L’Égypte et le canal de Suez/L’Égypte/Moderne/02

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i. — MÉHÉMET-ALI.

Le départ des Français laissait en Égypte le champ libre aux Mameluks d’une part et d’autre part aux Turcs et aux Anglais. Un nouveau compétiteur surgit bientôt, dont les talents, l’énergie et surtout la persévérance ne devaient pas tarder à dominer la situation.

Nous avons nommé Méhémet-Ali.

Né en 1769 à la Cavale en Roumélie (Macédoine) Méhémet-Ali se plaisait à faire remarquer que du même âge que Napoléon, il était compatriote d’Alexandre. Ce double hasard de la naissance ne devait pas être le seul rapport qu’il pût revendiquer avec ces deux héros. Lui aussi était destiné à organiser un puissant État et à unir la bravoure du conquérant à la sagesse du législateur.

Coïncidence étrange ! c’est à la France ou plutôt à un agent français en Égypte, à M. Mathieu de Lesseps, père de celui qui, soixante ans plus tard, devait jeter un si grand éclat sur le règne de son fils et de son petit-fils, que Méhémet-Ali dut l’origine de sa haute fortune.

Alors en effet que Méhémet-Ali n’était encore que le chef de quelques centaines d’Albanais, le comte Mathieu de Lesseps envoyé en Égypte comme consul de France, après le traité d’Amiens, fut si frappé du caractère à la fois résolu et politique de ce chef, qu’il écrivit à son gouvernement : « Le bimbachi Méhémet-Ali me semble, parmi tous les chefs du pays, le seul capable de vaincre l’anarchie qui désole et ruine l’Égypte. »

Ce jugement communiqué au comte Sébastiani, alors ambassadeur à Constantinople, dirigea, assure-t-on, le choix du Sultan, qui éleva Méhémet-Ali à la dignité de Pacha d’Égypte.

La lutte s’ouvrit aussitôt entre les Mameluks et le nouveau pacha. Appelés par la milice, les Anglais se présentèrent devant Alexandrie[1], mais ils ne purent débarquer, grâce à l’activité et à l’énergie déployées par Méhémet-Ali.

Les Mameluks ne se tinrent pas pour découragés par ce brillant succès du nouveau vice-roi. Méhémet-Ali ne triompha de leur longue résistance que par la ruine complète de ses ennemis et après plusieurs années de luttes et d’efforts[2], La paix régnait enfin en Égypte et le pacha appliquait toute la puissance de son génie à développer les éléments de prospérité si longtemps étouffés par les exactions d’un despotisme arbitraire et par les déchirements de la guerre civile, lorsque le Sultan l’appela en Arabie pour y défendre la ville sainte de l’islamisme contre les Waabites[3] qui s’en étaient emparés. Méhémet-Ali triompha de ces sectaires et envoya à Constantinople leur chef Abdallah que le Sultan fit décapiter.

De retour en Égypte le pacha reprit son œuvre : Il encouragea l’agriculture, les arts, enrégimenta des nègres et des fellahs, les façonna à la discipline et à la tactique européenne, fit la conquête de la Haute-Nubie, du Sennaar, du Kordofan et de l’Éthiopie jusqu’aux frontières de l’Abyssinie.

Des ordres du Sultan interrompirent cette période de conquête et d’organisation tout à la fois. Les troupes égyptiennes durent aller soumettre les Grecs révoltés. Le canon de Navarin arrêta Ibrahim-Pacha, fils de Méhémet-Ali, dans l’accomplissement de cet ordre, et ce fut un bonheur pour l’Égypte : « L’émancipation de la Grèce ne tarda pas en effet à enrichir Alexandrie par le développement du commerce et de la marine hellénique. »

Sur ces entrefaites cependant surgit entre la Porte et le pacha d’Égypte des motifs de plainte et de rupture.

Le sultan s’était engagé, en récompense des services de Méhémet-Ali en Arabie et en Grèce, à ajouter au pachalik d’Égypte le gouvernement du district d’Acre, mais au moment de remplir sa promesse il craignit sans doute de rendre trop puissant un lieutenant déjà redoutable, et non-seulement il chercha les moyens d’en éluder l’accomplissement, mais encore, à l’occasion de différends survenus entre le pacha d’Acre et Méhémet-Ali, la Porte refusa de faire justice à ce dernier.

Méhémet-Ali vit dans ce fait l’indice d’une défaveur prochaine, et, sans laisser à l’intrigue qui se tramait contre lui, le temps d’éclater, il résolut de se faire justice lui-même.

Six mille déserteurs égyptiens étaient déjà à la solde du pacha d’Acre. Il lui écrivit pour les réclamer, ajoutant brièvement que s’il ne leur faisait repasser immédiatement la frontière « il irait les prendre avec un homme de plus ! »

Le pacha d’Acre n’ayant pas répondu à cette juste réclamation, Méhémet-Ali réalisa sa menace.

Soixante mille hommes sous le commandement d’Ibrahim-Pacha franchirent la frontière de Syrie et allèrent attaquer Saint-Jean d’Acre, après s’être emparé de Gaza et de Jaffa.

La ville fut emportée d’assaut[4] après six mois de siège ; quatorze cents Égyptiens périrent sur la brèche, et la garnison réduite à quatre cents hommes, obtint une capitulation honorable.

Abdallah fut embarqué pour Alexandrie, où Méhémet-Ali le reçut avec les plus grands égards.

À la nouvelle de cet événement la Porte s’émut : une armée turque fut dirigée sur la Syrie en même temps que la flotte des Dardanelles recevait l’ordre de lever l’ancre et de se porter sur les côtes d’Égypte.

Méhémet-Ali, objet de cet armement et déclaré rebelle, continuait de protester de sa soumission à la Porte. Pendant ce temps Ibrahim marchait de victoire en victoire. Les Égyptiens mieux orgasisés, mieux armés, mieux disciplinés que les troupes turques semblaient infatigables et invincibles. La prise de Damas, la bataille de Homs suivie de la prise de la ville du même nom, la prise d’Alep et la bataille du défilé de Beylan-Boghosi anéantirent l’année d’Hussein-Pacha.

Les Égyptiens pouvaient alors tout espérer, tout tenter ; le génie de Méhémet-Ali lui fit comprendre que le parti le plus sage était celui de la modération, et une trêve tacite vint suspendre les hostilités.

L’escadre turque était bloquée par l’escadre égyptienne à Marmorizza ; un ordre du puissant pacha d’Égypte eut été le signal de sa destruction. Mais cet ordre, Méhémet-Ali ne le voulut point donner. « Ceux qui ont vécu alors dans l’intimité de ce prince savent combien était loin de sa pensée l’idée qu’on lui a si gratuitement prêtée, de fonder un empire arabe. Il n’avait d’autre ambition que de créer au midi de l’empire ottoman une force capable de compenser l’affaiblissement graduel des provinces du nord ; d’empêcher ou au moins de retarder une décadence qui déjà paraissait être imminente, de se faire, en un mot, le soutien de son suzerain.

« Aussi à ceux qui le félicitaient du triomphe des Arabes commandés par Ibrahim sur les Turcs :

— Ce sont les officiers plus que les soldats, disait-il, qui gagnent les batailles ; or, les officiers de mon armée sont turcs, comme je le suis moi-même. »

Et il poussait avec activité les négociations avec la Porte. La France s’était portée médiatrice, et le sultan paraissait incliner à un accommodement ; mais la politique anglaise se mit au travers de ces dispositions pacifiques.

Hussein-Pacha, le vaincu de Homs et de Beylan fut remplacé par le grand-visir Reschid-Pacha, et une nouvelle armée de soixante mille hommes fut envoyée en Syrie. Ibrahim-Pacha n’avait avec lui que vingt mille combattants. Les deux armées se rencontrèrent près de la ville de Koniah et le triomphe du fils de Méhémet-Ali fut complet[5].

Ce fut là le dernier épisode de la campagne de Syrie.

L’armée égyptienne n’était qu’à six jours de marche du Bosphore ; toutes les populations se déclaraient pour elle, et il n’y avait plus de troupes turques qui pussent arrêter sa marche. L’occasion eut donc été belle si Méhémet-Ali avait eu l’intention de détrôner le sultan ; mais sa conduite montra bien que telle n’avait jamais été sa pensée : il envoya l’ordre à son fils de s’arrêter et de cesser les hostilités.

Quelques jours plus tard il accédait aux propositions du sultan, déclarées justes par les puissances médiatrices[6]. Par ce traité dit paix de Kutayé, du nom de l’endroit où se trouvaient Ibrahim et son armée au moment où il fut signé[7], Méhémet-Ali se reconnut vassal de la Porte et s’engagea, en gardant la Syrie, à payer exactement la contribution annuelle consentie précédemment par les pachas de cette province.

Méhémet-Ali en se montrant très-exact à exécuter les conditions de ce traité, apporta toute l’activité de son esprit essentiellement organisateur, à créer une administration régulière dans ses nouveaux états.

Peut-être l’autorité militaire qui y resta en permanence, y déploya-t-elle une sévérité trop grande. Toujours est-il que dès le début il se manifesta dans la population syrienne des germes de mécontentement qui ne tardèrent pas à se développer, exploités qu’ils furent bientôt par les adversaires de la puissance égyptienne.

Le gouvernement anglais après avoir fait tous ses efforts pour empêcher la signature du traité de Kutayé, n’avait jamais cessé d’agir sur le sultan pour ramener à rompre avec Méhémet-Ali qui, disait-il à toute occasion : « devait être débusqué du terrain menaçant sur lequel il s’était placé. »

La Porte tint bon pendant sept ans contre tous les conseils et toutes les insinuations ; les menées malveillantes des ennemis du pacha devaient toutefois aboutir. La Syrie vit une fois encore une armée turque arriver sur son territoire pour y être battue par Ibrahim-Pacha[8].

Sur ces entrefaites une armée anglaise débarqua en Syrie et s’empara de Beyrout et de Saint-Jean d’Acre pendant que des agents secrets soulevaient les montagnards du Liban contre l’administration égyptienne.

Ibrahim évacua la Syrie et rentra en Égypte.

De nouvelles négociations auxquelles cette fois prit part l’Angleterre, s’ouvrirent alors entre la France, l’Autriche, la Russie, la Prusse et la Turquie. Ces. négociations n’aboutiront pas tout d’abord ; la France faisait de l’hérédité et de la conservation de l’Égypte dans la famille de Méhémet-Ali la condition fondamentale de tout traité. Les puissances prétendirent décider la question sans le concours de la France, qui déclara qu’elle interviendrait par les armes si l’hérédité n’était pas accordée. Plusieurs rédactions de cette condition furent proposées, mais aucune ne garantissait assez clairement les droits de Méhémet-Ali et de sa famille pour satisfaire le gouvernement français.

La Porte dut enfin accepter cette rédaction claire et formelle : « Quand le gouvernement de l’Égypte sera vacant, il passera du fils aîné au fils aîné, dans la ligne directe masculine des fils et descendants de Méhémet-Ali[9]. »

Toutefois le pachalik de Syrie avait été rétabli, et la puissance extérieure du vice-roi d’Égypte se trouvait ainsi bien diminuée : « Méhémet-Ali comprit que l’Égypte, dont la prospérité était désormais liée à celle de sa famille, devait, dans son propre intérêt et dans l’intérêt commun de l’empire ottoman, concentrer tous ses efforts et toutes ses ressources sur elle-même. Il consacra à cette politique la fin de sa carrière en se montrant le vassal dévoué du sultan, et il la légua à ses successeurs. Les événements de la dernière guerre[10] ont démontré que l’œuvre de Méhémet-Ali était un des principaux éléments de vitalité pour l’empire ottoman. La France a droit de se féliciter d’y avoir contribué. Ni l’Égypte, ni la Turquie ne doivent l’oublier. »

Cependant l’Égypte proprement dite ne formait pas seule l’apanage que le traité de 1841 assurait à la famille du vice-roi sous la souveraineté de la Porte.

Le même hatti-chérif, qui détachait de l’Égypte les provinces conquises par Méhémet-Ali, c’est-à-dire l’Arabie et la Syrie, y joignait de vastes provinces à l’intérieur de l’Afrique : La Nubie, le Kordofan, le Sennaar et les pays situés aux environs du point de jonction du Nil bleu et du Nil blanc avec le fleuve qui féconde l’Égypte

Tel est encore aujourd’hui le territoire sur lequel s’étend l’autorité du khédive.

Ce territoire a été divisé par Méhémet-Ali lui-même en soixante-quatre départements, non compris les provinces du Soudan[11] et les villes du

Caire, de Damiette et de Rosette qui ont une administration à part.

Découragé ou aigri par la lutte qu’il avait eu à soutenir contre l’Angleterre et son influence,

faute et d’organiser sur de larges et solides bases les provinces du Soudan. Méhémet-Ali sembla vouloir rompre avec la civilisation occidentale à laquelle il s’était montré favorable jusqu’alors ; « il laissa tomber une à une les institutions qu’il lui avait empruntées, » et ne s’occupa plus qu’à consolider son gouvernement. Il mourut en 1841. Ibrahim-Pacha avait précédé son père dans la tombe, et aux termes de la loi fixant le mode d’hérédité du pachalik d’Égypte, Abbas-Pacha, fils d’Ibrahim, succéda à son aïeul Méhémet-Ali.

Nous ne nous arrêterons pas sur le règne d’Abbas-Pacha. Ce fut, disent les historiens, un vrai prince de l’ancien Orient ; un despote au cœur trop peu énergique pour avoir fait beaucoup de mal, à l’esprit trop rétrograde pour avoir fait aucun bien.

L’œuvre de Méhémet-Ali resta stationnaire sous le règne de son petit-fils, et si elle ne périt pas, il faut l’attribuer moins encore à la puissante impulsion qu’elle avait reçue qu’à la faiblesse d’Abbas-Pacha qui n’osant point rompre avec les États européens, se vit contraint de subir en une foule de circonstances l’heureuse pression des représentants de ces États.

Sa mort[12] laissa arriver au pouvoir un prince digne de reprendre et de poursuivre les projets de Méhémet-Ali ; ce prince était Mohammed-Saïd.



  1. 1807.
  2. Février 1811.
  3. Secte musulmane.
  4. 27 mai 1832.
  5. 24 décembre 1832.
  6. La France, l’Autriche et la Russie.
  7. 14 mai 1833.
  8. Bataille de Nezib, 1839.
  9. Hatti-chérif donné par le sultan en juin 1841 et accepté et garanti par les cinq grandes puissances de l’Europe.
  10. La guerre de Crimée.
  11. On appelle Soudan les quatre provinces que l’Égypte possède en Nubie et qui sont : le Dongolah, le Berber, le Sennaar et le Kordofan. Les trois premières ont été conquises en 1820 ; la quatrième, quelques années plus tard. Le Soudan est une dépendance extrêmement importante de l’Égypte. Il a plus de quatre-vingt-quatre mille lieues carrées de surface et au moment où les Égyptiens s’en sont emparés il comptait plus de cinq-cent mille habitants. Toutefois et malgré celle importance, les premières expéditions qui y furent envoyées eurent plutôt le caractère de razzias impitoyables que celui d’une conquête à stabiliser. On semblait n’avoir pour but que quelques-unes de ces chasses à l’homme que l’on organise annuellement dans l’intérieur de l’Afrique pour acquérir des esclaves et enrichir les chefs de tribus par le pillage ; aussi aboutirent-elles à la ruine, à la dépopulation du pays, et furent-elles signalées par de sanglants épisodes (*): Il était réservé à Mohammed-Saïd de réparer cette

    (*)Parmi ces épisodes, nous voulons en citer un : la mort d’Ismaïl-Pacha, fils de Méhémet-Ali, et commandant de la première expédition envoyée dans le Soudan.

    « La race de Méhémet-Ali est brave : Ismaïl-Pacha qui d’ailleurs se montrait administrateur inhabile et sans entrailles, eut bientôt conquis les trois provinces de Dongolah, de Berber et de Sennaar. Son père qui l’aimait beaucoup, ne lui avait demandé que deux choses à son départ pour le Soudan : de l’argent et des hommes. Ismaïl-Pacha n’imagina pas qu’il eut d’autres devoirs à remplir que d’exécuter ces ordres.

    « Des familles entières furent enlevées et conduites à Syène, où Méhémet-Ali formait alors (1820) le noyau d’une armée qu’on disciplinait à l’européenne. Ce fut d’ailleurs un trait de génie du réformateur de l’Égypte d’aller chercher dans l’intérieur de l’Afrique des soldats obéissants et exempts de préjugés pour remplacer une soldatesque fanatique. Mais que de misères individuelles causent souvent l’exécution des plus grands et des plus beaux desseins !…

    … L’esprit de révolte se propagea dans le Soudan. La contrée n’avait pas encore été assez foulée pour que toute énergie fût éteinte parmi ses populations. Leur douceur et leur soumission naturelle tirent place à l’exaspération et au désir de la vengeance. Elles résolurent de se délivrer par un coup d’éclat, d’une tyrannie devenue insupportable.

    « Le complot, qui fut celui de tout un peuple, resta secret, et Ismaïl-Pacha confiant dans sa force et sa supériorité, ne soupçonna même pas l’orage qui allait bientôt fondre sur sa tête.

    « Il poursuivit sans relâche son système d’exactions, et ne prit aucune précaution contre une race qu’il méprisait ; aussi favorisa-t-il par cette insouciance le succès de la conspiration.

    « Un jour, il partit avec une assez faible escorte pour aller, à quelques journées au sud de Sennaar, lever des contributions dans un district déjà ruiné par le payement d’impôts antérieurs. À peine y eût-il assis son camp qu’il fit venir les chefs du pays et leur intima l’ordre de lui fournir dans un très-court délai, mille mesures de blé, mille charges de bois, mille chameaux, mille chevaux et d’autres produits calculés par mille, sans égard pour la nature ou l’étendue des ressources de la population.

    « Les habitants, l’eussent-ils voulu, n’auraient pas pu sans doute exécuter strictement cet ordre peu raisonnable. Ils prirent donc conseil d’une situation véritablement désespérée.

    « Le soir de ce jour, Ismaïl-Pacha se trouvait dans sa tente avec les officiers qui l’avaient accompagné, lorsque les habitants furent aperçus venant à la file déposer au- tour de la tente du bois dont ils formèrent un bûcher circulaire à quelque distance. Ismaïl sortit et questionna un chef qui répondit :

    « — C’est une partie du tribut de la contrée et comme il n’existe pas de magasins, les habitants viennent déposer à tes pieds les produits que tu as exigés.

    « Satisfait de cette explication plausible, Ismaïl ne poussa pas plus loin l’enquête, et la nuit venue, après un souper achevé en compagnie de sa suite, le pacha s’endormit ainsi que tous les siens.

    « C’est l’instant qu’avaient fixé les révoltés. Ils mirent le feu aux tas de bois qu’ils avaient apportés et en même temps ils lancèrent des torches incandescentes contre la tente. Les Égyptiens réveillés en sursaut se virent environnés d’un cercle brûlant. Chacun d’eux vivement éclairé dans cette ceinture de feu devinrent le but de flèches lancées par les nègres qui se tenaient dans l’obscurité, en dehors du cercle enflammé. Ceux qui essayèrent de le franchir se virent rejetés sur les bûchers à coups de lances ; d’autres furent asphyxiés par la fumée ; la plupart brûlés vifs. Ismaïl périt avec ses compagnons, victime comme eux de cette vengeance infernale.

    « Quand Méhémet-Ali apprit cette mort tragique, il éprouva autant de colère que de douleur, et il chargea son gendre Méhémet-Bey, d’aller à la tête d’une nouvelle ar- mée, exercer dans le pays insurgé des représailles impitoyables. On ne saurait comparer le passage de ce général dans le Sennaar qu’à une invasion de ces barbares qui, à certaines époques de l’histoire, se sont rués sur l’Europe civilisée, et n’y ont laissé qu’un sol fumant, des cadavres et des ruines. Ici les envahisseurs étaient les civilisés et les envahis étaient les barbares. Mais les premiers agirent comme autrefois les bandes d’Attila : aucun fléau, aucune trombe, aucun tremblement de terre, aucune inondation n’auraient exercé de tels ravages. Tout fut brûlé, tout fut détruit ; bon nombre d’habitants périrent dans des supplices raffinés ; beaucoup furent vendus comme esclaves et beaucoup s’enfuirent. Le pays n’a jamais pu se remettre de cette terrible exécution… »

    Paul Merruau. — L’Égypte contemporaine.

  12. Juillet 1854.