L’Égypte et le canal de Suez/Jonction des deux mers/04

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iv. — Inauguration du canal maritime.

Voici venue la dernière période de la lutte : le canal maritime destiné à relier la mer Rouge à la Méditerranée est entièrement creusé ; l’eau y a pris son niveau définitif, un bosphore créé de mains d’hommes est ouvert aux plus grands navires de toutes les nations du globe.

Il ne reste plus qu’à inaugurer avec éclat cet admirable triomphe de la volonté, de la science et du travail. Et pour rendre hommage à l’homme qui a suscité cette grande œuvre, aux princes qui l’ont comprise et protégée, à l’année de vaillants combattants qui l’a réalisée, ce n’est pas trop que de convier les représentants de l’Europe entière !

Les invités du Khédive étaient, donc nombreux et choisis parmi l’élite de la société contemporaine. Les sciences, les arts, les lettres y étaient dignement représentés, et la terre des Pharaons pouvait à bon droit s’enorgueillir, en voyant ces mandataires de la civilisation moderne accourus de tous les points de l’Occident, pour assister au réveil de son antique gloire.

La généreuse hospitalité du Khédive avait préparé à ses invités une réception réellement princière. Impossible d’imaginer un accueil plus gracieux, plus attentif ; impossible de mieux respecter la liberté de ses hôtes tout en veillant sans cesse sur leur bien-être et en devançant tous leurs désirs. Depuis leurs premiers pas sur le sol égyptien jusqu’à l’instant de leur départ, rien de ce qui touchait à leurs commodités et même à leurs plaisirs n’a été négligé. Dans tous les pays de l’Europe on parlera longtemps des prévenances délicates et de la somptueuse magnificence des princes et des peuples de l’Orient, naguère encore si hostiles à tout ce qui portait le nom chrétien[1].

Mais arrivons sans plus tarder au jour fixé pour les fêtes de l’inauguration et cédons la plume à un des témoins oculaires.

Ismaïlia, 18 novembre 1869.

« Hier, suivant le programme, tous les bâtiments qui devaient figurer dans la fête d inauguration se sont mis en marche et sont entrés l’un après l’autre dans le canal.

« L’Aigle portant l’impératrice Eugénie, les yachts de l’empereur d’Autriche, du prince de Prusse et des autres souverains ouvraient la marche.

« Le Péluse venait à leur suite, et après lui les autres navires au nombre total de trente, formant trois divisions. C’était un spectacle imposant de voir cette escadre filer dans un ordre parfait, par le plus beau temps du monde et sous un ciel splendide.

» « On ne saurait imaginer la joie, la confiance, l’enthousiasme qui éclataient de toutes parts ; on se félicitait, on se serrait les mains, des vivats et des hourrahs frénétiques retentissaient jusqu’au fond du désert. M. de Lesseps était à bord de L’Aigle et ses deux fils à bord du yacht de l’empereur d’Autriche… »

Le défilé dans le canal a duré deux jours.

Le matin du second jour l’Aigle faisait son entrée à dix heures du matin dans le magnifique port de Suez, au bruit de l’artillerie et aux acclamations de la foule. L’escadre tout entière est venue se ranger à sa suite…

L’impératrice reçue à Suez avec l’enthousiasme, que sa présence a excitée partout, a donné là, comme dans toutes les villes de l’Orient, où elle a fait admirer en elle le charme de la charité chrétienne, sa première pensée à ceux qui souffrent : sa première visite a été pour l’hôpital où sa présence est venue, comme un rayon de soleil, consoler et encourager les pauvres malades.

Constatons ici avec tous les témoins, des fêtes dont nous cherchons à esquisser rapidement l’ensemble. — Constatons qu’au milieu de ce concours de toutes les nations du monde civilisé et en présence d’un des plus imposants spectacles qu’il puisse être donné aux hommes de contempler ; l’impératrice Eugénie a été pour nous, Européens, aussi bien qu’indigènes, l’objet d’un intérét particulier. On se redisait les services qu’elle a rendus à l’œuvre du canal, et l’appui énergique qu’elle a su donner a M. de Lesseps, au moment où le gouvernement français lui-même semblait indécis. Sa présence à cette fête paraissait toute naturelle à ceux qui sont au courant des vicissitudes qu’a subies l’entreprise, et c’est avec l’effusion d’une vive et profonde reconnaissance qu’elle était partout acclamée… »

Grâce à l’Impératrice l’art français était présent non seulement par ses représentants, mais par ses œuvres mêmes à cette belle fête, et il y était pour se faire l’organe d’un sentiment tout patriotique : la reconnaissance et l’admiration de la France pour celui qui a attaché l’impérissable mémoire de notre génie national au percement de l’isthme de Suez et en a fait une oeuvre française.

Par une délicate attention, l’Impératrice avait commandé d’avance et fait exécuter presque en secret un magnifique vase d’orfèvrerie qu’elle a offert elle-même à M. de Lesseps, comme souvenir du moment où s’est définitivement réalisée l’œuvre immense due à son initiative.

Rien de plus beau n’était encore sorti des ateliers des deux habiles artistes[2] choisis par l’Impèratrice pour exécuter cette coupe. C’est un œuvre parfaite qui, défiant toute concurrence étrangère, suffirait à elle seule pour établir la supériorité de la France sur toutes les autres nations modernes dans l’art de l’orfèvrerie[3].

Mais « l’Égypte, elle aussi, a excellé dans le travail des métaux précieux, — il y de cela quelque chose comme trois à quatre mille ans. — À son tour aujourd’hui la terre des Pharaons a pu saluer l’art français dans toute sa splendeur. »

La religion enfin n’est pas demeurée muette en cette grande solennité. Elle a été la première à célébrer le succès de l’entreprise dont elle avait béni les débuts et accompagné la marche ; elle a emprunté en cette occasion la voix éloquente et sympathique de Monseigneur Bauër, l’éminent orateur de Notre-Dame et des Tuileries. [4]

FIN.
  1. La renaissance commencée par la France et continuée d’une façon si glorieuse par Méhémet-Ali et ses successeurs est — ainsi que le fait observer un des invités du khédive — trop manifeste pour ne pas frapper les yeux les moins disposés à voir. Ceci explique pourquoi le vice-roi a multiplié ses invitations et convié l’Europe à venir en Égypte. Si forte qu’ait pu être la dépense, le pays a trop à gagner à ce qu’on le connaisse, pour que l’argent que quelques-uns prétendent avoir été jeté par les fenêtres, ne se trouve pas plus tard avoir été un bon placement…
  2. MM. Fannières frères.
  3. La donnée de cette coupe est toute allégorique. Au vase lui-même les artistes ont attribué la forme d’une nef antique. Deux figures sont assises à la poupe, elles symbolisent la science et l’industrie, ces deux puissances toutes modernes dont les efforts réunis devaient seuls rendre possible la réalisation d’une œuvre vraiment gigantesque.

    Derrière elles, debout au gouvernail, tenant un flambeau à la main, surgit la rayonnante figure de la civilisation moderne.

    À l’avant, couchée sur la poupe s’élance la renommée embouchant sa trompette sonore et se rattachant à un trophée du plus beau style que surmonte la couronne impériale.

    Enfin sur les flancs de la nef se déroulent deux petits bas-reliefs d’une finesse extrême représentant d’un côté les travaux du percement de l’isthme, de l’autre le moment où se rencontrent les flots des deux mers.

  4. Au moment où nous écrivons ces lignes, Monseigneur Bauër qui, au lieu de rentrer en France après l’inauguration du canal, était reparti de Suez pour le Caire avec l’intention de visiter la Haute-Égypte à la tête d’une nouvelle troupe d’excursionnistes vient de parcourir en pèlerin les solitudes de la Thébaïde célébrant les saints mystères sur les autels depuis si longtemps abandonnés où les célébrèrent les grands anachorètes de l’Égypte, et réveillant, après des siècles de silence, les échos de leurs solitudes, aux accents bénis de la liturgie catholique.