L’Égypte et le canal de Suez/L’isthme de Suez/08

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viii. — M. Ferdinand de Lesseps.

Nos lecteurs ne s’attendent pas à ce que nous les fassions assister à la marche de cette œuvre gigantesque qui nous saisirait d’admiration et de surprise, si nous en lisions le récit dans l’histoire de l’antiquité, et que notre temps a vu s’accomplir sans trop d’étonnement, accoutumé qu’il est aux audaces de la science moderne.

Il nous suffit d’avoir indiqué dans quelles conditions s’est produite l’idée-mère de cette noble entreprise ; quel appui elle a rencontré chez un grand prince et chez son successeur, quels éléments de réussite lui sont venus en aide, et, d’une autre part, quels obstacles lui ont été suscités et comment elle les a surmontés.

Arrivant tout à l’heure au résultat obtenu, nous montrerons les deux mers se rencontrant et mêlant leurs eaux sous les yeux attentifs de plusieurs souverains et des délégués de la science, des lettres et de l’industrie du monde civilisé.

Mais entre ces deux récits, ou plutôt entre les deux parties d’un même récit auquel il ne manque que la voix inspirée d’un poète pour prendre les vastes proportions d’une admirable épopée, il nous semble qu’il est de toute justice de faire halte un instant pour esquisser le portrait de celui qui en est le principal héros.

Né à Versailles, le 19 novembre 1806, M. Ferdinand de Lesseps devait voir surgir, de toutes parts, autour de son enfance, des exemples et des impressions de nature à développer en lui le goût des grandes entreprises et à fortifier l’esprit d’énergie et de persévérance qui, dès le berceau, fut le trait saillant de son caractère.

C’était le temps, en effet, où les bulletins journaliers de nos victoires allumaient, avant l’âge dans un cœur d’enfant, lus ardeurs du patriotisme et la fièvre de la gloire ; le temps où les jeunes générations croyaient tout possible au génie de la France aussi bien qu’à son épée.

Le jeune Ferdinand de Lesseps trouvait en outre au foyer même de la famille, un aliment de nature à entretenir et à développer sans cesse ce puissant enthousiasme, qui devait survivre en lui aux entraînements de la première, jeunesse et l’accompagner pendant tout le cours de sa vie.

Les traditions d’honneur, de courage, de talent, abondaient autour de lui, et son intelligence s’éveilla aux récits de nobles entreprises accomplies par des hommes de son sang et de son nom.

C’est ainsi, par exemple, que parti avec Lapeyrouse pour le voyage de circumnavigation où l’illustre explorateur trouva la mort, un Lesseps[1] fut l’unique des compagnons de l’infortuné navigateur qui revit la France, à laquelle il rapporta les seuls documents que nous possédions sur cette expédition.

Il s’était séparé de Lapeyrouse sur les côtes du Kamchatka et avait traversé en traineau les steppes glacés de l’Asie jusqu’à Saint-Pétersbourg, où il était arrivé après deux années d’aventures périlleuses.

Son frère, le comte Mathieu de Lesseps, père de celui dont nous essayons d’esquisser la vie, avait suivi la carrière diplomatique. Tour à tour représentant de la France au Maroc, en Égypte, en Espagne, il avait eu, lui aussi, maintes occasions de lutter contre les difficultés et de déployer cette fermeté qui semble héréditaire dans cette famille.

Les antécédents du père, les services rendus et les souvenirs laissés par lui dans la carrière diplomatique, décidèrent de l’avenir du fils.

Dès les premières années du gouvernement de Juillet, nous le trouvons consul en Égypte, où, quoique bien jeune encore, il est chargé de l’intérim du consulat général.

En 1834, la peste sévit en Égypte avec une violence inouïe. Les Européens résidant à Alexandrie sont frappés de stupeur et préparent d’autant plus de victimes au fléau , qu’ils essaient moins de réagir contre l’épouvante qui les domine.

Seul peut-être au milieu de cette panique du premier moment, un homme, un Français, envisage le péril sans effroi. Il fait plus, il lutte corps à corps contre le terrible fléau ; il dispute, il arrache à la mort ses victimes, en leur remontant le moral, en leur rendant le courage et la résignation.

Cet homme, c’est M. Ferdinand de Lesseps !

Sur ces entrefaites, un conflit est sur le point d’éclater entre le sultan et le vice-roi : le jeune représentant de la France, par son esprit de conciliation et de prudence, rétablit de bons rapports entre les deux princes.

Et par ce double service, il soutient noblement la réputation laissée dans le pays par son père à qui les circonstances avaient permis de contribuer à l’élévation de Méhémet-Ali au pouvoir.

Dès ce moment la sympathie du khédive pour le jeune diplomate, sympathie jusqu’alors basée sur l’amitié qu’il avait vouée au comte Mathieu, s’appuya sur une estime personnelle, sur une reconnaissance directe, si l’on peut ainsi parler, et des liens d’intimité et de confiance, qui ne devaient jamais s’affaiblir, s’établirent entrela jeune famille du vice-roi et M. Ferdinand de Lesseps.

Un changement de résidence qui devait le faire marcher pas à pas sur les traces de son père, appela en 1833, M. de Lesseps en Espagne.

Le bombardement de Barcelone, en 1842, à la suite de troubles politiques, le trouve consul dans cette ville et met pleinement en lumière le généreux dévouement de l’homme privé et l’énergique fermeté du fonctionnaire.

Intervenant avec autant d’habileté que d’à-propos il sut pourvoir à la sûreté de ses nationaux et sauvegarder leurs intérêts.

Là ne se bornèrent pas ses soins : après avoir fait donner asile à bord des navires français aux Espagnols dont la vie était en péril, il sauva par d’heureuses démarches la ville d’un désastre complet. Cette conduite lui valut les témoignages les plus spontanés et les plus précieux de la reconnaissance et de l’admiration générale.

L’évêque de Barcelone lui adressa des remerciements publics au nom de son église et des fidèles de son diocèse.

La Chambre de commerce de la même ville commanda sa statue en marbre et lui vota des remerciements ; les résidents français lui firent frapper une médaille.

Ces témoignages de juste gratitude trouvèrent un écho sur tous les points de l’Europe : plusieurs chambres de commerce, notamment celle de Marseille, lui votèrent une adresse. Les gouvernements étrangers dont il avait sauvegardé les nationaux le firent remercier par voie diplomatique et pour la plupart lui conférèrent les insignes de leurs ordres ; enfin le gouvernement français le nomma officier de la Légion d’honneur et échangea son titre de consul contre celui de consul général, tout en le maintenant à ce même poste de Barcelone, où il venait de jeter un si grand éclat sur le drapeau de la France devenu par ses soins l’étendard de la conciliation et de la paix.

Une brillante carrière devait suivre de si beaux débuts ; en effet, envoyé par le gouvernement provisoire de 1848, à Madrid, comme ministre plénipotentiaire, et chargé bientôt après d’une mission conciliatrice à Rome, M. de Lesseps semblait destiné à quelque poste diplomatique de premier ordre, lorsque un désaccord survenu entre lui et le gouvernement français, sur la conduite à tenir vis-àvis la République romaine ayant donné lieu à son rappel, il demanda sa mise en disponibilité. Bientôt après il renonçait définitivement à la vie politique et reportait toute l’activité de sa pensée sur un projet dont la première idée remontait, paraît-il, à son arrivée en Égypte, en 1831.

Ce projet, que l’ingénieur Lepère avait déclaré irréalisable et qui avait fait sourire plus tard, lorsque le chef des saints simoniens, le célèbre père Enfantin en avait émis l’idée, avait pour but de corriger eu quelque sorte un oubli de la nature, en faisant disparaître une des deux barrières placées sur la ceinture maritime qui entoure le globe de l’ouest à l’est[2].

Après cinq années ainsi employées à de laborieuses études, un de ces coups de la Providence qui, au moment où on s’y attend le moins, se plaît à intervenir et à faciliter l’exécution de plans auxquels elle semblait étrangère bien qu’elle les eut inspirés et éclairés en secret, vint ménager à M. de Lesseps la réalisation de ce qu’il n’avait guère jusqu’alors pu considérer que comme un beau rêve.

Tant qu’Abbas-Pacha était pacha d’Égypte, une œuvre comme celle qu’il méditait était, en effet, impossible.

Or, non-seulement l’avènement de Mohamed-Saïd au trône modifiait la situation, mais encore un des premiers actes du nouveau Khédive eut pour résultat d’aplanir les voies devant M. de Lesseps.

Mohamed-Saïd désireux de s’appuyer sur les amis de sa jeunesse et de puiser, dans leur expérience de la civilisation de l’Europe, les moyens de travailler à la prospérité de son peuple, avait tout d’abord pensé à M. de Lesseps et l’appelait auprès de lui.

M. de Lesseps se rendit avec empressement à cette flatteuse invitation, et mettant à profit l’intimité de ses rapports avec le prince, il sut lui inspirer ses convictions au sujet de la possibilité du percement de l’isthme de Suez.

Mohamed-Saïd ne perdit pas de temps : apportant dans l’exécution de l’œuvre dont il comprenait la grandeur et l’opportunité, toute l’activité de son caractère, il eut stimulé au besoin l’ardeur de M. de Lesseps.

Sur sa demande un mémoire lui fut présenté, le 15 novembre 1854 ; quinze jours plus tard il signait au Caire le premier firman et concession dont nous avons parlé précédemment.

L’action était engagée ; nos lecteurs ont vu M. de Lesseps à l’œuvre ; ils applaudiront tout à l’heure à son triomphe.

Il ne nous reste pour terminer qu’à choisir au hasard, pour les reproduire ici, quelques traits typiques du portrait que nous avons cherché à esquisser.

« M. de Lesseps est diplomate, ingénieur, orateur, homme d’action en même temps que penseur et homme d’étude. Sa physionomie révèle ses multiples qualités : le front un peu fuyant indique la tendance à l’imagination, aux hardies conceptions qui tiennent du rêve ; mais le reste du visage révèle une fermeté et une précision de volonté qui prouvent que le rêve peut se réaliser. Le nez est fortement arqué, indice de l’énergie militante. Les yeux, petits, noirs, étincèlent, et leur regard exprime la finesse sans que la franchise en soit exclue. La chevelure et les moustaches blanches donnent à l’ensemble de cette tête un aspect martial. »

Le caractère dominant du génie de M. de Lesseps, ce qui a fait sa force et assuré son succès, c’est la simplicité et la vérité. « Son éloquence, en effet, consiste surtout dans le naturel avec lequel il exprime de grandes choses ; l’auditoire est saisi, entraîné par ce constraste. M. de Lesseps possède le grand talent de provoquer les applaudissements avec un mot, un chiffre. En France, en Angleterre, il a remué des milliers d’hommes par la seule éloquence de l’exactitude. Il y a des questions qui passionnent d’autant plus qu’elles sont présentées avec plus de vérité. »

Mais c’est en Égypte surtout que son ascendant se montre dans toute sa puissance, s’exerce dans toute son étendue.

Les Arabes l’entourent d’une sorte de culte : « Quand ils le voient passer enveloppé d’un burnous et monté sur son dromadaire blanc, animal presque fantastique, il leur semble qu’Allah a suscité cet homme pour les mener vers une conquête qu’ils ne comprennent qu’à demi, mais dont ils parlent avec étonnement sous leurs tentes… »



  1. M. Barthélemy de Lesseps.
  2. La seconde de ces barrières, l’isthme de Panama entre les deux Amériques, va, paraît-il, bientôt disparaître à son tour. Dès lors le problème de la circumnavigation du globe sera entièrement résolu.