L’Élève Bompel/08

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Éditions La Belle Cordière (p. 113-129).

VIII


La comédie fut choisie par les parents. Elle comportait cinq personnages, dont une jeune fille et ce rôle fut dévolu au quatrième des fils. Ce fut un amusement inattendu de le travestir. Naturellement, on lui essaya des vêtements féminins dès qu’on sut quelle personne il incarnerait. Il était frais, avec un visage fin. Ses yeux étaient bleus, candides, et quand il apparut, dans sa robe et sous sa perruque blonde, on l’applaudit.

Puis, le travail commença. On répétait ferme, et comme la pièce était gaie, on ne trouvait pas pénibles ces heures d’assiduité.

Legrise avait voulu jouer, mais il ne savait jamais ses répliques qu’il mélangeait. Sous prétexte de dissi­muler sa paresse, il incitait ses partenaires à se trom­per pour les faire rire. Quand Jean racontait les inci­dents grotesques ou fatigants auxquels sa conduite donnait lieu, Nil se félicitait de ne pas faire partie de la troupe.

D’ailleurs, comme il le disait justement, il fallait aussi des spectateurs.

Enfin, Legrise fut écarté et les acteurs purent se livrer en toute liberté à la fantaisie que comportait leurs rôles.

Malheureusement, le jeudi et le dimanche, Nil avait Legrise à lui seul et ce dernier en profitait pour le cri­bler de sarcasmes, mais la philosophie du jeune gar­çon résistait fort bien à ces attaques.

Il se disait une journée passe vite, et sa griffe lui rappelait la méchanceté de son camarade, il pensait qu’il ne se livrerait plus à de pareilles extrémités en songeant qu’il n’avait pas été dénoncé.

Il voulait le croire, non tout à fait dénué de cœur.

Un mercredi soir, M. Tradal dit à Nil :

— Demain, vous allez passer votre journée avec le jeune Legrise… J’espère qu’il ne vous arrivera rien de fâcheux… Je suis à votre disposition si vous voulez effectuer une promenade…

— Je vous remercie, monsieur, mais Legrise ne me fait pas peur.

— Cependant, ce chat lancé à votre visage.

— C’est peut-être dû au hasard… il ne croyait sans doute pas m’atteindre… Mais qui vous a raconté ce fait que j’ai caché à tout le monde sauf à mon père ?

— C’est votre père lui-même, en me priant de ne pas trop vous perdre de vue, quand vous serez avec ce camarade rancunier… Je trouve que ses parents sont bien aveuglés…

— Son père est souvent dans la lune… Puis il ne sait pas que la méchanceté existe, il est si bon…

— Sa bonté est quelque peu coupable ! Quant à Mme Legrise, son indulgence passe les bornes !

— Il sait si bien s’y prendre avec elle !

— Aussi le résultat est-il que vous avez ici, un triste compagnon… Et il y a encore dix jours à supporter ! Hier, il a tellement fait tourner le plus jeune des Ladoume qui demandait grâce, que le pauvre petit a été pris de vomissements…

— Ah ! Jean ne nous a pas dit cela !

— C’est l’aîné des Ladoume qui m’en a parlé en ajoutant : ce stupide Legrise ne voulait pas lâcher ce pauvre gosse qu’il tenait par les deux mains pour le faire tourner… Raoul pleurait en criant : « Arrête… arrête !… j’ai mal au cœur, mais l’autre, comme un forcené, pivotait plus vite… jusqu’à ce que pris d’un vomissement le malheureux Raoul a été lâché, au moment où nous arrivions pour le libérer. Nous avons tu la scène à maman, sous prétexte que Legrise était notre invité, et Raoul a passé pour avoir mangé trop de gâteaux… » Vous voyez, mon cher Nil, qu’il faut vous méfier… ce jeune garçon a le diable au corps…

Nil ne répondit pas. Lui qui avait l’horreur de la brusquerie et des actes violents, il était contrarié d’avoir à passer une journée avec ce cruel personnage. Il ne pouvait pourtant pas se dérober.

Le jeudi matin, Louis Legrise vint le chercher.

— C’est ton jour, aujourd’hui, eh ! l’ermite !

— Oui… qu’allons-nous faire ?

— Une promenade un peu lointaine ?

— Oh ! non… je n’aime pas beaucoup me fatiguer le jeudi, parce que le jeudi, j’ai à travailler…

— Tu es barbant avec ton travail ! On ne peut pas toujours tourner sur place…

— Il y a cependant assez d’espace dans la propriété… nous irons chercher les Ladoume…

— Non… ils répètent et ceux qui restent ne sont pas amusants… Tu seras obligé de te contenter de moi seul… Ça te gêne, hein !

— Pas le moins du monde…

— Tu sais… tu as été chic de ne pas me dénoncer pour le chat que je t’ai lancé… Je m’attendais à une attrapade, mais non… rien…

Nil, entendant ces mots, fut presque ému et pris de remords d’avoir douté de son camarade… Il se dit qu’il y avait tout de même du bon dans cette âme, et tout heureux, ne craignant plus rien en sa compagnie, il dit :

— Tu ne visais pas spécialement mon visage… alors, entre camarades, on peut se pardonner cela…

Legrise lui jeta un regard oblique et murmura :

— Tu as raison… Alors, que faisons-nous ?

— Ce que tu voudras…

Legrise réfléchit et dit :

— Puisque tu ne veux pas te fatiguer… naviguons dans la propriété… Tu connais l’ancien moulin ?

— Naturellement !

— Allons-y…

— Il n’y a rien à voir là… qu’à regarder l’eau…

— Je crois que j’ai oublié un bâton dont je m’étais fait une canne…

Ils s’acheminèrent vers le moulin. Nil n’aimait pas beaucoup cet endroit, parce que cette chute d’eau tombait dans un trou obscur. Une vraie vision de terreur. Celui qui serait tombé dedans, aurait eu beaucoup de mal à se dégager. Aussi Mme Ladoume avait-elle interdit d’aller aux alentours de ce gouffre. Il était question d’y poser une grille, mais l’ouvrier reculait ce travail faute de matière.

— Ne t’approche pas, Legrise…

— Non… mais je peux regarder… La chute a de la force… Elle actionne une turbine ?

— Et même deux.

— Ben… je n’aimerais pas faire un saut là-dedans !

— Ne te penche pas, Louis, tu pourrais être pris de vertige…

— Non… je n’y suis pas sujet… Tiens, regarde dans ce coin… quelle araignée !

Legrise prit Nil par le bras et lui dit :

— Tiens… là… Nil se dégagea, parce que soudain, il avait entrevu les yeux mauvais de son camarade. Tant de méchanceté y brillait, qu’il en était effrayé.

Il dit fermement :

— Viens, Legrise…

— Tu as eu peur que je te jette dans ce gouffre ?

Nil ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait. Devait-il avouer ?

Il pensa qu’il le devait et il se décida :

— Oui… j’ai eu peur… parce qu’un mouvement brusque est vite arrivé… et…

Legrise l’interrompit en criant :

— Je te déteste et si j’avais pu te faire prendre un bain là-dedans, je l’aurais fait ! Oh ! je ne voulais pas te lâcher… ta mort m’aurait amené trop d’ennuis… mais te faire une bonne peur… quelle vengeance !

— Et moi qui te croyais repentant ! je m’imaginais qu’il n’y avait pas de Caïn !

— Tu m’insultes encore !…

— Tu le provoques !

— Sais-tu que tu es un témoin gênant ? J’en ai assez de ta morale…

Legrise se jeta sur Nil. Un terrible corps-à-corps s’engagea. Legrise était fort, mais Nil nerveux et l’instinct de la conservation décuplait ses forces. Il craignait que Legrise ne le poussât vers l’abîme et tous ses efforts tendaient à s’en éloigner.

Les deux garçons luttaient et on n’entendait plus que leur respiration sifflante à travers l’eau bouillonnante.

— Vais-je être le plus faible ? Sainte Vierge, secourez-moi ! Faites que je revoie mes parents et que je ne meurs pas bêtement par la faute d’un garçon rageur qui ne sait plus ce qu’il fait ! Sainte Vierge, au secours !

Legrise, dans une poussée plus violente, faillit avoir raison. Un des pieds de Nil était au-dessus du trou, mais le jeune garçon, dans un effort inouï put se placer en arrière de Legrise. Puis, d’un geste vif il s’arracha des mains de son adversaire.

Alors, se croisant les bras, il fit face à Legrise :

— Sais-tu que nous aurions pu disparaître tous les deux ?

— Oh ! moi… je me serais tiré d’affaire ! mais toi, si tu y étais tombé, tu y serais resté… alors au moins tu me m’aurais pas dénoncé…

— Es-tu fou ! tu ne dis que des bêtises !

Les yeux hagards, les gestes pleins de colère, Legrise hurla :

— Je me jette dans le lavoir !

Il y avait un lavoir à proximité, alimenté aussi par le bief. Legrise s’y jeta.

Aussi prompt que lui, Nil le saisit par les cheveux et le ramena sur le bord.

Tous les deux restèrent quelques minutes sans parler, mais en se regardant profondément…

Puis Nil prononça :

— Que voulais-tu faire ?

— Prendre un bain…

— Avec tes vêtements ?

— Je sais nager… je suis un sportif, moi !

— Quelle comédie avais-tu dans la tête ? me faire peur encore ?

Son camarade ne répondit pas. Nil reprit :

— Tes vêtements sont mouillés… viens en changer…

— Non… je veux que maman me voie ainsi…

— Pourquoi ?

— Parce que je lui dirai que tu m’as jeté à l’eau…

Un regard ironique accompagna ces affreuses paroles.

— Je comprends maintenant ta manœuvre… Tu oserais mentir de cette façon-là ?

— Tu crois que cela me gênerait ? Rien que pour voir la tête que feraient tes parents, cela m’amuserait de le dire… Toi, sans doute, tu comptais raconter que tu m’avais sauvé la vie en me repêchant ! eh ! bien tu seras floué, mon vieux !

Nil vivait une mauvaise heure. La déclaration imprévue de Legrise le déconcertait et il se demandait comment il sortirait de cette accusation.

Ses parents le croiraient, mais les autres ? Quelle tristesse d’avoir un tel camarade…

Cependant, Nil se reprit. Il avait confiance en la Providence et se dit que Dieu arrangerait les choses.

Il répondit donc avec sang-froid à Legrise :

— Au lieu de dire des sottises, tu ferais mieux de changer de vêtements… Tu vas te refroidir, le vent devient frais.

Étonné de cette préoccupation à son sujet, Legrise fut quelque peu désarçonné. Sans un mot, il suivit Nil qui s’acheminait vers la maison.

Soudain, il s’arrêta pour dire :

— Dis donc, Bompel, je ne parlerai de rien du tout si tu veux me donner ton cochon d’Inde ?

Nil se retourna, comme s’il avait été piqué par un aspic.

— Mon cochon d’Inde ! cria-t-il, jamais !

Il était outré par cette proposition qu’il qualifiait de chantage. Il n’achèterait pas le silence de Legrise à ce prix ! D’abord, sa conscience ne lui reprochait rien, et si Legrise voulait le diffamer, libre à lui ! Mais certainement, il ne céderait pas. Il trouvait ces moyens honteux. De plus, il ne livrerait pas à un tyran, un animal inoffensif qu’il avait apprivoisé. Legrise s’en amuserait durant quelques heures, puis le martyrise­rait ! Ah ! non, son petit cobaye ne serait jamais entre les mains de ce barbare.

— Tu ne veux pas me le donner ?

— Non…

Tant pis pour toi !… ce sera la guerre…

Nil ne répondit pas et continua son chemin vers la demeure des Ladoume. Il laissa Legrise y rentrer seul et lui, revint chez ses parents. Il se rendit dans sa salle d’étude et s’attabla devant des cahiers, et, au bout d’un moment, il retrouva son calme. Il éloigna de sa pensée la méchanceté de son camarade et, sou­dain, il pria pour lui, afin que ce cœur si dur revînt à des notions plus saines.

Il y avait une heure à peu près qu’il travaillait, ayant presque oublié cette aventure, quand sa mère fit irruption dans la pièce et s’écria :

— Qu’est-ce qui s’est donc passé ? Il paraît que tu as jeté Legrise dans l’eau ? C’est affreux ! Comment est-ce arrivé ? Tu l’as poussé sans le vouloir bien qu’il ait l’air d’insinuer le contraire ?

— Maman… tu me connais, et je ne me justifierai pas devant l’accusation de Legrise…

— Mais encore ! c’est Jean qui vient de me racon­ter cela ! Il est bouleversé… Madame Legrise pleure à chaudes larmes et elle invective contre toi d’une façon ridicule… Qu’as-tu donc fait à ce vilain garçon ?

— Rien que du bien… répondit froidement Nil.

— Tu es déconcertant ! Tu n’as pas l’air indigné !

— Parce que je m’attendais à une dénonciation de la part de ce bon camarade…

— Alors, c’est que tu te savais coupable ! Ah ! mon Dieu, quel souci que ces garçons ! Enfin, Louis n’est pas noyé et je ne crois pas que dans le lavoir, il aurait pu l’être… Mme Ladoume a cependant bien défendu qu’on se risque au moulin, à cause du trou d’eau.

Nil ne savait que trop que Legrise préméditait quel­que chose.

— Il faudrait condamner cette porte, quand on reçoit des garçons comme Legrise, dit-il.

— Tu aurais pu en interdire l’accès !

— Legrise aime braver les défenses…

Mme Bompel allait encore parler, quand Mme Legrise se montra. Elle était pâle et agitée. Elle regarda Nil presque avec terreur et dit en bégayant :

— Que vous a donc fait mon pauvre enfant, pour que vous vous acharniez ainsi contre lui ?

Nil ne répondit pas. Il s’était levé à la vue de Mme Legrise.

— Vous m’entendez, Nil ?

— Oui, madame…

— Si votre camarade avait été noyé, quel crime horrible n’auriez-vous pas sur la conscience ? Je ne suppose pas que vous l’avez fait exprès bien que Louis paraisse y croire, mais il n’ose pas vous accuser franchement, le pauvre petit, de peur de vous attirer la punition que vous mériteriez.

Nil eut un tressaillement. Devant tant de noirceur sa révolte faillit éclater. Il la réprima pourtant et dit :

— Madame, votre fils ne s’est pas noyé et j’ai des devoirs à faire… Peut-être ne vous semblé-je pas poli ; mais c’est tout ce que je puis vous répondre…

— Ah ! oui, les remords vous accablent et vous les masquez sous une insolence… D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que je vous juge ainsi…

Mme Legrise sortit, accompagnée par Mme Bompel, plus morte que vive de cette accusation, et du détachement qu’affectait Nil. Que s’était-il donc passé au juste ?

Nil essaya de travailler encore. Il y réussit mal. Il se disait qu’une masse de complications allaient survenir et qu’il subirait une foule de questions.

Il prenait la résolution de ne plus voir Legrise seul malgré tout ce que ce dernier pourrait en dire. Ce camarade lui causait de l’aversion. Ses menson­ges et sa duplicité l’écœuraient et l’aveuglement de ses parents lui faisait peine.

Les messieurs étaient allés faire une course en auto vers des ruines voisines. M. Tradal les accompagnait. Quand il revint, il trouva son élève dans des dispositions mélancoliques, mais ce dernier ne lui en révéla pas la cause.

— Vous avez passé un bon après-midi ?

— À peu près…

— Vous n’avez pas eu trop de mal à dompter Legrise ?

Nil rit légèrement sans répondre. Il rangea le cahier qui était devant lui et dit :

— L’heure du dîner va sonner et je vais aller donner un peu de pâture à mon cobaye…

— Je vais avec vous…

Ils se dirigèrent vers le gîte du petit animal.

Il n’y était pas. Nil pâlit. Tout de suite il soupçonna Louis Legrise.

— On m’a pris mon cochon d’Inde !

— Cela m’étonnerait que ce soit un vol, dit M. Tra­dal en riant. Il est entre les mains de votre frère.

— Jamais il n’y touche !

Nil alla trouver sa mère :

— Maman, sais-tu où est mon cochon d’Inde ?

— Oui, Louis me l’a demandé, et comme tu as failli le noyer, j’ai pensé qu’on lui devait cette com­pensation…

Nil rougit violemment sous la poussée de la colère qui montait en lui. Son camarade avait profité des circonstances pour s’approprier le petit animal…

— Je vais le reprendre, déclara-t-il résolument.

Il se rendit chez les Ladoume, ne sachant même pas qu’il effectuait ce court trajet, tellement des sen­timents violents le transportaient. Il avait perdu son sang-froid, lui qui se possédait tant d’habitude. Mais vraiment, la coupe débordait !

Avant de franchir la limite du jardinet qui sépa­rait leur habitation de celle des Ladoume, il aperçut Legrise sous un hangar. Dans ses mains, il vit le cobaye… Que lui faisait-il ?

Haletant, il courut. Quand il arriva près du tortion­naire, le cochon d’Inde n’était plus qu’un cadavre, Nil gémit :

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Il était blême et tremblait de tout son corps.

— En v’là des histoires pour un animal ! Tu ne sais donc pas que ces bêtes-là servent à des expérien­ces dans les laboratoires ? Eh ! bien, j’ai fait une expérience !

Suffoqué, Nil bredouilla :

— Ce cobaye ne t’appartenait pas ! Je te l’avais refusé… il était à moi et tu aurais dû le respecter…

— Le respecter ! oh ! la la…

— C’était mon bien et tu me l’as pris par ruse…

— Ta mère me l’a donné parce que tu m’avais fichu à l’eau ! Tu vois qu’il a bien pris, le conte que je t’avais promis… Ta mère ne sait qu’inventer pour me faire plaisir… C’est extrêmement amusant !

Nil ne savait comment contenir son indignation. La conduite de Legrise lui apparaissait de plus en plus sombre, et il se demandait comment il se justifierait de toutes les accusations ourdies par ce génie malfai­sant. Sa mère le croyait à peine. Un doute s’infiltrait dans son esprit au sujet du fils qu’elle considérait jusqu’alors comme un être d’exception.

Nil se trouvait découragé. Il prit le parti de se taire, sachant que tout ce qu’il pourrait dire ne change­rait rien aux instincts mauvais de Legrise. De nouveau, il confia à la Providence, le sort de son camarade et le sien.

Sans un mot, il ramassa le cobaye qu’il avait élevé et l’emporta afin de l’enterrer.

Legrise cria :

— Si tu le ressuscites, tu me le rapporteras !

Un rire ironique ponctua cette phrase et Nil rentra dans sa maison.

Il montra à sa mère, le corps inerte du petit animal. Deux larmes coulaient de ses yeux et il murmura :

— Voilà ce qu’il est advenu de la gentille bête que j’avais soignée avec tant d’affection… Il me connais­sait et poussait des cris de joie quand il me voyait…

Mme Bompel eut un mouvement d’effroi voyant le mal commis. Elle regarda son fils ne sachant plus que penser.

M. Bompel survint et s’écria :

— Que ce Legrise est détestable ! J’ai entendu sa mère me raconter une histoire rocambolesque ! Il paraît que par méchanceté, tu as jeté ton camarade à l’eau ?

— Oh ! papa !

Nil jeta sur son père, un regard si désespéré, que M. Bompel, très ému, murmura :

— Je sais que ce n’est pas vrai, mon petit, et que comme toujours, tu es la victime de ce vilain drôle…

Nil alors se jeta contre la poitrine de son père en bégayant :

— Merci de me croire innocent, papa…

Des sanglots étouffés sortaient de sa gorge. Son père le serra sur son cœur.

— Ta bonté d’âme se fera jour, mon enfant, aie confiance en Dieu… Tôt ou tard, le méchant sera châtié.

— Oh ! je ne demande pas de châtiment pour lui ! Je voudrais seulement qu’il me laissât tranquille.

Mme Bompel était très ébranlée par cette scène. La conviction de son mari, le chagrin de Nil, le mystère qui enveloppait les circonstances lui faisaient pressentir quelque héroïsme qu’elle ne devinait pas encore. N’étant plus sous les accusations véhémentes de Mme Legrise, elle se reprenait.

Les yeux sournois de Legrise, l’épisode du bateau, la mort du cobaye, lui ouvraient les yeux et elle avait soif de clarté.

Mais Nil s’obstinait dans son silence. Il ne voulait pas dénoncer et attendait que la lumière se fît. Sa confiance en la justice était inébranlable.

Il enterra son petit ami inférieur avec des larmes. M. Bompel lui promit un petit chien dès que Legrise serait parti. Il ne fallait pas tenter ce dernier et donner prise à sa malice.

Comme le rêve de Nil était de posséder un chien, il finit par se rasséréner et il se présenta au dîner avec un visage qui avait repris son expression coutumière de calme.

M. Bompel, cette fois, n’essaya pas de le confesser. Il voulait le laisser à ses réflexions. Il le savait prudent et il jugea que le temps apporterait une lueur dans ces actes ténébreux. Il méditait pourtant d’avoir un entretien sérieux avec M. Legrise, afin de le mettre en éveil sur les agissements de son fils.

Nil prit le parti, sans rémission, de ne plus fréquenter Legrise.

Quand le dimanche suivant, ce dernier vint le chercher, en compagnie des Ladoume, il refusa de se joindre à eux.

Ils voulaient effectuer une promenade avant leur répétition et ils plaisantèrent gaîment Nil sur son insociabilité.

Legrise insista pour que Nil les accompagnât.

— Tu as peur ! lui souffla-t-il.

Vrai Judas, il faisait le bon apôtre et semblait prendre le beau rôle. Il affectait d’être peiné de n’avoir pas son camarade avec lui. Il allait même jus­qu’à paraître lui pardonner tout ce qu’il avait supporté à cause de lui…

Nil était écœuré par cette attitude et les deux mères qui écoutaient le débat éprouvaient des sentiments multiples.

Mme Legrise admirait son fils en le trouvant ma­gnanime et Mme Bompel ne pouvait s’empêcher de trouver Legrise très gentil, alors que Nil montrait une hostilité et une rancune qu’elle jugeait inexplicables.