L’Égypte et le contrôle anglo-français
Que la France ait des intérêts en Égypte, intérêts majeurs, multiples, urgens, est-il besoin de le démontrer ? Pour nous, ce serait faire injure à nos lecteurs que de le supposer. Il faut la complication de notre situation politique, les divisions et les calculs égoïstes de nos partis, l’incohérence et la débilité de nos gouvernails pour laisser mettre en doute une vérité aussi manifeste, et nous exposer à perdre de propos délibéré le fruit de plus de cinquante ans d’efforts, dans le seul coin du monde peut-être où, sous tous ses gouvernemens, la France ait eu une politique suivie et toujours d’accord avec elle-même.
Cette politique traditionnelle, on n’est pas surpris le la voir abandonnée des organes de l’extrême démocratie, des partisans de l’internationalisme ou de l’autonomie communale, de ceux dont l’horizon et le patriotisme ne dépassent pas toujours les murs de Paris. Ce qui est pénible, c’est de la voir reniée et désertée, de la voir immolée à de mesquines rancunes de partis, par les représentans attitrés des vieilles traditions françaises, par les héritiers des gouvernemens qui ont fondé l’influence de la France en Égypte, par les hommes qui sembleraient les défenseurs nés de tout le patrimoine de grandeur que nous ont légué nos ancêtres. En vérité, nos chambres sont loin de présenter à cette heure le même spectacle que le parlement anglais : les uns semblent se croire en droit de laisser abaisser le pays pour montrer l’impuissance de leurs adversaires au pouvoir ; les autres, absorbés dans d’étroites préoccupations ministérielles ou électorales, oublient qu’une humiliation nationale n’est pas le meilleur moyen d’affermir un gouvernement, et que, si indifférente, si timide ou si casanière qu’elle paraisse, la France peut bientôt leur demander compte de ses intérêts sacrifiés.
De quoi s’agit-il en effet ? Il s’agit d’intérêts commerciaux, financiers, coloniaux, politiques, scientifiques mêmes. Il s’agit d’une nombreuse colonie française, pillée et massacrée en présence de nos cuirassés sans un boulet pour la protéger ou la venger. Il s’agit de nos libres communications avec nos colonies d’Asie et de la sécurité de nos possessions africaines, car, grâce à nos ingénieurs, l’Égypte est la clé de l’Asie en même temps que la clé de l’Afrique. Il s’agit de notre influence dans tout l’Orient, dans toute la Méditerranée, du capital le plus précieux pour un état et le plus difficile à reconstituer quand il est perdu, de notre prestige national.
Et ces intérêts divers, y avait-il doute sur la manière de les défendre ? Manquions-nous d’allié pour nous y aider ? Nous fallait-il pour cela de grandes armées ? Nullement, la voie était toute tracée, l’allié était là qui prenait les devans, l’entreprise n’exigeait que quelques régimens.
Que penseraient M. Thiers et les chambres de 1840, si devant le concours de l’Angleterre ils nous voyaient hésiter et reculer ? L’Angleterre, dit-on, veut nous faire faire ses propres affaires ! Et nous, ne craignons-nous pas de lui abandonner le soin de faire les nôtres ? Les intérêts des deux pays sont manifestement connexes, si ce n’est identiques ; pour l’un et l’autre, les deux grands points sont de communiquer librement avec leurs colonies d’Asie et de maintenir leur prestige vis-à-vis de leurs sujets musulmans. La différence est que, pour l’Angleterre, la libre communication avec les Indes est l’intérêt capital, tandis que pour nous, installés depuis un demi-siècle en Algérie et récemment campés en Tunisie, ce qui importe avant tout, c’est de ne pas laisser amoindrir l’ascendant de la France parmi les tribus arabes.
Chose rare et singulièrement attristante pour notre clairvoyance, tous les intérêts dont on peut, dont on doit se préoccuper en Égypte, intérêt de la France, intérêt de l’Europe, intérêt de l’Égypte elle-même et de la civilisation, étaient visiblement d’accord en faveur du concert anglo-français.
Nos voisins des Alpes, en cela imités par nos radicaux, se sont pris d’un beau zèle pour la nationalité égyptienne. Ce n’est pas nous qui leur en ferons un reproche. Il est tout naturel que l’Italie, enfantée elle-même par l’idée nationale, s’en fasse l’organe et le défenseur chez autrui. Il faut pourtant, à cet égard comme à tout autre, distinguer entre l’Europe et l’Afrique, entre les peuples chrétiens de notre civilisation et les peuples mahométans ou païens de culture inférieure. Or, qui ne le sait, chez les peuples musulmans, l’idée religieuse l’emporte encore d’ordinaire sur le sentiment national. Ce dernier, comprimé par le principe à demi théocratique de l’islam, n’existe en Égypte et chez tous les Arabes qu’à l’état rudimentaire. C’est se payer de mots que de comparer les Arabes d’Égypte aux Roumains, aux Grecs, aux Serbes ; sous ce rapport, il y a en Orient même une grande différence entre le chrétien et le musulman, et ce n’est pas la moindre supériorité du premier.
Pour ma part, je ne suis pas de ceux qui raillent la prétendue nationalité égyptienne. A mes yeux, les peuples sont de grandes individualités vivantes, ayant chacune leur génie et leur originalité, ayant chacune leur rôle dans l’histoire et la civilisation. Aussi, dussions-nous passer pour chimériques, souhaitons-nous vivement, dans l’intérêt de la culture universelle, de voir cette antique race arabe, qui, à certaine heure, a jeté un si vif éclat dans les ans et dans la science même, se relever de son long abaissement et former quelque part dans son vaste domaine ce qu’elle n’a encore jamais su constituer, une nation au sens moderne et conscient du mot.
Peut-être n’est-ce là qu’un rêve, une utopie si l’on veut ! Peut-être, pareil à ces régions d’Orient, autrefois vertes et fertiles, aujourd’hui dénudées et arides, l’esprit arabe est-il épuisé, desséché, incapable de reverdir. Peut-être est-ce en vain que nous espérerions le féconder de nouveau au contact de la culture européenne, comme ces sables incultes dont, après des siècles d’abandon et de stérilité, les canaux du Nil refont des champs de blé ou des jardins. Une chose, en tous cas, nous semble manifeste, c’est que, si les peuples arabisés d’Asie ou d’Afrique doivent former un état et une nation vivante, ce sera en Égypte, aux bords du seul grand fleuve de l’énorme territoire encore couvert par leurs tribus.
Partout ailleurs, de l’Euphrate au Maghreb, dans les déserts de l’Arabie, dans l’étroit littoral de la Syrie, dans le Tell montagneux des pays berbères, les peuples de langue arabe sont trop disséminés, trop mêlés, trop pressés par le désert pour jamais se fondre en une nation homogène et un état civilisé. La configuration des terres, la nature du sol, la vie de tribus s’y opposent ; et c’est se montrer injuste ou ignorant que de nous accuser, comme on le fait parfois en Italie, d’avoir étouffé dans son berceau, à Tunis et à Alger, une nationalité et une civilisation. Si les Maures ont jamais su former un état cultivé, ce n’est point en Afrique, c’est en Europe, en Espagne.
L’antique terre des Pharaons est le seul pays où puissent se constituer une nation et un état arabes, peut-être même le seul où les peuples musulmans gardent quelque chance d’un développement autonome ; car l’Asie turque, l’Asie-Mineure, le dernier refuge des Ottomans, est sur la Mer-Noire comme sur la Mer-Égée, vers le Taurus comme vers le Mont-Olympe, en grand partie chrétienne, en grande partie grecque ou arménienne. L’Égypte est l’unique contrée du monde arabe où la vie soit naturellement concentrée, où les conditions physiques tendent à agglomérer les hommes en peuple sédentaire et compact. La géographie y a dessiné le cadre d’un état, l’histoire y a prépare les matériaux d’une nation. Si l’Égypte fût demeurée chrétienne, il y aurait peut-être aujourd’hui une nationalité néo-égyptienne ; comment s’en formera-t-il une ? Est-ce sous le couvert du fanatisme musulman qui, nulle part au monde, n’a su créer une nation ?
Il y a aujourd’hui en Afrique, en Asie, en Europe, dans tout le vaste monde musulman, un mouvement à demi politique, à demi religieux dont les maîtres de l’Algérie ne sauraient ne pas tenir compte. Ce mouvement, dont l’impulsion part d’Yldiz-Kiosk et se transmet à travers la mosquée d’El-Ahzar jusqu’aux murailles de Kairouan et aux tentes de Bou-Amema, c’est ce que les Occidentaux ont baptisé du nom de panislamisme[1]. La Turquie, affaiblie militairement, cherche à retrouver dans le sentiment religieux de l’islam la force que ne lui offre plus l’énergie affaiblie de l’Ottoman. Le sultan se transforme en calife, et des milliers d’ulémas, de marabouts, de derviches enseignent, d’un bout à l’autre de l’islam, la solidarité des disciples du Prophète et leur prêchent l’union sous l’autorité mal définie du commandeur des croyans.
Ce panislamisme, auquel certains gouvernemens sembleraient vouloir livrer L’Afrique, est-il, comme on se l’imagine parfois, à Rome surtout, en harmonie avec les idées nationales, avec les sentimens de patriotisme sur lesquels s’est édifiée l’indépendance de l’Italie et de la Grèce ? Nullement. Loin d’être analogues ou connexes, l’idée panislamique et l’idée nationale sont, au fond, en opposition. Le triomphe de l’une serait pour longtemps la subordination de l’autre. Ce serait la victoire de l’esprit théocratique sur l’esprit national ou, ce qu’on voit si souvent en Orient, la substitution permanente de la religion à la nationalité, alors même que, s’émancipant de la suprématie turque, le panislamisme finirait par se métamorphoser en panarabisme.
Le triomphe du panislamisme au Caire ne serait pas seulement un danger pour toutes les puissances qui ont des sujets musulmans, ce serait pour longtemps l’étouffement de la nationalité arabe et de toute nationalité en Égypte sous le niveau uniforme du despotisme ottoman. La victoire du panislamisme ne compromettrait pas seulement, aux bords du Nil, les intérêts matériels des colons européens, elle mettrait en péril, dans tout l’Orient, la civilisation avec l’influence die l’Europe, car, au Caire comme à Stamboul, les fanatiques se plaisent à proclamer que la régénération des peuples musulmans est dans le retour aux vieilles mœurs et aux principes de l’islam. A cet égard, si injurieux que puisse sembler un pareil rapprochement pour les Russes, il y a une secrète parenté entre le nouveau panislamisme et le panslavisme ou mieux le néo-slavophilisme de Moscou. Tous deux prêchent avec un aveuglement presque égal qu’en dehors des anciennes traditions il n’y a pas de salut, et que tout bon patriote doit travailler à évincer l’européisme.
Or c’est l’Europe et l’influence européenne qui ont fait l’Égypte moderne, qui, hier encore, semblaient l’avoir placée à la tête du monde musulman et être en train d’en faire une sorte d’état modèle pour tout l’islam. En dehors de cette influence et, je dirai plus, en dehors de cette tutelle de l’Europe, il n’y a de longtemps pour l’Égypte que barbarie, décadence, appauvrissement.
On a souvent accusé les puissances occidentales de n’avoir, en Égypte, songé qu’à elles-mêmes et à leurs nationaux sans se soucier des indigènes et du peuple égyptien, cyniquement sacrifiés à la rapace cupidité des banquiers de Londres et de Paris, des négocians d’Alexandrie ou du Caire et de tous les oiseaux de proie accourus de l’Occident au pays des Pyramides. Qu’y a-t-il de vrai dans ces doléances dont l’écho, grossi par l’esprit de parti ou les jalousies nationales, a bruyamment retenti du Caire à Rome, à Paris, à Londres ?
Certes, la France et l’Angleterre, en s’immisçant dans les affaires égyptiennes, ont eu d’abord en vue les intérêts français, les intérêts anglais. Et à quel autre titre pouvaient-elles intervenir ? Voudrait-on qu’elles eussent fait de la politique en dehors de leurs intérêts nationaux ? E-t-ce à dire pour cela, comme on cherche de divers côtés à en accréditer l’opinion, qu’elles aient systématiquement immolé le peuple d’Égypte à leur égoïsme ? Rien n’est moins prouvé.
Il faut juger l’arbre par ses fruits, dit l’évangile ; or si l’on juge du contrôle anglo-français par ses premiers résultats, par les fruits surtout qu’il eût donnés en quelques années, pour peu qu’on leur eût laissé le temps de mûrir, il nous paraît évident que l’Égypte avait tout à gagner à l’ingérence des deux puissances.
Ce qui a été le plus attaqué dans l’action commune de la France et de l’Angleterre, c’est le contrôle financier. On a prétendu qu’il écrasait, qu’il saignait le peuple égyptien ; on a été jusqu’à dire qu’il appauvrissait l’Égypte. Au risque de paraître me plaire aux paradoxes, j’avouerai qu’à mes yeux ce contrôle tant décrié devait surtout profiter à l’Égypte. C’est elle qui a le plus à perdre à sa suppression.
Le contrôle anglo-français, sans doute, comme toute immixtion de l’étranger, a blessé des susceptibilités, produit des froissemens, fait des mécontens ; il a pu même donner lieu à des abus ; dans quel pays, dans quel état de l’Orient surtout, n’y a-t-il pas d’abus ? Pour un observateur attentif, ce contrôle n’en était pas moins le meilleur moyen de relever l’Égypte et matériellement et moralement. N’était-ce donc rien que d’apporter aux anciens sujets du prodigue Ismaïl des habitudes d’ordre et d’économie, de donner aux pachas comme aux derniers cheiks des leçons d’honneur, de probité, d’équité ? C’était quelque chose, nous semble-t-il, et beaucoup des antipathies excitées par le contrôle tiennent précisément à cela ; il dérangeait les habitudes indigènes, il déconsidérait les pratiques de l’administration orientale.
On a, non sans raison peut-être, fait un reproche à la France et à l’Angleterre de s’être trop exclusivement occupées des intérêts financiers de leurs nationaux, bien que ce fussent là des intérêts positifs, incontestables, se chiffrant, pour chacun des deux pays, par milliards de francs. On n’a pas assez remarqué qu’en cherchant à introduire en Égypte les procédés de perception et de comptabilité de l’Europe, les puissances occidentales servaient non moins les contribuables indigènes que les créanciers étrangers. Quant à l’Égypte elle-même, envisagée comme état, l’intérêt d’un débiteur n’est-il pas de se libérer et doit-il en vouloir à ceux qui lui en fournissent les moyens ?
Peu de personnes semblent se rendre compte des magnifiques perspectives qu’eût ouvertes à l’Égypte, dans un avenir prochain, le maintien, pour quelques années encore, du contrôle anglo-français. Avec l’amortissement de la dette, avec le progrès économique qui eût infailliblement suivi le rétablissement de l’ordre dans les finances et l’administration, l’Égypte eût retrouvé un crédit sans précèdent en Orient. Avec le crédit, elle aurait possédé une des choses qui manquent le plus aux peuples mahométans : la richesse et les instrumens de travail. Elle eût pu, en moins d’un demi-siècle, doubler aux dépens du désert l’étendue de ses cultures, et, par suite, doubler sa population, doubler ou tripler sa richesse.
Un des reproches les plus souvent adressés au contrôle, c’est le grand nombre d’étrangers, Français, Anglais, Italiens, Européens de toute sorte, appelés à des postes lucratifs dans les administrations égyptiennes, dans les chemins de fer, dans les télégraphes, dans le cadastre, dans les douanes, etc., tous grassement payés, à l’anglaise ou à l’anglo-indienne, aux dépens des finances du khédive ; 174 Anglais touchaient en appointemens 6,968 livres égyptiennes, 326 Français touchaient 9,812 livres[2]. Il a pu y avoir excès dans le chiffre de quelques traitemens ou dans le nombre des Européens transformés en fonctionnaires égyptiens. Mais était-ce là uniquement, entre les Anglais et les Français, une sorte de partage des dépouilles de l’Egypte ? Pour réformer les finances et les administrations, ne fallait-il pas des agens sûrs ? N’était-ce même pas là, en plein Orient, en plein islamisme, la principale difficulté de toute réforme, et ces agens probes et capables, où les trouver, si ce n’est parmi les Européens ? et comment les attirer ou les garder, si ce n’est en les dédommageant largement ? Il est clair que, de ce côté, le contrôle a dû se faire beaucoup d’ennemis, mais moins sans doute parmi les fellahs et les contribuables que parmi les anciens collecteurs ou fermiers des taxes, parmi les agioteurs et spéculateurs chrétiens, juifs ou musulmans.
En dehors des défauts inhérens à son institution, le contrôle anglo-français a donné lieu à des griefs qui ont plus ou moins directement contribué à la formation et à l’insurrection du prétendu parti national. Nous voulons parler de l’attitude des contrôleurs en face de l’armée et en face de l’assemblée des notables.
Par situation, pour alléger les finances égyptiennes, et non moins peut-être pour parer à certaines éventualités, les contrôleurs ont cherché à diminuer l’effectif de l’inutile armée égyptienne. Naturellement, un tel projet ne pouvait être populaire près des colonels. Les faits ont montré que l’Europe et l’Egypte n’avaient qu’à gagner à la réduction de cette armée, moins propre à conquérir le Soudan ou à battre les Abyssiniens qu’à faire des pronunciamientos politiques. Si l’Europe veut établir au Caire un ordre de choses durable, elle sera obligée de suivre sur ce point les vues des contrôleurs. Le tort de ces derniers a été de laisser transpirer des projets que l’hésitation de leurs gouvernemens ne leur permettait pas d’imposer. En pareil cas, si l’on ne peut recommander les procédés de Mahmoud avec les janissaires ou de Méhémet-Ali avec les mamelouks, il faut se garder de parler lorsqu’on ne peut agir.
Quant à la chambre des notables, il était difficile qu’elle n’excitât pas les suspicions du contrôle, tant par les intrigues d’où elle était sortie que par les droits qu’on revendiquait pour elle. Qu’étaient les parrains égyptiens du système constitutionnel ? C’étaient, on le sait, les colonels, et ils ont montré que, dans la chambre du Caire, leur épée pesait plus que les plus beaux discours. Ce n’était pas la première fois du reste que l’Egypte s’essayait au parlementarisme ; son initiateur en pareille matière avait été Ismaïl lui-même. L’ex-khédive avait le premier enseigné à Arabi l’art de se dissimuler derrière une assemblée.
Les Orientaux les plus attachés au Coran savent, à l’occasion, faire des emprunts à l’Europe. Les pachas en imitent les lois et les assemblées, comme ils en ont imité le costume ou les modes. Ils se taillent une constitution comme ils ont substitué le fez au turban et la banale stambouline au pittoresque accoutrement de leurs ancêtres. Au fond, ce n’est guère pour eux qu’une sorte de travestissement ; ils ont beau s’habiller plus ou moins à l’européenne, dans la rue publique comme dans la vie privée, il n’y a que les dehors de changés.
Faut-il rappeler ce qu’est devenue aux mains du sultan la fameuse constitution de Midnat, dès que la Porte n’a plus eu besoin d’en imposer à la crédulité de l’Occident ? Il y a des gens pour lesquels le despotisme est aussi naturel à l’Orient que le soleil et le palmier. Si différens que Turcs et Arabes soient de nous, par l’origine, par la religion, par tous les élémens de la civilisation, nous n’oserions, pour notre part, les condamner à l’absolutisme à perpétuité. Les nations, à cet égard, ont plus d’une fois donné à leurs contemporains d’heureux démentis. L’Italie, la terre des morts du poète, en est une preuve vivante, mais, n’en déplaise à nos voisins des Alpes, l’Égypte n’est point l’Italie, pas plus qu’Arabi n’est un Garibaldi ou un Manin. Il faudra du temps à la liberté politique pour s’acclimater dans le limon du Nil, et si jamais elle s’y enracine, il est douteux qu’elle y soit semée par la main des colonels.
Le véritable obstacle à l’établissement du régime constitutionnel au Caire, ce n’est pas le contrôle anglo-français, qui, après tout, eût pu lui faire sa part ; ce sont les traditions de l’islam et les mœurs de la vieille Égypte, ce sont les cinquante siècles de despotisme qui pèsent sur le fellah, c’est la courbache qui règne en souveraine du delta aux cataractes. On l’a dit à la tribune, ce n’est pas dans ses hypogées que l’Égypte peut retrouver les principes de 89 ; veut-elle se les approprier, il lui faut se mettre à l’école de l’Europe, se laver des vices invétérés de l’administration orientale, se pénétrer des notions d’ordre et de justice sans lesquelles toute liberté ne serait qu’un mensonge et toute constitution une parodie.
Cette initiation, l’Égypte ne peut la faire que sous la tutelle de l’étranger, et si pareille tutelle et toujours pénible, il était difficile de lui trouver une forme moins inquiétante que le contrôle anglo-français. En pareil cas, deux précepteurs, valent mieux qu’un. Par sa situation et sa faiblesse, l’Égypte est exposée à tomes les convoitises musulmanes ou chrétiennes ; c’était pour elle une garantie que de ne pas subir l’influence exclusive d’une seule puissance. En s’attaquant au contrôle anglo-français, Arabi n’a pas seulement fait reculer l’Égypte d’au moins un quart de siècle, il en a compromis l’existence nationale ; il l’a placée dans l’alternative de devenir un pachalik turc ou une colonie anglaise.
Contre ce double péril, la présence de la France était pour l’Égypte, aussi bien que pour l’Europe, la meilleure assurance. La conférence a montré combien il était difficile de rien substituer au contrôle anglo-français ; elle a fait voir en même temps combien étaient frivoles les soupçons affichés au sud des Alpes ou au nord de la Manche contre l’ambition française. Loin de convoiter la possession de l’Egypte, la France refuse d’y intervenir pour le maintien de ses droits acquis et pour la répression d’un fanatisme dont elle doit plus que personne redouter la contagion, pour ne pas laisser enfin la place vide à l’Angleterre ou à la Porte.
C’était pourtant la plus sûre manière d’empêcher le khédive de tomber au rang d’un vali turc ou d’un rajah indien. Le gouvernement français eût voulu pour agir un mandat de l’Europe ; ce mandat, elle a beau ne pas l’avoir reçu officiellement, c’est l’intérêt européen que la France eût représenté sur le détroit artificiel de Suez. Elle y eût été, sinon le mandataire, du moins le garant de l’Europe.
Il est heureux pour les chrétiens que, sans attendre les obscures combinaisons du Divan, M. Gladstone se soit chargé de rétablir leur prestige aux bouches du Nil et de leur rendre de nouveau l’Orient habitable ; mais serait-il bon, pour la France et pour l’Europe, de laisser tout l’honneur et le profit de cette tâche à l’impératrice des Indes ou de s’en fier entièrement à la loyauté et au désintéressement des Turcs ?
Le monde est en grande partie gouverné par l’opinion ; l’idée qu’a l’étranger de l’énergie d’un peuple, de la virilité d’un gouvernement est une force que rien ne remplace et d’autant plus précieuse qu’en mainte circonstance elle dispense d’en appeler à la force matérielle ou que, si on fait mine d’y recourir, elle en double l’effet. L’Angleterre l’a compris, la France l’a oublié. Pour n’avoir pas su se décider à l’heure opportune, notre gouvernement a laissé grossir les difficultés égyptiennes, et, de peur de s’y laisser engager, il risque de les laisser trancher sans nous et peut-être contre nous. Pour n’avoir pas osé débarquer un homme sur les plages d’Egypte, il risque de nous contraindre à accroître durant des années l’effectif de nos soldats dans les oasis de la Tunisie ou dans le Sahara oranais.
A force de tergiversations et de tâtonnemens, nous nous sommes laissé devancer par la Porte en même temps que par l’Angleterre. Les décisions de la conférence, dont nous avons provoqué la réunion, les tardives offres d’intervention de la Porte, qu’en dépit de nos intérêts africains nous avons nous-mêmes officiellement sollicitées, nous ont pris au dépourvu. On dirait que notre politique n’a eu d’autre but que de se laisser distancer par les événemens pour nous rendre toute résolution inutile et toute action impossible.
La France a fait de ses mains tout ce qu’elle a pu pour s’évincer elle-même d’un pays, où il y a quelques semaines à peine elle réclamait solennellement une position privilégiée. Il a beau être bien tard pour réparer les fautes commises, la perspective d’une intervention turque, au lieu d’être pour nous un motif d’abstention, était un motif de nous hâter. Si nous avions des raisons pour ne pas abandonner entièrement à l’Angleterre une œuvre où nous étions presque aussi intéressés qu’elle, nous en avons d’autres pour ne pas nous en reposer aveuglément sur l’immixtion turque. Notre mémoire serait-elle si courte que nous ayons déjà oublié les récentes provocations des agens du sultan à Tripoli ? Notre imagination est-elle si débile qu’elle ne puisse nous représenter les espérances suggérées au fanatisme musulman, du Liban à l’Atlas, par le débarquement des troupes du calife sur une terre qui leur avait été si longtemps fermée ? Si le pied des soldats turcs doit fouler le sol d’Égypte, fasse le ciel que nous n’entendions point l’écho de leurs pas résonner dans les sables de la syrte ou les ksours du Sahara !
Puisque nous n’avons pas su épargner à l’Égypte cette rentrée des Turcs, le mieux pour nous serait encore de ne pas laisser persuader à nos sujets musulmans que la république française s’efface humblement devant le calife. Si nous ne pouvons coopérer avec les nizams ou les rédifs, nous aurions pu occuper un point du canal de Suez, dont la protection semblait revenir de préférence à notre drapeau. De cette façon au moins, nous ne nous fussions pas absolument dissimulés dans l’ombre, à l’heure où les regards de tout l’islam se tournaient vers le Nil, et, lors du règlement des affaires égyptiennes, nous aurions eu un gage dans Port-Saïd ou Ismaïlia, comme l’Angleterre en a déjà un dans Alexandrie.
Croire que tout serait terminé par l’intervention de la Porte, même acceptée de l’Angleterre, que tout serait arrangé par la soumission plus ou moins sincère et durable d’Arabi et de Toulba, ce serait une nouvelle illusion. A quelles conditions l’Égypte sera-t-elle ouverte aux Turcs qui, en dépit de la conférence, s’y présentent déjà moins en mandataires de l’Europe qu’en maîtres et en souverains ? Combien de temps y resteront-ils et les Anglais peut-être avec eux ? Quelle garantie assurer au pâle héritier de Méhémet-Ali et d’Ibrahim contre la domination des instigateurs ou des complices presque avérés d’Arabi ? Quel ordre de choses nouveau établir en Égypte, ou comment restaurer le statu quo ante dont nous n’avons cessé de réclamer officiellement le rétablissement sans rien faire pour le faciliter ? Ce sont là des questions dont la France ne saurait se désintéresser. Puisse-t-elle y faire preuve de plus de résolution et d’esprit de suite que par le passé ! Autrement l’été de 1882 risquerait d’être plus funeste à l’influence française, plus funeste à l’autonomie égyptienne, que l’été de 1840.
ANATOLE LEROY-BEAULIEU.