L’Élève Bompel/03

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Éditions La Belle Cordière (p. 36-50).

III


Les classes sérieuses allaient commencer. Nil avait sept ans, et au mois d’octobre, il entra en 9e.

Tout de suite, il critiqua son professeur qui était un jeune homme mince, à l’air effacé. Nil le trouvait trop grand.

— Cela n’a aucune importance qu’il soit grand, lui dit sa mère.

— C’est très ennuyeux, répliqua Nil, parce qu’on est obligé de trop lever la tête pour lui parler.

C’était là une objection à considérer et Mme Bompel l’admit sans sourire.

Nil ne se montrait pas très bon élève, non pas qu’il fût paresseux, mais le tour de son humour inconscient excitait le rire de ses camarades, et Nil prit goût à cette dissipation, d’autant plus que son propre rire était communicatif. Ainsi, quand il n’entendait pas d’éclats de gaîté autour de lui, il commençait à rire et son entourage l’imitait.

Le grand jeune homme lui-même, presque involontairement, se joignait à ses élèves, jusqu’au moment soudain où il reprenait conscience de ses fonctions et disait avec un air sévère, en frappant son pupitre de sa règle :

— Du silence, messieurs, vous n’êtes pas ici pour rire…

Le mot « messieurs » remplissait Nil d’aise, et il se prenait pour un personnage. Il se redressait et quand il marchait à côté de sa mère, il se figurait tenir la place de son père.

Un jour même, il eut une belle idée, mais il procéda par tâtonnements :

— Maman, est-ce qu’une dame comme toi peut avoir deux maris ?

Cette question interloqua quelque peu Mme Bompel qui se demandait où son fils voulait en venir.

Elle répondit simplement :

— Mais non, mon enfant.

— Pourquoi ?

— Le Bon Dieu a dit : vous n’aurez qu’un mari qui sera le papa de vos enfants…

— Tu crois que le Bon Dieu a pensé à tout ? Tu te figures qu’il savait que je pourrais me marier avec toi pour te promener, t’amuser, alors que ton autre mari n’a jamais de temps pour cela ? Tu sais que le pauvre homme rentre éreinté et qu’il ne demande que ses pantoufles, tandis que moi, n’allant plus au collège, je te tiendrais compagnie et te conduirais dans de beaux jardins.

Mme Bompel se retenait pour ne pas rire de tout son cœur…

Elle dut employer beaucoup de diplomatie pour dis­suader son fils de tels projets. Il cherchait des argu­ments de tous genres. Il se rendit devant des raisons péremptoires, dont la principale était que pour se marier, il fallait pour le moins porter des pantalons longs, ce qui n’arrivait que beaucoup plus tard.

— Tu n’as jamais vu un marié en culottes courtes et en mollets nus, n’est-ce pas ?

À vrai dire, Nil n’avait jamais vu de marié et il se tut, en acceptant de patienter.

Sa mère jugeait que d’ici là, son petit garçon appren­drait que l’on ne se marie pas avec sa mère. Pour le moment, il se contentait de faire des courses avec elle. Les commerçants l’accueillaient toujours avec un beau sourire, que Nil rendait plus ou moins. Dans l’ensem­ble, il estimait que l’on se montrait bien familier vis-à-vis de lui.

Un jour, une pâtissière lui dit :

— Veux-tu choisir un gâteau, mon petit ami…

À quoi Nil répondit :

— Merci, ma petite amie, je n’ai pas faim…

Ce fut dans la pâtisserie, un éclat de rire que Nil ne partagea pas. Il resta sérieux, les lèvres serrées, dans une dignité imperturbable. Sa mère, un peu gênée, lui fit remarquer qu’on ne devait pas répondre avec au­ tant de familiarité à une dame, mais Nil regarda sa mère sans un sourire et sans un mot. Quand ils furent sortis du magasin, le jeune garçon retrouva sa langue.

— Je n’ai pas été poli, c’est vrai, mais je ne veux pas que cette dame, qui a de bons gâteaux, mais que je trouve très laide, m’appelle son petit ami. Si elle en prenait l’habitude, je deviendrais ridicule.

Mme Bompel ne tenta pas une défense. La logique découlait de ces paroles, et elle estima plus simple de laisser le temps agir, pour débrouiller les politesses conventionnelles. L’enfant enregistra et peu à peu la lumière jaillit.

La jeune mère se contenta de rire intérieurement des aperçus de son fils qui, à son âge, s’occupait déjà d’un ridicule futur.

En classe, Nil ne faisait pas beaucoup de progrès, parce qu’il était souvent mis à la porte par suite de l’habitude que les élèves avaient prise de s’amuser de ses moindres saillies ou de ses mines.

Ainsi, le professeur ayant lu une description du chat, un questionnaire avait suivi :

— Décrivez-moi le chat, avait-il dit.

L’enfant répéta les mots entendus. Quand il eut ter­miné, Nil s’écria :

— Il n’a pas tout dit !

— Pardon ! intervint le professeur, il n’a rien omis de ce que j’ai lu…

— Le livre est mauvais, s’entêta Nil.

— Pourquoi ?

— Le chat, prononça Nil, a des grains de riz entre les doigts de ses pattes…

À cette affirmation, la classe éclata de rire, alors que le professeur restait abasourdi. Il crut que Nil voulait plaisanter pour dissiper ses camarades et il le répri­manda fermement.

Nil se défendit, mais n’obtint pas gain de cause. Et, comme tous les élèves persistaient dans leur tumulte, Nil fut envoyé dehors.

Il ne se démonta pas. Il alla vers les cuisines, où il savait que le chat de l’établissement se tenait de pré­férence. C’était un chat très doux et toujours prêt à ronronner. Nil le prit dans ses bras et revint vers sa classe où il entra.

Son entrée fit sensation et les élèves brisèrent le calme, mais Nil ordonna :

— Taisez-vous, Messieurs !

Le professeur n’avait pas eu le temps d’intervenir que Nil était à côté de lui. Et posant le chat ronron­nant sur le bureau, il dit :

— Vous pouvez regarder…

Le professeur, médusé, se pencha sur les pattes du chat qui montrait ses griffes parmi ses poils, tout à fait semblables à des grains de riz transparent.

Le professeur rit et conclut :

— Vous êtes observateur, Bompel… seulement, vous vous êtes mal expliqué… Vous auriez dû dire : les grif­fes du chat, ressortent dans sa fourrure, comme des grains de riz.

— Je ne suis pas professeur, répliqua Nil, mais je dis ce que je vois…

Dignement, il reprit le chat et le reconduisit à sa place habituelle, puis il se dirigea vers l’infirmerie, son lieu de refuge quand il était à la porte.

— Bonjour, cher Nil, s’écria l’infirmière qui l’aimait beaucoup… vous avez besoin de moi ?

— Oh ! non… je suis puni parce que mes camarades rient trop…

— Oh ! oh ! si je devine bien, vous apportez le désor­dre…

— Je n’y comprends rien, parce que maman assure que j’ai de l’ordre. Les élèves doivent s’ennuyer beau­coup en classe pour s’amuser de tout. Ce n’est vrai­ment pas de ma faute…

— Pauvre Nil !

— Je ne suis pas malheureux… j’aime bien venir causer avec vous, et je vais rouler des bandes pour les maladroits qui tomberont.

Et Nil, sans souci de la classe, assis à côté de l’infir­mière, commença son travail.

Elle se disait bien que l’élève Bompel serait mieux avec son professeur, mais elle n’avait pas à intervenir et, comme elle aimait la compagnie du jeune garçon, elle le garda.

À la vérité, il ne perdait pas tout à fait son temps, car elle lui enseignait quelques rudiments. Elle appré­ciait son intelligence et ce qu’il disait était toujours raisonné.

Cependant, Nil gagnait en audace, à moins que cette tranquille façon de faire ne fût qu’un sentiment exces­sif de franchise d’opinion.

Un matin, après une leçon d’écriture, Nil demanda poliment à parler au directeur.

Son professeur, qui s’attendait toujours à quelque originalité de la part de son élève, trouva celle-ci un peu osée. Il se demandait ce qu’un si petit bonhomme de 7 ans pouvait avoir à dire. C’est qu’on ne devait pas déranger le directeur inutilement.

— Vous avez une plainte à formuler ?

— Oui, monsieur.

— Veuillez m’en informer. Je la transmettrai.

— Je désire parler moi-même…

Le maître et l’élève s’affrontèrent du regard.

— Bien, dit le professeur, vous irez dans le cabinet de M. le Directeur après la classe, je vous annoncerai.

— Merci, monsieur.

Il était 11 heures. Les élèves furent distraits et le professeur préoccupé. Que dirait Nil ? Avec lui, il fal­lait s’attendre à tout. Le malheureux jeune homme interrogea sa conscience pour y découvrir quelque faute à l’égard du petit monde qu’il gouvernait, mais elle ne lui reprocha rien.

À la sortie, il dit à Nil :

— Venez… je vais vous conduire.

Très calme, le jeune garçon suivit son guide qui, de corridor en corridor, s’arrêta devant une porte.

— Attendez-moi…

Quelques instant après, il ressortit en disant à Nil :

— Vous pouvez entrer. M. le Directeur veut bien vous recevoir. Soyez très poli… et saluez-le avant de parler.

Nil entra sans émotion. Il vit un visage qu’il n’avait jamais aperçu. Il lui trouva un air bon et devina qu’on ne s’adressait pas à lui en vain.

— Bonjour, mon jeune ami.

— Bonjour, Monsieur le Directeur.

— Vous avez une réclamation à me faire ?

— Oui, monsieur.

— Pour quel motif ?

— Je voudrais que notre professeur soit changé.

— Oh ! il est cependant très agréable…

Le Directeur ne s’attendait nullement à cette conclusion. Son esprit faisait rapidement le tour du professeur dont personne ne s’était jamais plaint. Il savait parce qu’il venait d’être prévenu quelques minutes auparavant, que l’élève Bompel ne manquait pas d’idées souvent justes, et avec appréhension, il se de­ mandait quel défaut caché avait le maître.

— Oh ! il est très gentil, approuva Nil.

— Alors ?

— Alors… il a le nez trop pointu et quand il nous montre à écrire, il pique la joue, ce qui est intolérable…

À ces mots, le Directeur éclata d’un rire si généreux que Nil l’imita. Et, comme son rire était communicatif, ce fut dans l’austère cabinet, une cascade de gaîté qui n’en finissait pas. Le professeur attendait à la porte, très anxieux. Il perçut cette hilarité et entr’ouvrit dis­crètement le battant. Il fut confondu devant le spec­tacle que ces deux êtres lui offraient.

Il s’en alla doucement. Nil qui avait su égayer au­ tant M. le Directeur saurait certainement retrouver seul son chemin. Le jeune professeur n’était plus préoccupé. Il savait que nul blâme ne lui serait infligé. Ce rire le lui prouvait.

Cependant, après la classe du soir, il fut appelé dans le cabinet du directeur.

Celui-ci lui dit :

— Vous avez une fameuse recrue dans votre classe !

— L’élève Bompel ?

— Oui, ce petit homme plein d’humour qui est venu me trouver pour me demander votre changement.

— Mon changement ?

— Oui, et tout simplement parce que vous piquez le visage de vos élèves…

— Je pique le visage de mes élèves ! interrompit le jeune homme abasourdi.

— Oui… avec votre nez pointu, pendant vos leçons d’écriture… Vous ne vous attendiez pas à cela ?

Non, le professeur ne s’y attendait pas, et il comprit la gaîté qui avait secoué son supérieur.

Il regarda le directeur dont les traits reflétaient la joie.

— Mon pauvre ami, vous voici classé… un bonhom­me de sept ans a eu raison de tout le sérieux de votre vie. Il est fatal que les élèves trouvent la caractéristi­que de leurs maîtres et en abusent, mais je ne pré­voyais pas que la vôtre serait de cette sorte.

— Je ne puis y remédier…

— Aussi, nous ignorerons cette démarche… Bompel entrera en huitième l’an prochain et vous ne lui don­nerez plus de leçons d’écriture, afin de ne pas susciter sa verve… Il me semble doué d’idées subversives…

— Il est insupportable dans une classe par son aplomb tranquille dont il ne se rend pas compte… Les élèves sont à l’affût de ce qu’il dit et, d’une simple grimace même, il déclenche des rires qui ne s’arrêtent plus. Alors, je suis obligé de le mettre à la porte…

— Où il n’apprend rien…

— Oh ! il n’est pas très en retard…

— Je vais essayer de lui faire entendre raison… envoyez-le-moi demain matin.

— Bien, Monsieur le Directeur.

À dire vrai, le directeur prenait grand intérêt à Nil. Son assurance l’intriguait. Il n’y voyait nulle insolence, mais un caractère qui avait cette forme. Il avait été entraîné, lui aussi, par ce rire communicatif, et il com­prenait parfaitement que des enfants ne pussent résis­ter à cette contagion.

Le lendemain matin, il reçut Nil, qui se familiarisait avec le cabinet directorial.

— Me voici, Monsieur le Directeur… ah ! pardon, j’oubliais de vous dire bonjour…

— C’est un oubli réparable…

— Oui, mais la politesse n’est pas satisfaite… et j’oublie souvent, parce que je me suis mis dans la tête que c’était du temps perdu…

— Vous êtes bien jeune pour avoir de tels aperçus.

Nil ne répondit pas. Il était précis et il se demandait pourquoi M. le Directeur l’avait fait appeler. Chez Nil, les idées devaient se traduire par des faits. Or, le directeur n’avait rien de particulier à lui dire. Il s’intéressait à cet élève, qui lui paraissait moins banal que les autres.

Cependant, comme il fallait se montrer un maître, et non un camarade, il prit le sujet qui condamnait souvent l’élève à être mis à la porte de la classe.

— Votre professeur m’a averti que vous étiez souvent puni et que vous passiez le plus utile de votre temps hors de la classe…

Nil eut un geste qui signifiait : Qu’y puis-je ?

Son attitude sérieuse, ses yeux éloquents, sa bouche ironique semblaient une réponse à l’incompréhension de ceux qui le gouvernaient.

Le directeur ne s’y méprit pas.

— Vous êtes persuadé, ou du moins vous le paraissez, que vous n’êtes pas cause de cette rigueur… Cependant votre professeur est juste…

— Non… il n’est pas juste, prononça Nil, parce qu’il rit aussi, sans que je sache pourquoi… Je suis le seul à rester sérieux… Donc, tout le monde devrait sortir, professeur en tête, et moi je devrais rester dans la classe…

Le directeur oublia qu’il avait devant lui un jeune élève. Cette réponse lui parut si originale qu’il eut un éclat de gaîté. Il voulut le rattraper, mais il était trop tard. Nil, n’étant pas en classe, jugea qu’il pouvait faire chorus, et du moment que Nil riait, on ne pouvait que le suivre.

Enfin, le sérieux revint et le directeur prit un air sévère.

Nil le regardait et, à son tour, il adopta un masque digne, mais avec un sourire en coin à peine dessiné qui voulait dire : Je sais que vous jouez à la gravité, mais ce n’est que superficiel… un tout petit mouvement, et cette belle façade craquera…

Ce qui arriva. Le directeur posa les yeux sur ce visage juvénile qui prenait l’aspect d’un adulte averti, et il retomba dans un accès de gaîté qu’il ne put maîtriser.

Nil le contemplait sans se départir de son attitude presque réprobative. Il osa :

— Oh ! Monsieur le Directeur, qui, des deux, devrait être à la porte ?

Ce coup direct atteignit le supérieur dans son omnipotence. Son rire se figea et il murmura :

— Vous êtes dangereux, Bompel, parce que désarmant… Dites-moi, est-ce que vous réfléchissez quelquefois ?

— Souvent…

— Alors, comment comptez-vous avancer dans vos études, si vous ne restez pas en classe ?

— Oh ! j’apprends beaucoup de choses, chaque fois que je suis puni… puni pour n’avoir rien fait, insista-t-il… Je vais à l’infirmerie et si je n’apprends pas à bien écrire, je sais au moins ma table de multiplication, je sais rouler des bandes et je sais encore avec quels médicaments on lave les plaies… Les départements, je les connais tous, parce que la bonne infirmière les chante et que j’aime le chant… à votre service, monsieur !… Je ne perds donc pas mon temps, et je suis sûr qu’aucun de mes camarades ne peut en dire autant.

Le directeur ne laissait pas voir son étonnement, pour sauvegarder sa dignité. Il croyait que Nil flânait dans les corridors ou bayait aux corneilles, et il s’avisait que le cerveau actif du jeune élève ne se contentait pas de musarder.

Cependant, cette conduite n’était pas normale. Une discipline était là et il fallait s’y soumettre. Si chaque élève se livrait à sa propre fantaisie, les établissements scolaires ne seraient plus qu’une plaisanterie.

— Mon jeune ami, reprit le directeur, je ne puis que vous féliciter d’occuper aussi intelligemment vos punitions, mais il vaudrait mieux, pour l’exemple, que vous ne disiez rien en classe pour ne pas provoquer la dissipation…

— Je ne dis rien ! Monsieur le Directeur, je ne dis rien ! s’exclama Nil… J’écoute le professeur, les élèves me regardent… et pan !

— Vous n’avez pas ouvert la bouche ?

— Non… il y a un frémissement dans la classe, le contact est mis et, rapide comme l’électricité, le rire jaillit !

— Sapristi ! s’écria le directeur, quel âge avez-vous pour parler ainsi ?

— Huit ans en octobre…

— Vous êtes précoce…

— Huit années, c’est beaucoup, monsieur, quand on entend parler ses parents et leurs amis, et qu’on retient ce qu’ils disent…

— Vous êtes un phénomène… Regardez-moi comme si vous regardiez votre professeur en train d’enseigner.

— Voici…

Nil prit la pose. Le directeur eut devant lui une tête ronde aux yeux attentifs, un nez aux narines mobiles qui semblaient flairer le vent et une bouche spirituelle, toute prête à réfuter une idée, mais qui retenait l’ironie bondissante.

— Évidemment, murmura le directeur, avec un sourire, il y a matière à provoquer une certaine agitation.

Plus haut, il ajouta :

— Votre visage est trop indicatif… On peut y lire vos pensées, surtout parce que vous voulez les signaler par une mimique expressive… Il faudrait vous efforcer d’avoir un visage plus rigide…

— Comme ça ? demanda Nil.

Les yeux lointains, la bouche serrée, le jeune garçon semblait de pierre, mais, bien qu’il s’appliquât, les lèvres dans leur pli conservaient cette mystérieuse expression, cet appel à l’attention qui n’attendait qu’un déclic pour déchaîner l’allégresse.

Le directeur, l’ayant observé un moment, dit en le regardant :

— Cette faculté que vous avez provient de la conformation de votre bouche, aidée par votre esprit déductif, caustique, mordant…

Le directeur s’arrêta et murmura comme pour soi :

— J’oublie que je parle à un enfant…

Puis tout haut :

— Bompel, promettez-moi de ne pas apporter de trouble dans votre classe… Vous devez comprendre quelle tâche ingrate a votre professeur… Vous vous amuserez à la récréation et ainsi tout le monde sera content…

À quoi Nil répliqua :

— Le professeur nous a lu une fable où il s’agissait d’un meunier, de son fils et d’un âne… la morale était qu’il était impossible de contenter tout le monde…

— Vous avez de la mémoire et de l’à-propos, élève Bompel, mais il ne faut pas trop en faire usage, vis-à-vis de vos supérieurs…

— Que veut signifier : supérieur ? demanda Nil avec le plus parfait naturel.

Interloqué, le directeur chercha une formule appropriée.

— C’est une personne qui a plus de raison, plus d’expérience, plus de savoir… Je n’ai pas besoin de vous apprendre que vous comme élève, moi comme directeur, je suis votre supérieur…

— Oui, convint Nil, vous êtes un peu plus âgé que moi, mais nous sommes entre hommes, et nous pouvons dire que seuls sont inférieurs ceux qui ne sont pas intelligents…

Le directeur fut tellement désarçonné par cette profession de foi, que le sérieux auquel il se contraignait disparut sous une gaîté débordante.

Deux années passèrent et Nil eut neuf ans. Il était dans la classe de sixième et ses camarades restaient les mêmes. Ils obéissaient toujours à l’impulsion donnée et continuaient de s’amuser aux dépens de Nil. Ses parents étaient désolés qu’il n’eût jamais de récompenses à la fin de l’année. Il aimait apprendre, cependant, mais il s’irritait de voir que ses moindres paroles n’étaient jamais prises au sérieux.