignement. On a pu, cependant, constater comme un véritable progrès que la valeur représentée par les travaux qui sont conservés dans les collections de l’école, et qui ont été exécutés pendant l’année scolaire 1885-1886, est estimée à une somme bien plus considérable, à une valeur artistique plus élevée que celles des travaux du même genre des années précédentes.

La mission scolaire égyptienne en Europe est l’institution qui, je crois, contribue le plus à rendre la France populaire en Égypte, je dis la France, car, sur 48 élèves boursiers ou recommandés, 43 font leurs études à Paris, à Montpellier, à Versailles et à Saint-Cloud. Durant mon séjour au Caire, j’ai été mis en rapport avec des avocats, des juges, des médecins ayant acquis leur grade dans nos facultés ; ils parlent couramment trois ou quatre langues, leurs connaissances sont très étendues et leur distinction est parfaite. Plusieurs m’ont assuré qu’ils regardaient la France comme leur patrie intellectuelle, et que, si une nouvelle agression était dirigée contre elle, ils considéreraient comme un devoir sacré de voler à sa défense. Je crois que ces paroles étaient sincères ; et pourquoi ne l’auraient-elles pas été, n’émanant pas d’hommes politiques? j’ai hâte d’ajouter que je n’ai jamais été de ces Français candides qui croient à la sympathie des nations étrangères, pas plus que je n’ai jamais eu la candeur de penser que les peuples que nous avions aidés dans leur détresse auraient un jour pour nous de la reconnaissance. C’est peut-être ce qui fait dire que l’on s’instruit en voyageant.

En dehors des institutions pédagogiques qui relèvent directement du ministère de l’instruction publique, il en existe d’autres qui sont indépendantes et d’une importance réelle pour notre influence en Orient, car elles sont presque toutes dirigées par des compatriotes. Cette diffusion de notre langage dans les diverses classes de la population égyptienne par un corps enseignant obscur, mais français, combattra plus sûrement la politique d’intrusion anglaise que la diplomatie et la force des armes. Elle nous est d’autant plus nécessaire en ce moment, qu’en raison de l’intervention étrangère au Soudan, le fanatisme musulman se réveille plus intolérant que jamais. Les troubles signalés à Damas et dans d’autres villes de Turquie ont là leur cause et leur origine. Qu’on y prenne garde : la protection de nos nationaux ne semble plus garantie dans ces parages comme elle le fut autrefois.

L’alliance française, fondée à Paris il y a peu de temps, a son école à Assiout, ville importante de la Haute-Egypte. Gréée il y a six mois par le comité du Caire, elle compte déjà 150 élèves. On ne s’y occupe que de la culture intellectuelle des enfans, presque tous coptes; les parens seuls auront à s’occuper de l’enseignement religieux.

Les frères des écoles chrétiennes ont quatre établissemens dont deux sont fort importans. Celui d’Alexandrie, en y comprenant la succursale de Ramleh, reçoit 800 enfans, parmi lesquels 50 musulmans et 30 coptes. Les autres élèves appartiennent aux diverses nationalités qui sont représentées à Alexandrie. Au Caire, l’école des mêmes frères, fondée depuis environ vingt-cinq ans, compte 700 élèves, parmi lesquels se trouvent une centaine seulement d’indigènes. les autres disciples appartiennent aux nationalités les plus diverses : Français, Italiens, Grecs, etc. L’enseignement produit de bons résultats, mais on reproche aux directeurs de ne pas doter les enfans d’une instruction plus générale; le principal grief est celui de ne pas donner à l’enseignement de la langue arabe toute l’importance qu’elle comporte.

Les Jésuites ont aussi, au Caire, un collège dit de la Sainte-Famille, qui fut fondé en 1879. Il contient actuellement 180 élèves de toutes les. nationalités et de tous les cultes. Il y en a vingt de Français. L’établissement ne com( ite pas moins de vingt professeurs qui enseignent les sciences et les belles-lettres, le français, le latin, l’anglais et l’arabe. On y prépare pendant deux ans les élèves au baccalauréat égyptien, appelé baccalauréat d’équivalence. Il équivaut, en effet, à notre baccalauréat-ès-sciences. La rétribution est des plus élevées si on la compare à celle de l’école normale égyptienne, car elle n’est pas moins de 1,000 francs pour l’année scolaire.

Citons encore deux écoles, toutes deux laïques. L’une, fondée en 1872, et dirigée au Caire par un Français ; elle compte de 50 à 60 élèves, presque tous appartenant à des familles turques. Les jeunes gens qui sortent de cet établissement parlent et écrivent très passablement notre langue ; l’autre, créée il n’y a que deux mois, reçoit déjà une trentaine d’enfans. Les dames de la Légion d’honneur, dont la maison mère est aux Loges, ont au Caire une succursale où des fillettes indigènes viennent en assez grand nombre apprendre à lire, à écrire et s’exercer à des travaux de couture. A Ramleh, près d’Alexandrie, les dames de Sion ont également une maison d’éducation ouverte à toutes les nationalités et à toutes les croyances.

On doit naturellement se demander si les Frères de la doctrine chrétienne, et, avec eux, les jésuites, les lazaristes, les dames de la Légion d’honneur et de Sion, ne cherchent pas à convertir au christianisme les enfans musulmans ou juifs dont l’instruction leur est confiée. J’ai consulté plusieurs personnes à ce sujet, et toutes m’ont répondu qu’il n’en était rien, et par la simple raison qu’une seule apostasie bien constatée ruinerait tous les établissemens scolaires religieux. Pour qui connaît le caractère musulman ou Israélite en Orient, cela ne peut faire aucun doute : les écoles seraient forcées de fermer.

Riaz-Pacha est le seul qui m’ait affirmé qu’à l’époque où il était ministre, — il l’est redevenu ces jours-ci, — divers employés réputés musulmans lui demandèrent un jour de s’absenter le dimanche pour assister à un office catholique. Riaz-Pacha leur ayant demandé si leurs familles avaient connaissance de leur conversion, il lui fut répondu qu’elles l’ignoraient. Le passage d’une croyance à une autre, d’après les conseils qui leur furent donnés, ne s’était pas fait ostensiblement : ils avaient attendu pour cela l’âge de leur majorité. Le ministre reconnaît d’ailleurs que les apostasies sont très rares. « Un enfant, me dit-il, qui, dès le berceau, entend répéter par son père et sa mère qu’il n’y a qu’un Dieu, Allah, ne pourra jamais concilier sa raison avec les mystères de votre catéchisme. Les noirs apôtres du Soudan, n’ayant qu’un Coran à la main, un sordide haillon pour vêtement, mais embrasés par cette flamme du fanatisme qui les fait se jeter à corps perdu sur les baïonnettes anglaises, savent mieux que les apôtres européens faire la conquête religieuse de l’Afrique. Ils triomphent partout; ils convertissent à la doctrine de Mahomet des millions d’idolâtres là où les prédications des pères blancs du cardinal Lavigerie, les bibles des méthodistes anglais, écossais et américains, ne recueillent que de la haine, quand ce n’est pas la mort.

« Depuis que nos protecteurs, continua Sun Excellence, se sont introduits en Égypte de la façon que vous savez, les missionnaires de la Grande-Bretagne ont envahi aussi le pays à leur manière, en le couvrant de brochures que personne ne lit, en ouvrant des écoles qui restent désertes, et en cherchant des prosélytes qu’ils ne trouvent pas. Cette propagande religieuse, quoique stérile, n’est pas sans préoccuper le gouvernement du khédive et lui causer quelques soucis. Nos ulémas ont moins de tolérance que les missionnaires européens, et le jour où ceux-ci feront trop de bruit aux portes des mosquées, de graves désordres peuvent survenir. » Ainsi s’est exprimé l’un des hommes les plus considérables de l’Egypte.

Il n’est pas un étranger de passage au Caire qui ne soit allé visiter la mosquée d’EI-Hazar, immense édifice quelque peu délabré et siège de la plus célèbre université de théologie musulmane. Les rues qui l’avoisinent sont des enfilades de boutiques en forme d’alcôves, où des relieurs empilent des milliers d’exemplaires du Coran, et devant lesquelles stationnent une multitude d’étudians d’aspect intelligent, à la figure pâle et sérieuse. C’est là que quatre ou cinq mille jeunes gens. Égyptiens, Turcs, Arméniens, Arabes, Persans, Malais, Algériens, Tunisiens, etc., viennent apprendre par cœur les textes du livre sacré sous la direction de vénérables professeurs aux belles barbes blanches et au maintien d’une grande dignité. Tous les élèves de ce séminaire arabe sont instruits gratuitement, et beaucoup d’entre eux, sans ressources, sont nourris aux frais du ministère des cultes. Ils restent là jusqu’au jour où la connaissance des études théologiques les autorise à aller expliquer aux croyans assemblés dans les mosquées le texte de leur livre saint.

Muni d’une carte d’entrée assez facile à se procurer, chaussé d’espadrilles afin de ne pas souiller de mes pieds de mécréant les fines nattes qui recouvrent les dalles sacrées, j’ai passé entre des milliers d’élèves qui, accroupis à la façon arabe, apprenaient le Coran en dodelinant de la tête, lisaient ou écoutaient leurs professeurs sans que j’aie rencontré dans cette multitude de jeunes mahométans un seul regard de haine et de malveillance. Il y a vingt ans, il n’en eût pas été ainsi. En 1860, à l’époque des massacres de Syrie, au moment où j’entrais dans la vieille mosquée d’Amrou, ayant laissé sur le seuil, comme l’usage l’exige, mes chaussures européennes, mon guide me saisit tout à coup par le bras et me pria instamment de ne pas aller plus avant dans l’intérieur. Je lui en demandai la raison, et alors il me montra, au milieu de la mosquée, un mufti entouré d’une centaine de dévots à l’aspect farouche, auxquels, me dit-il, le mufti fanatique prêchait la guerre sainte. Je ne sais par qui la nouvelle de cette prédication parvint aux oreilles du vice-roi, mais, le lendemain, j’appris par le consul de France, — lequel se refusa à signer mon passeport pour Jérusalem en raison de ce qui se passait en Syrie, — que le prédicateur et une grande partie de ses auditeurs avaient été mis en arrestation.

Il serait bien à regretter qu’un zèle inutile et intempestif vînt arrêter chez les musulmans du Caire les progrès d’un esprit de tolérance bien rare à trouver dans d’autres villes d’Afrique et d’Asie. Quel étrange intérieur que celui de cette mosquée d’El-Hazar, avec sa large cour quadrangulaire ouverte au soleil, aux oiseaux du ciel, aux mendians voyageurs qui viennent y dérouler leurs nattes, avec ses neuf cents colonnes de granit et de porphyre qui l’encadrent et ses douze cents lampes qui retombent des voûtes de l’édifice comme des stalactites lumineuses ! Chaque nationalité y occupe une place depuis longtemps désignée. Arrivé en présence de celle où se mettent les Algériens et les Tunisiens, je me figurai que je me trouvais au milieu d’un groupe de Français. Ils ne répondirent que par monosyllabes aux questions que je leur fis. J’ai vu là, absorbés déjà par leur lecture, des enfans d’une grande jeunesse, la figure pâlie, trop sérieux pour leur âge ; à côté d’eux étaient des hommes faits, étudians de la trentième année, superbes de gravité. Quelques-uns avaient le visage tourné vers la muraille nue, décrépite, mais leurs grands yeux noirs perdus dans le vague semblaient suivre comme dans un rêve une vision céleste. Il est de pauvres étudians, — et c’est le plus grand nombre, — qui n’ont d’autre abri que celui que leur donne la mosquée ; ils y vivent et y dorment sur la natte, dans l’espace réservé à leur nationalité. J’ai dit que beaucoup d’entre eux, trop pauvres pour se nourrir, recevaient leurs alimens des directeurs de la mosquée ; mais il y a des limites à ces secours, et, quand ils sont épuisés, les nécessiteux doivent prendre patience jusqu’à ce qu’il se fasse une vacance. En attendant qu’elle vienne, cette vacance, à quelles terribles privations ne sont-ils pas astreints? Allah seul le sait! À ce sujet, M. Yacoub Artim, sous-secrétaire d’état à l’instruction publique, m’a raconté l’anecdote suivante. L’année dernière, trois frères, — des Arméniens, je crois, — Très pauvres, se présentèrent aux portes de la mosquée d’El-Hazar pour y étudier le Coran. Il n’y avait pas une seule place gratuite à leur donner, et leurs ressources en argent et en provisions étaient épuisées. Que faire alors? En attendant qu’un vide se produisît, deux des frères s’astreignirent à un travail manuel, et sur le produit de leur journée, ils prélevèrent le coût d’un internat pour le troisième frère. N’est-ce pas un bel exemple de fraternité? À ce fait isolé ne se borne pas la charité musulmane. La mosquée d’El-Hazar abrite, nourrit et habille trois cents aveugles, qui, après avoir suivi les cours de théologie se dispersent en Asie et en Afrique, se faisant remarquer par une exaltation toute particulière.

Dans la bibliothèque khédiviale de la capitale, les savans ulémas et professeurs de la mosquée d’EI-Hazar trouvent une quantité considérable de documens littéraires musulmans consacrés aux relations religieuses et historiques. Ces ouvrages, si précieux à tant de titres, devraient être conservés comme des joyaux; il n’en est rien pourtant, et sur 34,340 volumes que contient la bibliothèque, 7,090, les plus rares, ne sont pas reliés, et se trouvent ainsi exposés à des dommages qui peuvent être irréparables.

Indépendamment du local qui est insuffisant, et dont l’humidité altère déjà les manuscrits coloriés, il serait désirable que des échanges d’ouvrages littéraires s’établissent entre le Caire, Constantinople, Téhéran et les sociétés savantes d’Europe qui s’occupent d’études orientales. « Si l’érudition arabe est vaste, dit un rapport au khédive, comparée avec les recherches européennes, elle est en arrière de celles-ci par l’esprit historique et la méthode d’investigation critique, comprenant surtout l’induction expérimentale. A ce point de vue, les études arabes ne pourraient retirer que de grands avantages de relations suivies avec les corps savans d’Europe. »

On sait qu’un catalogue scientifique est la base de toutes les recherches. Ce travail de cataloguement à la bibliothèque du Caire a commencé en 1884. Le premier volume raisonné de la section arabe a déjà paru. Ceux de la section théologique arabe et persane sont terminés et seront bientôt publiés. Puis viendront ceux de la section turque, de la section de la jurisprudence arabe, des sciences naturelles, de l’histoire, et de l’examen critique des monumens, dont l’importance et la rareté exigent des soins spéciaux.

Quant à l’exposition des Corans et des autres modèles de paléographie et de calligraphie, la direction de la bibliothèque met sous presse en ce moment un catalogue pour servir de guide aux visiteurs. Il est en arabe et en français, et c’est une idée heureuse dont il faut être reconnaissant à l’administration des wakfs ou des cultes. Cette attention est due peut-être à ce que, dans la liste des livres offerts à la bibliothèque, les dons faits par le ministre de l’instruction publique de France dépassent de beaucoup ceux des autres ministres européens[7]. L’Angleterre a pour tout et en tout donné un volume.

Il me semble que ce serait aux membres influons de l’Institut égyptien qu’il conviendrait d’obtenir pour les manuscrits rares de la bibliothèque du Caire un local en rapport avec leur valeur. Sait-on que cet institut fut fondé il y a une vingtaine d’années par le vice-roi Saïd-Pacha et sur le modèle de l’Institut d’Égypte que Bonaparte avait composé des illustres savans qui l’accompagnaient ?

Quelle ne serait pas la douleur de ces hommes d’élite s’ils avaient pu voir, comme on le voit aujourd’hui, des soldats anglais monter la garde à l’ombre des pyramides, et des régimens anglais manœuvrer dans la plaine d’Héliopolis, aux lieux mêmes où Kléber combattit l’armée arabe ! Dans la liste des présidens de l’Institut égyptien figurent Mariette, M. Maspero, qui l’a remplacé dans la direction du musée de Boulaq, et M. Grébaut, le successeur de M. Maspero. Le président actuel est M. Schweinfurt, le botaniste auquel la Société de géographie de Paris a décerné une grande médaille d’honneur pour son exploration dans le centre de l’Afrique.

L’Institut égyptien, dont le siège est à Alexandrie, a tenu dans ces dernières années des séances d’un grand intérêt au point de vue de l’égyptologie. Comme à Paris, toutes les sciences y sont représentées. À la fin de 1887, M. Coignard y a fait une lecture fort intéressante sur un sujet qui, chaque année, est d’une douloureuse actualité. Elle traitait d’une épidémie appelée la fièvre dengue. C’est une fièvre légère, accompagnée de douleurs dans les articulations, et qui disparaît en quarante-huit ou soixante-douze heures en la combattant avec du sulfate de quinine et de l’antipyrine, la panacée en vogue, mais en laissant le malade, pendant plusieurs semaines, dans un état de fatigue et parfois de prostration. La violence de l’épidémie est toujours en rapport avec l’inondation du Nil, et, à la fin de l’année 1887, si la dengue a frappé les quatre cinquièmes de la population du Caire, c’est parce que la crue du fleuve a été plus forte que d’habitude. Avec le retrait des eaux, la fièvre disparaît et sans jamais faire de victimes.

Ce n’est point non plus sortir de mon sujet de dire que c’est une erreur de croire que le climat d’Égypte est bon aux phtisiques. Le savant professeur, docteur L. Landouzy, chargé l’année dernière d’une mission en Égypte, la combat énergiquement. Au Caire, le septième de la mortalité est dû à des maladies de poitrine, et dans les hôpitaux militaires, un tiers de la mortalité est causé par la tuberculose. On y constate d’effroyables écarts du baromètre. Il m’y est arrivé, l’hiver dernier, d’avoir eu très chaud dans la journée et de grelotter le soir aux Pyramides. Je crois que c’est Bossuet qui a propagé l’erreur qu’il est charitable de combattre. N’a-t-il pas écrit : « La température toujours uniforme de l’Égypte y fait les esprits solides et constans… » Le climat s’est-il donc modifié ? Je suis presque porté à le supposer en me souvenant de l’onglée dont je souffris par une belle matinée de mars sur le pont d’une dahabieh.

M. Yacoub Artim, qui s’intéresse infiniment aux choses du passé, et chez lequel j’ai vu une très curieuse collection d’armoiries sarrasines remontant aux croisades, m’avait conseillé de ne pas quitter le Caire sans aller visiter la mosquée d’El-Hakam, destinée à recevoir, comme le musée de Cluny, les reliques de l’art sarrasin. La mosquée est une relique plus en ruine que les objets anciens qu’elle abrite, très en rapport avec sa destination, et justifiant bien la présence des corbeaux qui, par milliers, ont élu domicile dans ses murailles lézardées et qui troublent l’air de leurs croassemens sinistres.

Après le musée de Boulaq, qu’une crue du Nil menace d’emporter si elle est un jour par trop impétueuse, c’est la mosquée d’El-Hakam qui intéressera le plus les voyageurs et les antiquaires ; ils y trouveront des merveilles en boiseries, faïences, ferrures aux délicates arabesques, armes des meilleurs temps de Saladin, et des lampes de mosquée en vieux cuivre aussi finement travaillées que de la dentelle.

Jusqu’à présent, les Anglais n’ont pas trop contrecarré les études auxquelles se livrent les égyptologues français avec la foi et l’ardeur qui les caractérisent. D’illustres sa vans ont ouvert la voie à nos compatriotes, et ils la suivent, soutenus par l’espoir de nouvelles découvertes, luttant contre le vandalisme des uns, l’indifférence des autres, acceptant l’interdiction des fouilles en dehors de certaines limites, lorsqu’il est avéré que la population indigène de la Haute-Égypte pille effrontément les nécropoles. En dehors de diverses missions individuelles et temporaires, il y eut, l’été dernier en Égypte, quatre services à l’œuvre : la direction égyptienne de Boulaq, la mission permanente de France, l’Exploration fund, et la Société de la nécropole de Hawara dans l’oasis du Fayoum.

M. Grébaut, successeur de M. Maspero, avec une activité que le climat ne peut modérer, a fait pratiquer des fouilles presque simultanément à Thèbes, à la pyramide de Khéops et sur divers points des environs de Gizeh, Sur la rive droite du Nil, à Thèbes, ou plutôt à Louqsor, à quelques pas de l’hôtel où descendent les touristes, les travaux sont en pleine activité, et c’est un spectacle plein d’attrait que celui de voir les fellahs et les fellahines de ce site pittoresque enlevant à la main et transportant dans des couffes de paille la couche de terre noire, mais poudreuse comme de la pouzzolane, qui recouvre la grande cité des Ramessides. Il en est de même à Memphis. Et, de cette poussière entassée par les siècles, laquelle est, m’assure-t-on, un engrais excellent, se dégagent lentement des colonnes, des terrasses et des murailles. Sur la rive gauche, dans ce que les égyptologues appellent la région de la Mort, à Deir-el-Bahari comme à Médinet-Tabou, l’intérêt n’est pas moindre. Là aussi émergent des portiques, des pylônes, des murs aux blanches parois, sur lesquelles sont peintes ou gravées les grandes actions des Ramsès.

C’est M. Bouriaut qui s’est consacré tout entier à leur étude, et l’on peut être certain qu’il sera à la hauteur de sa mission. Lorsque j’eus l’honneur de lui être présenté au Caire, il étudiait patiemment l’arabe, sachant qu’il serait récompensé de ce labeur par le plaisir de lire couramment et à bref délai quelque manuscrit poudreux de la grande époque sarrasine.

La plus imposante des pyramides de Gizeh n’a rien à nous apprendre, puisque l’on sait qu’elle était un tombeau, que l’on connaît les carrières d’où étaient extraits les grands blocs de pierre qui la formèrent, et jusqu’à la chaussée qui, du Nil au désert, servit à les transporter jusqu’à leur destination. M. Grébaut n’en a pas moins fait pratiquer des fouilles à sa base; il y a trouvé quelques précieux et larges spécimens du calcaire poli comme une glace, enduit de couleur rouge, qui servait de revêtement, du faîte jusqu’aux assises, à l’immense monument. Quels travaux gigantesques, quels soins pour conserver intact, pendant de longs siècles, ce mausolée d’un monarque d’Afrique, tombeau de géant qui ne sut même pas garder la royale petite momie qui lui fut confiée !


XVII. — CONCLUSION.

Il ne reste que bien peu de chose à dire pour compléter cette étude. Après les faits dévoilés par la commission d’enquête et les réformes qui en furent le résultat ; après les élucubrations imitées de Télémaque par lord Dufferin, les aspirations mort-nées du parti national, et beaucoup d’autres projets de réorganisation qui ne sont pas sans analogie avec la toile de Pénélope, voici ce qui s’est maintenu : au sommet, un khédive. Ce prince ne devrait être censuré, le cas échéant, que par la Sublime-Porte, mais, de fait, ses actes sont journellement contrôlés par l’agent diplomatique de la Grande-Bretagne au Caire. Aussitôt après l’altesse khédiviale, huit ministres, Égyptiens, Turcs ou Arméniens, responsables devant le souverain et pouvant, autant qu’il lui plaît, être révoqués par lui ; un conseiller financier. Anglais, le véritable ministre des finances ; trois sous-secrétaires d’état ; une assemblée de 80 membres, composée des 8 ministres, de 26 dits du conseil législatif et de 46 délégués provinciaux ; un conseil législatif avec 28 conseillers, dont 12 sont nommés par le khédive sur la proposition des ministres et 16 élus par les conseils provinciaux ; un conseil provincial fonctionnant dans chacune des provinces d’Égypte et composé de quatre ou huit personnes, selon l’importance de la région, et enfin, dans chaque village, des conseils municipaux nommés à l’élection.

L’autonomie rêvée par Arabi, tant souhaitée par les pachas Chérif, Riaz et Nubar, semble s’être réalisée après avoir lu ce qui précède, mais il n’y a là qu’un mirage encore. Ce mirage s’évanouit devant les grandes administrations dont je donne ici la composition hétérogène, composition obligée, car il n’y a pas en Égypte assez d’hommes de valeur pour se substituer aux fonctionnaires européens qui les dirigent. Elles sont aux nombre de quatre : 1° caisse de la dette publique, dont j’ai fait connaître les attributions importantes, et qui est composée de six commissaires européens, représentant la France, la Russie, l’Italie, l’Autriche, l’Angleterre et l’Allemagne ; 2° chemins de fer, postes et télégraphes, port d’Alexandrie ; ces diverses branches de l’administration sont dirigées par un Français, un indigène et un Anglais. C’est notre compatriote, M. Timmerman, qui est à la tête des chemins de fer, et on ferait un volume des avanies qui lui sont faites pour l’obliger à abandonner ses fonctions ; 3° les domaines du khédive, des princes et des princesses, administrés par un Français, un Anglais et un indigène ; 4° l’administration de la dairah-sanich ou domaine de l’état, dirigée par M. Bouteron, un indigène et un Anglais.

Il est d’autres services qui, quoique secondaires, n’en ont pas moins une grande importance, et la preuve en est dans le cupide empressement que nos voisins d’outre-Manche ont mis à s’en emparer lorsque aussitôt après Tel-el-Kebir, l’Égypte était à leur merci. Anglais est le directeur-général des douanes; Anglais, le directeur des paquebots-poste; Anglais, l’administrateur des ports et des phares d’Égypte; Anglais, le chef du service militaire ; Anglais, le chef de la police ; Anglais, enfin, est le commandant en chef de l’armée égyptienne et la totalité des officiers supérieurs. Si son excellence Riaz-Pacha n’y met bon ordre, l’Égypte ne sera bientôt plus qu’une colonie anglaise, et son altesse Tewfik Ier un roi de Lahore quelconque.

Il est peut-être une raison qui fait que sir E. Baring, MM. Edgar Vincent et Moncrief, ce dernier directeur du service d’irrigation, se hâtent d’éloigner nos compatriotes des fonctions qu’ils occupent pour y mettre leurs créatures. C’est que, malgré tout l’ardent désir qu’a la Grande-Bretagne de se maintenir en Égypte, l’heure sonnera bientôt, heure inéluctable, où il lui faudra retirer ses troupes. Et, en effet, pour justifier aux yeux de l’Europe un protectorat arbitraire et par trop prolongé, l’Angleterre s’était retranchée jusqu’ici derrière la nécessité de préserver le canal de Suez contre toute atteinte des révolutionnaires de l’école d’Arabi. Ses intérêts aux Indes-Orientales lui en faisaient une loi, prétendait-elle, comme s’il n’en était pas de même pour l’Espagne aux Philippines, la Hollande à Batavia, pour l’Allemagne à Zanzibar, l’Italie à Massaouah et la France au Tonkin ! Aujourd’hui que la neutralité du canal vient d’être garantie par toutes les puissances, — grâce aux efforts d’une diplomatie dont à Constantinople il a bien fallu reconnaître la droiture et le désintéressement, — un plus long séjour des régimens sur les bords du Nil serait impossible à justifier. L’Angleterre, plus que n’importe quelle nation, est même tenue de faire oublier que c’est elle qui, la première, à la suite de l’insurrection d’Arabi, à violé une neutralité tacitement observée par tous. Qu’elle se hâte de rendre l’Égypte à ses maîtres, pour ne pas justifier les propos de Gordon et de ceux qui prétendent que les traités auxquels elle met sa signature n’offrent pas toutes les garanties désirables.

Qu’aurait à faire son altesse le khédive après la libération du territoire ? Un manifeste solennel déclarant qu’elle place l’Égypte, désormais pays neutre, sous la protection de l’Europe unie, mais en reconnaissant à des mandataires choisis avec le plus grand soin par celle-ci un droit de surveillance et de direction dans les affaires financières. Cette surveillance et cette direction, motivées par une grande dette publique antérieure à son avènement, cesseraient le jour même où le pays, débarrassé de ses plus grosses créances, serait assez fort, assez libre de ses mouvemens pour se gouverner lui-même. Et que faudrait-il pour obtenir ce résultat? Un ministre des finances économe et intelligent; un dispensateur des eaux du Nil qui ne confondît pas ce fleuve avec le Gange ; une armée aussi réduite que possible; une police très forte, habilement organisée ; des cheiks responsables des vols ou des crimes qui se commettraient dans leurs juridictions, enfin une Égypte n’ayant qu’une seule pensée, un seul but : faire rendre à son sol merveilleusement fécond les produits d’une culture bien comprise et intelligemment exploitée.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1888, 1er et 15 janvier 1889.
  2. Et cependant sir E. Baring écrivait du Caire au major-général E. Gordon : « Soyez assuré que, dans la tâche difficile que vous avez assumée, la coopération et l’assistance des autorités anglaises et égyptiennes ne vous feront jamais défaut. »
  3. De l’organisation judiciaire en Égypte, par M. Gaston Privat. Paris, 1887; Journal du droit international.
  4. Voici le chiffre des affaires jugées en 1887 dans la Basse-Égypte aux tribunaux indigènes du Caire, Alexandrie, Tantats, Bentra et Mansourah : Délits, 7,629; crimes, 611. — La cour d’appel a dû connaître de 1,401 délits et 268 crimes. — Dans la Haute-Égypte, aux tribunaux indigènes de Beni-Souf, Assiout et Keneh, ont été jugés 1,670 crimes et délits. La cour de cassation a du se prononcer sur 116 pourvois en matières criminelles.
  5. Le ministère de la justice est Inscrit au budget de 1888 pour la somme de 8,316,000 francs.
  6. Au point de vue de la nationalité et de la religion, les élèves normaliens se divisaient ainsi en 1888 : ¬¬¬
    NATIONALITÉS RELIGIONS
    Égyptiens 212 Musulmans 233
    Français 4 Catholiques. 6
    Turcs 80 Coptes 60
    Syriens 1 Grecs orthodoxes 1
    Arméniens 6 Arméniens 5
    Italiens 2 Juifs 5
    Autrichiens. 1
    Mangrabins 4
    Total 310 Total 310
  7. Désignation des ouvrages dont se compose la bibliothèque : ¬¬¬
    Arabes 19,889 volumes.
    Turcs 1,745 —
    Persans 535 —
    Européens 11,365 —
    Indiens 1 —