L’Égypte et le canal de Suez/L’Égypte/Ancienne/01

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PREMIÈRE PARTIE
L’ÉGYPTE

i
L’Égypte ancienne

i. — Les Pharaons

« L’Égypte a été le berceau de la civilisation, ou plutôt elle s’était civilisée longtemps avant que la plupart des autres peuples eussent même apparu sur la scène du monde. Les prodigieux monuments qui en couvrent le sol et qui gardent encore en partie le secret qui leur a été confié dans des temps ignorés de l’histoire, attestent du moins d’une manière incontestable que l’Égypte a été glorieuse et puissante à une époque où l’Europe n’était pas née. » Ses premiers habitants lui vinrent de l’Éthiopie et elle fut d’abord gouvernée par les dieux du premier, du second et du troisième ordre, c’est-à-dire par les prêtres de ces fausses divinités.

C’est dans cette période que lurent bâties les villes célèbres de Thèbes, de This et d’Éléphantine. Dès lors étaient déjà connus et pratiqués en Égypte les arts précieux de l’écriture, de la musique et de l’astronomie ; l’agriculture y était en honneur et les cérémonies religieuses y étaient entourées d’une grande pompe. Tout en un mot indiquait un peuple avancé déjà dans les voies de la civilisation.

Menés ou Misraïm substitua le pouvoir royal à ce gouvernement théocratique et fut le fondateur de la première des vingt-six dynasties qui devaient gouverner l’Égypte, dont la configuration et l’étendue étaient loin du reste d’être alors ce que nous la voyons aujourd’hui. Le Nil et la mer couvraient de leurs eaux le sol presque en entier, sauf dans la Thébaïde (ou Haute-Égypte) c’était la seule partie du pays qui nous occupe, qui fût habitée.

Menés, le premier, entreprit de disputer le sol aux eaux du fleuve. Il en détourna le cours et dessécha un vaste emplacement où il jeta les fondements de Memphis.

On ne saurait préciser la date de cet événement ; mais il est certain qu’il précéda de plusieurs siècles la fondation de Babylone et de Ninive.

Une longue suite de rois se succédèrent sur le trône de Memphis, ajoutant chacun à la grandeur et à la prospérité de la monarchie.

La Basse-Égypte conquise degré par degré et grâce aux travaux des princes, imitateurs et continuateurs de Menès, le disputa bientôt à la Haute-Égypte eu richesse et en monuments. Diospolis et Tanis y acquirent une grande célébrité.

C’est là que les cois de la dix-septième dynastie, dits rois pasteurs, (hyksos) établirent le siège de leur puissance.

Sous le régne du quatrième des princes de cette dynastie, Joseph, fils de Jacob, fut amené en Égypte : on sait comment, monté du rang d’esclave à la dignité de premier ministre, il mérita le titre de sauveur de l’Égypte.

On sait aussi comment il établit dans la terre de Gessen son père et ses frères qui y furent la souche du peuple de Dieu.

Cependant les rois ou Pharaons de la Thébaïde étant parvenus à chasser les Pharaons-Pasteurs de la Moyenne et de la Basse-Égypte, reconstituèrent à leur profit, une monarchie unique.

Sous cette dix-huitième dynastie, l’Égypte devait monter à l’apogée de la puissance, de la gloire et de la richesse.

Ecoutons sur cette brillante période, ce que rapporte le savant égyptologue Champollion : « Alors, dit-il, existaient des communications suivies et régulières entre l’empire égyptien et celui de l’Inde. Le commerce avait une grande activité entre ces deux puissances, et les découvertes qu’on fait journellement dans les tombeaux de Thèbes, de toiles de fabrique indienne, de meubles en bois de l’Inde et de pierres dures taillées venant certainement de l’Inde, ne laissent aucune espèce de doute sur le commerce que l’antique Égypte entretenait avec l’Inde, à une époque où tous les peuples européens et une grande partie des Asiatiques était encore tout-à-fait barbare. Il est impossible d’ailleurs d’expliquer le nombre et la magnificence des anciens monuments d’Égypte, sans trouver dans l’antique prospérité commerciale de ce pays la principale source des immenses richesses dépensées pour les produire. Ainsi, il est, bien démontré que Memphis et Thèbes furent le premier centre du commerce, avant que Babylone, Tyr, Sidon, Alexandrie, Tadmor (Palmyre) et Bagdad, villes toutes du voisinage de l’Égypte, héritassent successivement de ce bel et important privilège.

« Quant à l’état intérieur de l’Égypte à cette grande époque, tout prouve que la politique, les arts et les sciences y étaient portés à un très-haut degré d’avancement.

« Le pays était partagé en trente-six provinces ou gouvernements administrés par des fonetionnaires de divers degrés, d’après un code complet de lois écrites.

« La population s’élevait, en totalité, à cinq millions au moins, et sept au plus. Une partie de cette population spécialement vouée à l’étude des sciences et aux progrès des arts, était chargée en outre des cérémonies du culte, de l’administration de la justice, de l’établissement et de la levée des impôts, invariablement fixés d’après la nature et l’étendue de chaque portion de propriété mesurée d’avance, et de toutes les branches de l’administration civile. C’était la partie instruite et, savante de la nation : on l’appelait la classe sacerdotale. Les principales fonctions de cette caste étaient exercées ou au moins dirigées par des membres de la famille royale.

« Une autre partie de la nation égyptienne était spécialement destinée à veiller au repos intérieur et à la défense extérieure du pays. C’est dans ces familles nombreuses, dotées et entretenues aux frais de l’État et qui formaient la caste militaire, que s’opéraient les conscriptions et les levées de soldats. Elles entretenaient régulièrement l’armée égyptienne sur le pied de cent quatre-vingt mille hommes. La première, mais la plus petite division de cette armée était exercée à combattre sur des chars à deux chevaux ; c’était la cavalerie de l’époque, la cavalerie proprement dite n’existait pas alors en Égypte. Le reste formait des corps de fantassins de différentes armes, savoir : les soldats de ligne, armés d’une cuirasse, d’un bouclier, d’un lance et d’une épée, et les troupes légères, les archers, les frondeurs et les corps armés de haches ou de faulx de bataille. Les troupes exercées à des manœuvres régulières, marchaient et se mouvaient en ligne, par légions et par compagnies. Leurs évolutions s’exécutaient au son du tambour et de la trompette.

« Le roi déléguait, pour l’ordinaire le commandement des différents corps à des princes de sa famille.

« La troisième classe de la population formait la caste agricole. Ses membres donnaient tous leurs soins à la culture des terres, soit comme propriétaires, soit comme fermiers. Les produits leur appartenaient en propre ; on prélevait seulement une portion destinée à l’entretien du roi et à l’entretien des castes sacerdotale et militaire ; cela formait le principal et le plus certain des revenus de l’État.

« D’après les anciens historiens, on doit évaluer le revenu annuel des Pharaons, y compris les tributs payés par les nations étrangères, de 6 à 700 millions au moins de notre monnaie.

« Les artisans, les ouvriers de toute espèce et les marchands composaient la quatrième classe de la nation : c’était la caste industrielle, soumise à un impôt proportionnel, et contribuant ainsi par ses travaux à la richesse et aux charges de l’État.

« Les travaux de cette caste élevèrent l’Égypte à son plus haut point de prospérité. Tous les genres d’industrie furent, en effet, pratiqués par les anriens Égyptiens, et leur commerce avec les autres nations plus ou moins avancées qui formaient le monde civilisé de cette époque, avait pris un grand développement.

« L’Égypte faisait alors du superflu de ses produits en grains un commerce régulier et fort étendu. Elle tirait de grands profits de ses bestiaux et de ses chevaux. Elle fournissait le monde de ses toiles de lin et de ses tissus de coton égalant en perfection et en finesse tout ce que l’industrie de l’Inde et de l’Europe exécute aujourd’hui de plus parfait. Les métaux, dont l’Égypte ne renferme aucune mine, mais qu’elle tirait des pays tributaires ou d’échanges avantageux avec les nations indépendantes, sortaient de ses ateliers, travaillés sous diverses formes et changés soit en armes, en instruments, en ustensiles ; soit en objets de luxe et de parure recherchés à l’envi par tous les peuples voisins. Elle exportait annuellement une masse considérable de poteries de tout genre, ainsi que les innombrables produits de ses ateliers de verrerie et d’émaillerie, arts que les Égyptiens avaient portés au plus haut point de perfection. Elle approvisionnait enfin les nations voisines de papyrus ou papier formé des pellicules intérieures d’une plante qui a cessé depuis quelques siècles d’exister en Égypte. Les anciens Arabes nommaient cette plante berd, elle croissait principalement dans les endroits marécageux, et sa culture était une source de richesses pour ceux qui habitaient les rives des anciens lacs de Bourlos et de Menzaleh ou Tanis.

« Les Égyptiens n’avaient point un système monétaire semblable au nôtre. Ils avaient pour le petit commerce intérieur une monnaie de convention, mais pour les transactions considérables, ils payaient en anneaux d’or pur d’un certain poids et d’un certain diamètre, ou en anneaux d’argent d’un titre et d’un poids également fixes.

« Quant à l’état de la marine à cette époque reculée, plusieurs notions essentielles nous manquent encore. Nous savons cependant que l’Égypte avait une marine militaire composée de grandes galères marchant à la fois à la rame et à la voile ; on doit présumer que la marine marchande avait pris un certain essor, quoi qu’il soit à peu près certain que le commerce et la navigation de long cours étaient faits, en qualité de courtiers, par un petit peuple tributaire de l’Égypte et dont les principales villes furent Sour, Saïde, Beyrouth et Acre.

« Le bien-être intérieur de l’Égypte était fondé sur le vaste développement de son agriculture et de son industrie. On découvre à chaque instant dans les tombeaux de Thèbes et de Sakkarah des objets d’un travail perfectionné démontrant que ce peuple connaissait toutes les aisances de la vie et toutes les jouissances du luxe. Aucune nation ancienne ou moderne n’a porté plus loin que les vieux Égyptiens la grandeur et la somptuosité des édifices, le goût et la recherche dans les meubles, les ustensiles, le costume et la décoration.

« Telle fut l’Égypte à sa plus haute période de splendeur connue. Cette prospérité date de l’époque des derniers rois de la dix-huitième dynastie, à laquelle appartient Rhamsès-le-grand ou Sésostris. Les sages et nombreuses institutions de ce souverain, terrible à ses ennemis, doux et modéré à ses sujets, en assurèrent la durée.

« Ses successeurs jouirent en paix du fruit de ses travaux et conservèrent en grande partie ses conquêtes. Le quatrième d’entre eux, nommé Rhamsès-Meiamoum, prince guerrier et ambitieux, les étendit encore davantage ; son règne entier fut une suite d’entreprises heureuses contre les nations les plus puissantes de l’Asie. Ce roi bâtit le beau palais de Métinet-Habuo à Thèbes, sur les murailles duquel on voit encore sculptées et peintes toutes les campagnes de ce Pharaon en Asie, les batailles qu’il a livrées sur terre et sur mer, le siège et la prise de plusieurs villes, enfin les cérémonies de son triomphe au retour de ses lointaines expéditions.

« Les Pharaons qui régnèrent après lui, firent jouir l’Égypte d’un long repos. Pendant ce temps d’une tranquillité profonde l’Égypte, tout en laissant s’assoupir l’esprit guerrier et conquérant qui l’avait dominée sous les précédentes dynasties, dut nécessairement perfectionner son régime intérieur et avancer progressivement ses arts et son industrie. Mais sa domination extérieure se rétrécit de siècle en siècle à cause des progrès de la civilisation qui s’étaient effectués dans plusieurs de ces contrées par leur liaison même avec l’Égypte ; celle-ci ne pouvait plus les contenir sous sa dépendance que par un déplacement de forces militaires excessif et hors de toute proportion.

« Un nouveau monde politique s’était en effet formé autour de l’Égypte. Les peuples de la Perse réunis en un seul corps de nation, menaçaient déjà les grands royaumes unis de Ninive et de Babylone ; ceux-ci après avoir dépouillé l’Égypte d’importantes branches de commerce, lui disputaient la possession de la Syrie et se servaient des peuples et des tribus arabes pour inquiéter les frontières de leur ancienne dominatrice. Dans ce conflit les Phéniciens, ces courtiers naturels du commerce des puissances rivales, passaient d’un parti à l’autre, suivant l’intérêt du moment.

« Cette lutte fut longue et soutenue : il ne s’agissait de rien moins que de l’existence commerciale de l’un ou de l’autre de ces puissants empires.

« Les expéditions militaires du Pharaon Chéchonk Ier et celles de son fils, Osorkon Ier, qui parcoururent l’Asie occidentale, maintinrent pendant quelque temps la suprématie de l’Égypte qui eut pu jouir longtemps du fruit de ses victoires, si une invasion des Éthiopiens ou Abyssins n’eut soudain tourné toute son attention du côté du midi. Ses efforts furent inutiles. Sabacon, roi des Éthiopiens, s’empara de la Nubie et passa la dernière cataracte avec une armée grossie de tous les peuples barbares de l’Afrique. L’Égypte succomba, après une lutte dans laquelle périt son Pharaon Boc-Hor, le Bocchoris des Grecs. »[1]

Sabacon, fondateur de la vingt-cinquième dynastie, amena en Égypte, avec la domination étrangère, un temps d’arrêt dans la civilisation et la prospérité de ce pays.

Cinquante ans s’écoulèrent ainsi après lesquels un prêtre nommé Sethos parvint à réveiller dans le cœur du peuple le sentiment du patriotisme. Les barbares furent chassés, et après quelque temps d’incertitude et de division, le roi Psamméticus Ier (de la vingt-sixième dynastie) consolida le pouvoir royal et, pendant un règne de quarante ans, rendit a l’Égypte sa splendeur passée.

Il ouvrit les portes de son empire aux marchands étrangers et en particulier aux Grecs, et il rendit à la navigation égyptienne l’essor qu’avait arrêté la domination barbare.

Néchao, son fils, continua cette heureuse impulsion ; selon Hérodote, il équipa une flotte qui alla reconnaître les côtes de l’Afrique dont elle fît le tour.

L’histoire attribue aussi à ce prince la gloire d’avoir fait reprendre les travaux du canal de communication entre la Méditerranée et la mer Rouge, commencé, dit-on, par Sésostris.

Cependant la caste militaire que Psamméticus avait mécontentée, précipita du trône Néchao et donna le sceptre à Amasis.

La conquête de l’Assyrie par Cyrus, qui survint sur ces entrefaites, en détournant de l’Égypte l’attention du roi de Babylone, permit à Amasis de concentrer toute son attention sur le commerce et la prospérité intérieure de ses états. Son règne de quarante-deux ans fut paisible et heureux : l’industrie, la civilisation, la fortune publique, tout revint à une prospérité inconnue depuis la dernière invasion éthiopienne.

Mais lorsque Babylone fut tombée sous les coups de Cyrus, Amasis jugea que l’antique puissance de l’Égypte qu’il avait eu un instant l’espoir de réédifier allait s’écrouler. Du moins eut-il le bonheur de ne point assister à la ruine de son trône.

Il mourut au moment où les années du grand conquérant de l’Asie s’ébranlaient pour envahir la terre des Pharaons.



  1. Champollion a emprunté les détails de ce brillant tableau aux témoins authentiques de la période même à laquelle il se rapporte. « Ce sont, en effet, les hiéroglyphes interprétés par lui qui ont fourni tous ces renseignements incontestables. » Ajoutons que « les découvertes que chaque jour amène ne font que confirmer ces renseignements. »