L’Égypte et le canal de Suez/L’isthme de Suez/06

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vi. — La vapeur et les machines.

Le curage du canal de Mamoudieh, travail prodigieux, si on met en regard les difficultés de l’entreprise, la simplicité toute primitive du matériel [1], et la promptitude de l’exécution, avait été fait avec les seules forces de l’homme ; des masses inouïes de sable et de vase avaient été remuées, déplacées à la main.

Pour le percement de l’isthme de Suez, les forces de l’homme ne devaient pas être mises seules en jeu ; les foires mécaniques allaient leur venir en aide et cela avec une puissance qu’on ne leur avait point encore connue.

De véritables esclaves de fer et d’airain devaient être créés pour coopérer à cette œuvre de géant et rivaliser avec les bras et la vigueur d’une armée de travailleurs infatigables.

Entrepris un demi-siècle plutôt, alors que la puissance de la vapeur avait à peine dit son premier mot, le percement de l’isthme de Suez eut épuisé les forces de plusieurs générations d’hommes, peut-être même eut-il été impossible.

Arrêtons-nous donc un instant, pour étudier comment s’est réalisée cette transformation apportée à notre temps dans le travail de l’homme par la science mécanique.

Interrogé dans une enquête sur la définition à donner aux machines, un ouvrier anglais répondit : « Tout ce qui, au-delà des dents et des ongles, sert à travailler est une machine. »

Cet ouvrier se trompait : « Les dents et les ongles sont eux-mêmes des machines, comme chacun de nos membres qui sont des leviers. On pourrait tout au plus distinguer des machines naturelles et des machines artificielles ; mais c’est là une distinction sans importance. La main est la plus admirable des machines : les outils qu’elle manie sont aussi des machines, et les machines-outils ne sont que des outils puissants mis en mouvement par une force plus énergique que celle de l’homme.

« L’outil est destiné à modifier dans sa forme, ses dimensions ou son aspect, un fragment quelconque de matière. Les outils se sont perfectionnés comme le langage. D’abord grossiers et informes comme la pierre du chemin, comme le silex naturel, ils étaient tout à la fois les armes, les ustensiles et les outils de l’homme primitif. Plus tard, ils furent de silex poli, usé de manière à présenter des arêtes tranchantes , taillé en forme de hache, de flèche ou de couteau. Ceux-ci à leur tour cédèrent la place à des outils de bronze qui seront remplacés par des outils de fer et d’acier.

« ... Tant qu’on ne fit usage que d’outils tenus à la main, on ne travailla les grandes pièces métalliques qu’en petit nombre ; aussi les premières machines à vapeur renferment-elles un certain nombre d’organes en bois et les transformations de mouvements sont-elles limitées. Un outillage plus complet et plus puissant pouvait seul permettre de travailler de grandes pièces et de réaliser d’autres moyens de transmission que le balancier ; d’autre part, la vapeur seule oflraitune force suffisante, et d’un emploi facile pour manier un outil plus énergique. On s’explique ainsi com ment la vapeur a été la cause directe et indirecte de la création des inachines-outils : La force de l’homme est remplacée par la vapeur et sa main par une machine. C’est tout à la fois la puissance, la régularité, la continuité, et l’amplitude des mouvements. »

Or, jamais avons-nous dit les machines, ces doigts de fer et ces ongles d’acier auxquels rien ne résiste, n’avaient montré une plus formidable résistance qu’à l’isthme de Suez. Si la science ne nous avait accoutumé aux surprises de ses incessants progrès, nous croirions pouvoir affirmer qu’à cette occasion a été fait le suprême effort, a été dit le dernier mot de la vapeur appliquée à l’industrie.

Et cependant jamais appareil destiné à une œuvre aussi considérable ne présenta un ensemble plus simple ; c’est là ce qui étonne surtout la pensée :« Drague, longs-couloirs, élévateurs, chalands-flotteurs, gabarres à clapets latéraux. Rien de plus !..

« Mais ces appareils construits dans un but spécial d’après des plans combinés en vue des conditions dans lesquelles il s’agissait d’opérer, sont des machines types qui n’ont pas de précédent analogue et qui serviront de modèle si jamais, sur un autre point du globe, l’art de l’ingénieur renouvelle une semblable entreprise. »

« Parlons d’abord de la drague : véritable navire de fer portant et logeant une énorme machine à vapeur elle fait, dirigée par quatorze hommes[2] le travail qu’un millier de terrassiers ferait à peine ; elle remue en dix heures quinze cents mètres cubes, trois mille de kilogrammes !... que ses lourds godets apportent incessamment au long-couloir. »

Ce long-couloir est ainsi décrit par M. de Lesseps lui-même : « Figurez-vous une fois et demie la longueur de la colonne Vendôme coupée par le milieu, appliquée au haut de la drague par un bout, déversant au loin par l’autre le produit du dragage et formant au milieu du canal comme un pont volant.

« Les dragues pourvues de cet appareil et construites de manière à l’utiliser ne déversent pas les déblais comme le font les dragues ordinaires, dans des bateaux qui viennent les accoster. Elles amènent les déblais directement sur les berges, et cela à des distances de 60 à 70 mètres.

« Cet appareil est une des plus heureuses innovations parmi celles que notre entreprise ait fait naître, et le spectateur le plus indifférent comme l’ingénieur le plus expérimenté, est vivement frappé par la vue de cette immense machine, qui creusant le milieu du canal, verse au-delà de ses bords des torrents d’eau et de terre... »

Pour juger de l’ensemble de ce travail, il faut gravir les quatre étages de l’escalier de fer conduisant à la lanterne qui couronne la charpente de la drague. « Arrivé au plus haut palier, on se sent pris de vertige en face de la majestueuse grandeur de cet ensemble de mouvements d’une précision admirable et d’une force irrésistible, se mêlant au grondement des roues, au grincement des chaînes, aux trépidations imprimées à l’appareil chaque fois que les godets laissent tomber leur contenu dans le couloir, au tremblement profond qui secoue toute la drague quand le couteau d’un godet, après une énergique morsure, arrache du fond du canal une pleine charge de matière sableuse ou quelque énorme pierre perdue dans la masse. »

L’élévateur est un long bâti formé de deux poutres en fer reliées et soutenues par un treillis de fer ; cet appareil repose sur un solide charriot à huit roues que l’on fait circuler sur des rails le long des talus, pour y recevoir les wagons chargés de terre que lui amènent les chalands, les élever et les déverser aux lieux où ils doivent régulariser le sommet des tertres.

Enfin, les chalands-flotteurs et les gabarres à clapets complètent par un attirail naval, d’une grande perfection, l’attirail terrestre que nous venons de décrire[3].

Tels sont les immenses préparatifs faits en vue d’une entreprise que beaucoup de gens traitaient de rêve et d’utopie et dont M. de Lesseps était peut-être le seul à envisager sans crainte l’issue. Nous nous trompons, un autre esprit ferme et persévérant, le khédive n’éprouvait ni hésitation, ni inquiétude. La confiance de M. Lesseps l’avait gagné ; il avait foi dans le succès. Peut-être cependant n’osait-il le rêver aussi complet et aussi prompt qu’il l’a été.



  1. Les cent quinze mille hommes employés à ce travail furent divisés en contingents dont les places furent marquées par des poteaux. On fit aux ouvriers une distribution d’outils : une pioche par cinq hommes. L’un maniait l’outil ; un second chargeait les paniers ; les trois autres transportaient en courant le contenu à l’endroit où le vice-roi avait décidé l’établissement d’une route.
  2. Le chef dragueur, le mécanicien, trois hommes attachés à la machine, plus huit hommes d’équipage et un mousse.
  3. Dès le moment où les chantiers fonctionnèrent d’un bout à l’autre de la ligne avec tout leur matériel installé, l’ensemble de ce matériel comprit une force de 22,000 chevaux-vapeur. Pour mieux taire comprendre l’importance de ce chiffre, nous allons évaluer combien de bras d’hommes il représente. En tenant compte de la différence de sol et de climat, on estime que le rendement de deux millions de mètres cubes de déblais correspond à un rendement ; de deux millions cinq cent mille mètres cubes en Europe ; soit 80,000 mètres cubes par jour représentant le travail de 40,000 hommes en cas de transport à moins de 35 mètres de distance et celui d’un nombre double avec un transport plus éloigné.

    Si on ajoute à ces chiffres les obstacles imprévus, les infiltrations d’eau, les écoulements, etc... on se trouve en présence d’éventualités et de besoins qui doublent presque la main-d’œuvre ; ce n’est donc pas trop d’évaluer à cent cinquante mille le nombre d’hommes dont la présence aurait été nécessaire pour réaliser le travail fait par les machines avec l’aide d’un nombre effectif de douze mille ouvriers, nombre qui, à dater du moment où le matériel a été complet dans les chantiers du canal maritime, n’y a jamais été dépassé.