L’Élève Gilles/IV

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Perrin et Cie (p. 197-260).
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IV


Les jours vinrent à moi de nouveau paisibles et purs. Leur cours semblait celui d’une eau tranquille où le ciel se reflète complaisamment ; je ne savais que les regarder s’épandre sur la maison et le jardin. Je traînais, le matin, un fauteuil d’osier sous les arbres et j’y demeurais, un livre inutile sur les genoux, les yeux mi-clos, le regard vide, heureux de la fraîcheur de l’air sur mes bras nus dans une blouse de toile. Je ne laissais mon rêve que pour me déplacer avec l’ombre et me rendre à l’appel de Segonde, lorsque le déjeuner était servi. Des noms d’élèves vivaient encore en moi ; il suffisait que ma somnolence devînt plus forte pour qu’ils montassent à mes lèvres et que je fusse agité de leur souvenir. Mes yeux s’ouvraient alors subitement, je me dressais comme pris en faute, et retombais souriant de revoir autour de moi le décor familier. Les poules caquetaient dans le silence, la feuillée bruissait comme une mer lointaine ; sur les coteaux, au soleil, dormaient les belles couleuvres que sont les routes tachées d’ombre. Le calme de l’heure m’apaisait.

Mon père se montrait peu ; il sortait de grand matin dans la campagne et sommeillait durant le jour. Il travaillait fort longtemps chaque soir à un ouvrage de composition musicale qui le prenait tout entier. Mes nuits étaient sereines. Segonde qui occupait la mansarde au-dessus de ma chambre, s’inquiéta d’abord de m’entendre me débattre, appeler des camarades et parler haut dans mon sommeil ; mais, peu à peu, les mauvais songes me laissèrent, et je tombai dans un grand oubli des derniers jours. Je ne fermais pas la fenêtre, pour m’endormir en regardant les étoiles ; l’air qui entrait sentait le foin, le chant des grillons vibrait à l’infini et, par instants, se détachait la note flûtée des crapauds d’été. Je m’éveillais aux fraîcheurs de l’aube, toute pépiante d’oiseaux.

Par sa présence, ma mère, toute soucieuse qu’elle fût, me donnait le bonheur. Dès le matin, je la rejoignais au jardin où elle s’installait à broder en robe claire. Près d’elle, je goûtais l’oubli de toutes les atteintes ; je trouvais le calme à son côté, la fraîcheur dans son ombre, et, quand tout ce qui peut menacer un enfant se fût rué dans l’enclos, je n’en aurais conçu aucun trouble en mon âme, dans l’assurance où j’étais que toutes les puissances mauvaises n’eussent pu dépasser le cercle tracé par son regard. Assis près d’elle, sur une chaise basse ou par terre, quelquefois, je contemplais son profil attentif, le geste dont elle piquait l’aiguille dans la toile tendue ; ses manches s’arrêtaient au coude par un volant que le bras levé faisait onduler. Si une feuille détachée des marronniers se posait en main ouverte sur son ouvrage, elle l’enlevait doucement, et son regard, détourné de la besogne, me souriait. Elle me demandait de lui lire quelque passage de mon livre de prix, où étaient des pages choisies des Mille et une Nuits ; elle s’intéressait avec moi au voyage d’Aladin à travers les salles mystérieuses et les jardins aux fruits de cristal ; au défilé des esclaves de la Lampe ou des serviteurs de l’Anneau ; à la surprise heureuse de la pauvre mère devant les plats d’or servis au souhait de son fils. Je m’arrêtais pour commenter avec elle l’apparition des Génies, la capture étrange du pêcheur, ou telle autre surprenante aventure de poissons parlants ou de Princes enchantés au fond de palais solitaires… Mes doigts se collaient à la couverture peinte, d’où je les retirais fardés du rouge qu’ils y avaient pris, et ma mère me recommandait de les éloigner de son ouvrage.

Ma tante ne nous rejoignait guère que l’après-midi, sa matinée s’employant au soin des comptes et du ménage ; le déjeuner terminé, elle se tenait près de nous, occupée à sa couture, et nous nous taisions sans être gênés de n’entendre que le crissement d’une aiguille sur le dé. Je regardais passer les nuages ; ils me paraissaient tantôt des chars glissant avec douceur, tantôt des animaux ou des figures nues qui s’étiraient dans l’azur.

Le soir nous retrouvait sous la charmille ou tout au fond du potager frais arrosé et qu’un air moins tiède éventait. Les étoiles brillaient au-dessus de nous ; quand l’une d’elles, se détachant, rayait la voûte bleue, ma tante se signait en disant qu’une âme libérée du Purgatoire retournait à Dieu. On entendait des voix dans les champs ou sur la route, et les arbres formaient sur le jardin une ombre si confuse que j’aurais eu peur de le traverser seul.


Il y eut, cette année-là, des chaleurs telles que je ne me rappelle pas en avoir subi de semblables. Les après-midis devenus torrides nous firent chercher refuge au salon, dans le demi-jour des persiennes jointes ; mais la température y était encore étouffante, et c’est à l’entrée du couloir que nous finîmes par nous établir. La porte ouverte sur le jardin était tendue d’un store en paille, à travers quoi les arbres m’apparaissaient éloignés, vaporeux ainsi qu’un mirage. Une incessante menace était dans l’air ; elle me faisait sans force, accablé du poids de mes membres, et j’en souffrais d’autant plus que ma mère nous laissait alors pour se rendre près de mon père, que cet état de l’atmosphère indisposait. Nous en étions quittes, parfois, pour de sourds roulements dans le ciel obscurci, mais des orages éclatèrent à plusieurs reprises et nous causèrent de réelles frayeurs.

L’un d’eux atteignit une grande violence. Toute la matinée avait été lourde, mais ce fut seulement vers quatre heures que la tempête se déchaîna. Un subit crépuscule s’abattit sur la campagne, et la foudre déchira la nue, suivie d’immédiates détonations. Nous nous hâtâmes de gagner l’intérieur et de clore la maison ; ma tante aurait même voulu tirer les volets de la petite salle ; la peur de faire entrer l’orage la retint ; elle se contenta de tourner son fauteuil vers la cheminée et de se couvrir la face en se signant à chaque éclair. Mon père ayant, par hasard, souhaité demeurer seul, ma mère continuait de travailler près de nous avec un visage placide qui éloignait un peu la crainte de mon cœur ; mais Segonde, assise au foyer, tenait son chapelet et récitait, pour chaque grain, une sorte de prière rimée que je savais aussi, et répétais en moi-même avec elle :

Sainte Barbe, sainte Fleur,
Par la croix de Notre-Seigneur,
Si l’orage tombe sur nous,
Sainte Barbe, protégez-nous.

« Les marins, sur la mer !… » dit ma tante.

Une tragique lueur nous venait par la fenêtre, où le ciel chargé se montrait béant d’une plaie jaune. À cette clarté, ma mère était blême autant que le linge qu’elle ourlait ; la figure de ma tante devenait de cire ; Segonde, les yeux clos, offrait une face aveugle sculptée dans du bois. La foudre continuait de luire et de frapper, et je pensais aux jours terribles où la justice de Dieu passait sur les villes maudites, en pluie de soufre et de feu. Longtemps, éclairs et roulements se succédèrent ; ma mère priait à son tour, et je m’étais blotti près d’elle pour cacher mon visage entre ses mains, sur ses genoux. Enfin la pluie commença de tomber, lourde, serrée, en un ruissellement de cataracte ; une heure durant, elle mit son voile derrière les vitres et son bruit de déluge autour de nous ; mais la fraîcheur vint avec elle ; la fenêtre fut rouverte pour le dîner, les massifs exhalaient leur arome, le ciel s’éclairait, tout respirait la délivrance et le confiant abandon.

Mon père ne put travailler et vint s’asseoir avec nous au seuil du jardin humide, où les allées se creusaient en ruisseaux. Le ciel était pâle encore, mais l’épaisseur des feuillages faisait la nuit devant nous ; nos regards se perdaient sous eux comme dans un temple, où s’indiquait à peine la colonnade des troncs. Toute une vie se devinait parmi les branches, à mille froissements secrets. Les feuilles couchées par l’averse se relevaient et laissaient choir les gouttes pendantes à leur extrémité ; des oiseaux muets s’ébrouaient et lissaient leurs plumes ; les limaces devaient glisser, les escargots monter aux tiges et se nourrir goulûment. Une chauve-souris circulait et l’on entendait jouer ses ailes.

Les tilleuls, les marronniers ronds de hauteur égale formaient une masse que dominait l’antenne oscillante d’un peuplier carolin ; je faisais de celui-ci le berger du troupeau paisible, le guetteur en correspondance avec l’horizon lointain, les régions hautes où passent les brises, les étoiles qui, dans le ciel lavé, brillaient plus vivement. Il semblait moins que les autres arbres tenir à la terre, et frémissait avant eux à l’approche de l’ombre, de la pluie ou des vents ; les autres n’étaient, à ses pieds, qu’une foule attentive qui, lorsque son alarme la troublait, commentait, en l’amplifiant, la nouvelle reçue du danger.

L’espace libre sur nos têtes laissait voir Véga, les deux Chariots, la Polaire, Cassiopée et les autres signes étranges du ciel.


Nous eûmes une grande abondance de fruits dont, à chaque repas, s’orna notre table. Les prunes tombaient sur le sol du verger, et leur pulpe où je mordais était chaude dans le jour, et glacée et plus douce, il semblait, au matin. Les fourmis les mangeaient jusque sur l’arbre ; bientôt les filles de Gentil les vinrent toutes cueillir en de rondes corbeilles qu’elles emportèrent à deux, un bras pendant, la démarche alourdie. La récolte fut vendue au marché, mais Segonde avait prélevé sa dîme, et l’odeur des confitures enveloppa mon réveil un matin. Il y eut aussi des abricots couleur de rose et piqués de feu, et des pêches que ma tante cueillait avant leur maturité dernière, pour les ranger sur la desserte de la salle à manger déjà pleine de leur parfum. Elle mettait pour le repas les plus mûres dans une coupe à jour, garnie de feuilles de vigne ou de figuier, et mes doigts, au dessert, s’y glissaient avec délice.

Nous n’allions plus en ville le dimanche, c’est au village voisin que nous nous rendions à pied pour entendre la messe ; nous rentrions ensuite et ne quittions plus la maison. Pour distraire ses mains oisives, ma mère faisait des bouquets ou coupait, sur les rosiers, les fleurs fanées ; ma tante lisait les Vêpres, et je prenais le missel après elle pour y chercher la suite des Évangiles que j’aimais feuilleter. Ils m’ouvraient un pays heureux aux lignes simples, où des lacs poissonneux reflétaient de calmes montagnes, où j’aurais voulu vivre parmi les Apôtres et les Saintes femmes, au visage de qui je prêtais des traits familiers. Marthe, secourable et préoccupée, revêtait l’apparence de Segonde ; je la voyais chez Lazare, préparant le repas et s’inquiétant de n’être pas aidée, ou courant implorer Jésus à la mort de son frère et ne pouvant taire ses doutes quand le Maître lui dit : Ton frère ressuscitera. Je donnais à la Sainte-Vierge le front pur, le regard pensif, les lèvres closes de ma mère ; ma tante devenait Véronique à cause de son veuvage et pour le bonheur que j’avais eu, un jour, à ce qu’elle lavât ma face suante ; pour Marie, sœur de Marthe et de Lazare, que je voyais assise aux pieds de Jésus, je ne la pouvais imaginer plus rêveuse et plus douce que Daunis ne m’était apparu. Et c’est Charlot que je reconnaissais dans la foule confiante qui suivait le Seigneur, vivait de sa parole, se nourrissait des pains multipliés, et fût allée à Lui en marchant sur les flots. Je plaçais ainsi d’autres visages sur celui des personnages du grand drame chrétien, et mes camarades me servaient encore, suivant leur caractère, pour animer chaque scène. Il n’y avait qu’un passage que j’évitais de relire, celui où saint Pierre, interrogé sur son Maître, le renonce devant des servantes ; il me forçait trop à me rappeler que j’avais aussi abandonné mon ami.

Je lisais encore les paroles des Psaumes, mais elles me semblaient obscures et m’inspiraient une crainte que je ne tentais pas d’expliquer. Souvent, au milieu de ma lecture, arrivait Mlle  Aurélie ou quelque autre amie de ma tante qui nous rendait à son tour nos visites de l’hiver ; elles se montraient bienveillantes pour moi, me tapotaient la joue, et se plaisaient encore à constater ma ressemblance avec ma mère. Elles goûtaient l’ombre et le calme de notre retraite ; le soir venait cependant qu’elles rapportaient les petites histoires de la ville, ou les paroles du sermon ; ma mère leur cueillait des fleurs. On les eût priées à dîner sans l’irritation que risquait de causer à mon père leur présence à notre table. Elles semblaient comprendre l’embarras où nous étions de les retenir, et nous laissaient de bonne heure, trouvant elles-mêmes un prétexte à leur départ. La table était alors dressée dehors, et j’aimais ces repas sous les arbres, tandis que mourait le jour. Mon père se retirait tôt pour travailler chez lui ; ma tante et ma mère demeuraient perdues dans leurs pensées ou, parfois, les échangeaient au sujet des événements de la journée. Le reflet des flambeaux animait leur visage ; un peuple inconnu d’insectes entourait la flamme et s’y brûlait les ailes, j’écoutais leur bourdonnement d’agonie sur la nappe… Le jardin noir se resserrait autour de nous.


Vers la fin d’août, mon père se reprit à sortir dès l’aurore et encore le soir ; il nous laissait même avant le dîner. Notre réunion à table paraissait lui devenir pénible, il mangeait peu, très vite et, souvent, repoussant son assiette dès le milieu du repas, s’accoudait et posait dans ses mains un front qui semblait lourd. Nous tombions de nous-mêmes dans le silence, et, s’il m’arrivait de désirer quelque chose, je ne le savais plus demander qu’à mi-voix, et comme si j’eusse craint de troubler un sommeil. Plus que jamais je me gardais de toute maladresse, et l’instant où mon père se levait pour remonter chez lui, marquait vraiment celui de ma délivrance. Ma tante et ma mère laissaient alors leurs yeux se parler sans contrainte, et, à l’issue de ce colloque, le regard de ma mère s’arrêtait si fixement devant elle que des larmes ne tardaient point à le faire briller.

Je me couchais sans revoir mon père, qui avait dormi pendant les heures chaudes du jour. Vers le milieu de la nuit, le piano qu’il ouvrait pour des heures m’apprenait son retour. Ce ne fut d’abord que la secrète pénétration de mon rêve par l’harmonie qui me berçait, enveloppait mon esprit et le guidait aux songes ; mais, en peu de temps, ceux-ci me laissèrent dès l’appel des préludes, et du fond de mes rêves, je remontai chaque nuit, avec le sentiment d’aborder une rive heureuse à mesure que je reprenais mes sens. Je me plus, les premières fois, à laisser la musique venir jusqu’à moi, mêlée au vent doux, aux chœurs d’insectes, aux bruits de feuilles, puis peu à peu, j’allai vers elle, et, quittant mon lit, je m’accoudais à la fenêtre, et demeurais à l’ouïr. C’étaient, en général, de longues sonates où le thème initial était repris, commenté, magnifié en des accords qui s’élevaient comme une floraison nombreuse ; des chants passionnés évoquant la forêt sous l’orage, de larges discours apaisés qui étendaient devant mes yeux un lac où dormait la lune. Bientôt, leur succédait un air à la fois vif et triste, qui, sans cesse brisé, semblait renaître et ne s’achever jamais ; mon père, apparemment, devait s’y complaire et ne finissait pas de se le répéter. Mon attention que la variété des chants ne soutenait plus, cédait alors à la somnolence et ne continuait qu’à demi de suivre l’harmonieuse plainte, et je croyais voir, de mon corps alangui, s’élancer un être imaginaire et fait à ma ressemblance, qui se tenait devant moi dans l’azur épais de la nuit. Je m’éveillais tout frissonnant, à l’aube humide ; les oiseaux s’ébrouaient à peine, je me jetais sur mon lit en grelottant, et ce fut une fois ma mère qui vint, fort avant dans la matinée, me tirer d’un sommeil prolongé qui l’inquiétait.

Un jour que je poussais à cloche-pied un caillou dans l’allée menant à la charmille, je m’arrêtai à l’entrée de celle-ci, surpris de voir sur un banc, et le front dans ses mains, mon père que je croyais chez lui. Mon premier mouvement fut de fuir ; je le réprimai et m’avançai jusqu’au banc à l’extrémité duquel je m’assis. Mon père ne semblait pas se douter de ma présence. Je remarquai sur le sable, devant lui, une portée et quelques notes placées sur celle-ci ; la baguette avec laquelle il les avait tracées reposait sur ses genoux. Je ne savais si je devais partir ou rester ; soudain, sans relever la tête, mon père m’ordonna de le laisser ; l’émotion me clouait sur place et je ne pus faire un pas malgré le grand désir que j’avais de m’échapper. La baguette craqua dans ses doigts crispés et de nouveau sa voix s’éleva dans une imploration si douce que, retrouvant mes forces, je me levai. J’allai posément jusqu’à la porte de feuillage ; à peine l’eus-je passée qu’une folle terreur me força de courir ; je franchis le jardin, en sautant les massifs, et m’abattis dans la cuisine où Segonde effarée me releva. Je lui parus si pâle qu’elle sortit, me croyant poursuivi ; puis elle revint s’enquérir de la cause d’un si profond effroi ; je ne sus que lui répondre, et me réfugiai dans la petite salle où mon tremblement s’apaisa.

Pendant la nuit qui suivit, la musique que j’écoutais encore s’arrêta brusquement, et un bruit de voix me parvint ; ma mère était entrée dans le salon. Je ne distinguais pas ses paroles, mais leur ton était celui de la prière ; elle parla seule, par périodes, longtemps, sans que rien lui répondît qu’une note unique, toujours la même, frappée à la basse du piano. Enfin, je crus entendre mon père prononcer une phrase brève, et ce furent un rire amer et des sanglots qui se perdirent dans une improvisation tumultueuse, si longuement soutenue et reprise que je m’endormis sans qu’elle se fût éteinte, en rêvant qu’un vol d’oiseaux en fureur saccageait les massifs de l’enclos.


L’Août passa comme un songe lumineux et paisible, et le tendre Septembre occupa la campagne. Il offrait tous les fruits et des fleurs encore pour faire oublier sa naissante mélancolie ; mais les soirs déjà courts, les matinées plus fraîches, je ne sais quoi d’automnal dans le ciel, l’air, les présents mêmes qu’il apportait, disaient la secrète blessure de l’année ; et la moitié de mes vacances s’achevait. Les jours qui me séparaient de la rentrée allaient tomber un à un, tels des défenseurs inutiles ; Octobre viendrait les couvrir de ses feuilles et me reprendre à La Grangère que je m’attristais déjà de quitter.

Les raisins gonflés de la treille attiraient les guêpes qui s’y engluaient avidement, et mettaient à notre porte une couronne bourdonnante dont j’étais apeuré ; les vignes s’alourdissaient par le bas, et les grappes bleues écartaient les feuilles, ainsi que les poussins que leur mère ne peut plus dérober sous ses ailes. On préparait les vaisseaux vinaires ; le réfectoire des vendangeurs, frais lavé, prenait l’air ; on restaurait le pressoir, et le cuvier ouvert répandait dans la cour sa senteur aigre. Derrière la maison, les rosiers recommençaient de fleurir ; leurs roses moins légères que celles de Mai, ployaient les tiges comme des fruits dont elles prenaient la couleur ; des cétoines dormaient au cœur de certaines et remuaient de lentes pattes qui froissaient le nid soyeux. Elles naissaient à profusion, et leur parfum stagnait sur l’allée au long de laquelle elles s’ouvraient ; elles avaient des noms étranges qui ne leur convenaient point, mais qui faisaient d’elles des personnes dont on s’entretenait. Segonde s’extasiait sur l’abondance de la Gloire de Dijon, parlait de Mme  Bérard comme d’une amie, et encore du Maréchal Niel. Une seule, La France, qui était rose, me semblait bien nommée, et j’aimais aussi le Souvenir de la Malmaison. On dédaignait un peu les roses du Bengale qui, dès midi, laissaient choir sur la haie, leur corolle simple, déclose du matin ; les roses mousse semblaient au contraire ne pouvoir écarter les vertes côtes des sépales et sentaient fort sans s’épanouir ; on les laissait se faner sur leur tige. On coupait de préférence les fleurs de quelques rosiers blancs touffus de feuillage ; ma tante en envoyait chaque semaine au cimetière où reposait, outre son mari, la fille morte jeune qu’elle avait si longtemps pleurée. Ma mère m’avait parlé de cette cousine, aux noces et à l’enterrement de laquelle elle se rappelait, tout enfant, avoir assisté. Je savais que sa chambre, non loin de la mienne, demeurait intacte ; un jour, j’y étais entré parce que la porte en était ouverte et que ma tante s’y trouvait. Un après-midi, ma tante m’y emmena de nouveau pour que je fisse choix d’un livre durant qu’elle époussetait. Les branches d’un Catalpa s’appuyaient aux persiennes mi-closes, par où filtrait un jour vert. Il y avait un prie-Dieu de velours devant un bénitier, près du lit ; une couronne de mariée, sous globe, ornait la cheminée ; au mur pâlissait la photographie d’un groupe de jeunes filles en résille et qui souriaient. Je sus parmi elles retrouver ma cousine ; son visage long s’offrait de trois-quarts avec un regard droit qui en accusait l’expression d’inquiétude. Ma tante trouvait que j’avais dans les yeux quelque chose de sa fille, et me le répéta en passant un linge sur le cadre. Au-dessus de la commode une étagère vitrée contenait quelques livres dont je déchiffrai les titres dédorés. C’étaient pour la plupart de pieux ouvrages tels que le Froment des élus ; il s’y ajoutait des romans de jeunes filles : Le journal de Marguerite, Marguerite à vingt ans et d’autres plus connus, Ivanhoë, Graziella, Les Martyrs. Ils me tentèrent moins qu’un fort volume de journaux reliés, dont les images m’attirèrent et que je demandai d’emporter. Sous la couverture étaient des romances copiées à l’encre violette ; je reconnus leurs paroles que ma mère chantait quelquefois, lorsque j’étais seul avec elle :

Tout le long, le long du ruisseau,
Lucas marchait auprès de Rose…


et une autre encore que je préférais à celle-ci, à cause du refrain :

Attendez qu’ici-bas
Leurs beautés soient écloses ;
Laissez mourir les roses,
Ne les effeuillez pas !

Je montrai ces pages à ma tante qui sourit, acheva d’essuyer la cheminée, ferma la fenêtre et descendit avec moi.

Je feuilletai, le reste du jour, le gros livre un peu piqué et qui sentait la moisissure. Il donnait des gravures de mode où les dames portaient de larges jupes et de petits chapeaux ; des recettes, des modèles d’ouvrages, et encore un roman qu’il fallait suivre de semaine en semaine. Un rébus terminait chaque numéro ; je tâchais d’en deviner quelques-uns ; mais je savais où trouver la réponse et n’avais plus la patience de chercher. Je découvris à la fin du volume, écrit plusieurs fois et souligné de paraphes variés, le prénom d’Odélie qui était celui de ma cousine, suivi d’un nom de famille que je ne me rappelais pas avoir entendu prononcer ; je le montrai à ma tante, elle mit ses lunettes, se pencha sur la page et me dit doucement :

– Ce devait être à l’époque de son mariage.

Le soleil, qui baissait, éclairait le dessous des feuillages, et l’ombre des troncs s’allongeait indéfiniment sur le sol.


Un matin, j’aperçus une fillette dans la cour ; j’appris qu’elle était la petite nièce de Gentil et de Maria qui devaient la garder quelques jours chez eux. On me défendait de jouer avec elle parce que son accent était mauvais, mais, un après-midi, je la fis entrer au jardin.

Elle portait un tablier à carreaux bleus, aux poches gonflées comme celles de Charlot. Ses cheveux courts étaient tirés devant, par un peigne rond sur lequel ils se recourbaient ; son regard me surprit, et, comme je la fixais, je m’aperçus qu’elle louchait. Elle s’appelait Zoé. Je m’enorgueillis de la promener dans mon domaine, et lui offris quelques fleurs. Je lui montrai la Vielleuse et la Muse. Nous ne jouâmes pas ; elle me raconta beaucoup de choses sur ses parents qui habitaient à mi-route du Chef-lieu, dans une propriété plus belle que La Grangère. Le lendemain, elle revint avec sa poupée qu’elle me présenta ; je trouvai celle-ci mal habillée et le dis à Zoé en lui désignant le haut de la robe qui se gonflait étrangement. La petite fille sourit et me demanda de deviner la cause de cette inélégance ; j’allais dire ma pensée quand la malice que je vis dans les yeux bigles me retint. Je voulus que Zoé s’expliquât la première ; elle n’y daigna point consentir, et nous décidâmes d’écrire chacun sur un morceau de papier ce que nous n’osions nous confier. Nous fîmes ainsi, puis échangeâmes nos billets ; j’avais mis sur le mien : un abcès ; je trouvai sur l’autre : une montre, mais un mot effacé au-dessous me révéla que ma voisine ne s’était point livrée, et le sourire qu’elle gardait me gêna.

Nous ne nous vîmes pas de quelques jours et je ne laissais pas de beaucoup penser à elle ; ses yeux déviés m’intriguaient ; je me demandais comment les choses venaient s’y peindre, et je m’essayais secrètement à me donner son regard. Segonde qui me surprit, me gronda en m’assurant que je loucherais comme Zoé si je continuais à me moquer de celle-ci. Un après-midi, je la trouvai au jardin où elle était venue avec Gentil qui s’occupait du potager. Comme nous causions sur le banc, la tentation me vint de loucher encore, et j’y réussis si bien que je me tournai sur-le-champ vers la fillette pour la prendre à témoin de mon succès. Elle se leva et partit en pleurant. J’eus conscience de ma méchanceté involontaire, et courus après Zoé pour la consoler. Je lui offris des fleurs, mon couteau, un livre, dans la crainte où j’étais qu’elle n’allât se plaindre à son oncle et que quelque chose n’en vînt à la maison… Mais à toutes mes propositions elle secouait sa tête baissée et sanglotait plus fort en se frottant les yeux. J’étais à bout de promesses quand elle se mit à sourire et me dit : « Je veux être ta bonne amie ». Malgré quelque embarras, je lui jurai qu’elle le serait en effet. Elle sécha ses larmes, prit mon bras et se fit promener autour des massifs dont il fallut que je lui nommasse toutes les fleurs ; elle allait en se dandinant, et feignait de relever sa robe qui n’atteignait qu’à ses genoux ; cependant, elle voulait savoir si c’était ainsi que marchaient les grandes dames. Quelques instants après, comme nous étions assis de nouveau et ne parlions plus, à brûle-pourpoint, Zoé me demanda si j’avais vu des fous ; ses yeux, brusquement levés, me fixèrent et je sentis se dérober les miens. Toutefois je fis signe que non avec ma tête, et l’interrogeai à mon tour. Elle m’assura connaître une maison où il s’en trouvait un, et prit un air de mystère quand je la priai de me désigner ce lieu. Puis, se levant, elle prétendit imiter une crise de folie, et commença de sauter sur place, la bouche ouverte, les bras écartés en jetant des cris. Segonde qui surprit ce jeu, se scandalisa de ces manières et m’appela pour le goûter. Elle me retint près d’elle en me reprochant ma désobéissance. Quand je pus sortir, Gentil et Zoé n’étaient plus au jardin.


Je la revis deux fois encore. Elle savait mille jeux et trouvait moyen d’en inventer d’autres, ou de les renouveler si bien qu’on ne se lassait pas de les recommencer selon sa fantaisie. J’étais, devant une collection de cailloux, le joaillier dont elle marchandait les pierres précieuses ou, dans les allées de l’enclos, le guide qui la menait à la découverte ; elle se plaisait en outre à me faire deviner d’après ses seuls gestes, à quel métier se rapportait la besogne qu’elle paraissait accomplir. Mais, à ces jeux-là, nous en préférions un autre qui nous divertissait fort : assis près d’elle sur le banc, je lançais au galop un attelage imaginaire que j’excitais de la voix, et qui nous menait rapidement vers les plus lointaines contrées. Le voyage était plein de péripéties ; tantôt ma compagne se plaignait du soleil accablant, tantôt d’un vent terrible qui l’obligeait à maintenir son manteau et sa coiffure. C’était tour à tour le ralentissement de la montée, une épaisse forêt traversée, un homme que l’on rencontrait, puis le frisson de la descente qui renversait mon amie les poings crispés au siège, la figure pleine d’effroi. Une fois elle poussa des cris comme si nous versions et m’entraîna à terre avec elle ; elle s’étendit en m’apprenant qu’elle était évanouie et que je devais la secourir, car je n’avais, disait-elle, pour mon compte, qu’une fracture sans importance. Je la traînai jusqu’à la charmille qui représentait l’auberge ; elle m’indiquait elle-même les soins à lui prodiguer, et me demanda de l’eau d’une voix mourante. Comme j’en rapportais dans mes mains unies, je la vis qui s’enfuyait. Elle m’avertit par de prétendus hennissements qu’elle se dissimulait derrière les massifs autour desquels je dus la poursuivre, car il lui plaisait d’être alors un de nos chevaux qui s’échappaient.

Son visage avait toute la mobilité de son humeur, et j’en venais à l’aimer sans y prendre garde. Au plus fort de nos courses, elle s’arrêtait pour secouer sa tête décoiffée, tirait son peigne et le repoussait à fond dans la masse des cheveux. Quand nous causions, elle se montrait très vaniteuse, et me parlait de somptueuses robes qu’elle possédait ; elle m’en faisait des descriptions extravagantes, l’or et les perles en formaient, à l’entendre, les plus communs ornements. À bout de paroles, elle avait, pour exprimer leurs richesses, une façon singulière de mordre très bas sa lèvre inférieure et de me regarder de côté avec son œil le meilleur, en hochant lentement la tête. Je me laissais convaincre et ne voulais plus que connaître tant de belles choses, mais il se trouvait que ses parents n’avaient pu l’autoriser à s’en faire suivre, et c’était pourquoi je la voyais mal vêtue ; toutefois, elle promettait de revenir quelque jour me surprendre par l’étalage de ses splendeurs.

L’heure sonna où elle dut songer à les rejoindre. Maria nous l’amena, un matin, pour qu’elle fît ses adieux. Elle avait laissé le tablier à carreaux et portait une robe verte serrée d’un ruban noir ; une croix d’argent pendait à son cou. Je fus touché de la voir résignée à sa modeste parure ; on tenta de provoquer son bavardage, mais elle ne se départit point d’une réserve décente qui me plut. Ma tante eut quelques menus objets à lui offrir et qu’elle voulut bien prendre, mais elle remercia si mal que Maria la trouvant sotte, parla de l’emmener. Je ne sais ce qui se passa en moi à l’idée que Zoé quittait La Grangère ; les larmes emplirent mes yeux, et je suppliais qu’on me laissât mon amie ; ma mère et ma tante rirent beaucoup d’une flamme si subite, et Maria s’en gaussa tout haut. Ce furent bien d’autres éclats quand je protestai vouloir épouser Zoé, et que je m’entêtai de la plus violente façon dans le projet que je venais de former. Cependant, elle ne paraissait nullement émue, et fixait l’extrémité d’un de ses pieds dont elle grattait le parquet ; un peu de gêne lui venait seulement, de voir se prolonger devant elle une discussion dont elle se savait l’objet. On me permit du moins de l’embrasser, en m’assurant que ma demande serait examinée ; elle me tendit docilement la joue et sortit après une révérence, sans que personne l’ait vu sourire.

Un grand ennui me vint de son départ. Il m’arrivait, le soir, de penser avec terreur qu’un jour de moins me séparait de la rentrée, et, comme pour accroître mes regrets, les chaleurs revenues, en même temps qu’elles me rappelaient les beaux jours, faisaient moins désirable la reprise des études. Il me fallait terminer mes devoirs de vacances dont ma mère m’avait seulement fait écrire quelques pages. Je dus m’y mettre avec courage, après chaque déjeuner, alors qu’elle montait près de mon père. Ma tante s’installait à coudre pour me surveiller, mais deux heures ne sonnaient pas qu’elle ne fût endormie ; un léger ronflement m’en avertissait. Parmi le grand silence à peine troublé, j’écoutais résonner des pas dans les chambres, le bruit sourd de paroles prononcées et que, parfois, coupait un grand soupir ; mais, peu à peu, je laissais m’accabler l’engourdissement de la sieste, et s’y mêler au rêve commencé, le tic-tac de l’horloge et le fredonnement d’une guêpe entrée par l’entrebâillement lumineux des volets.


Septembre qui s’ouvrait à peine me paraissait déjà près de finir. Un à un, les jours nous laissaient comme des gardiens infidèles. L’Octobre approchant les mettait en fuite, et chacun d’eux tombait comme un obstacle de moins entre mon bonheur et la rentrée que je redoutais. J’en vins à vivre dans une agitation pénible qui, la nuit, me faisait de nouveau parler haut, crier des noms d’élèves, et révélait à Segonde qui m’entendait, toute l’étendue de mon angoisse. Je ne souhaitais revoir ni Daunis ni Charlot, et je ne pensais pas qu’il me fût possible de me retrouver en face de Bereng ou de Rupert. Leur visage évoqué me causait une aversion sans borne ; de plus, le retour en classe marquait pour moi la reprise d’une vie machinale et enfermée dont la seule idée m’atterrait. Je revoyais le dortoir, le lever aux lumières, l’étude somnolente de l’aube, l’interminable étude du soir, les récréations tumultueuses où je n’avais nulle part, l’hostilité des derniers jours, la tyrannie des forts et ma docilité à l’admettre. Tout cela, dans mon rêve, prenait figure, formait autour de moi une ronde fantastique qui allait se resserrant. Je ne comprenais pas comment j’avais pu vivre cette existence, et tout me semblait préférable à la nécessité de la supporter à nouveau. J’en éprouvais tant d’effroi que je m’en ouvris à ma mère ; elle répondit avec calme et tristesse à ce qu’elle nommait mes caprices d’enfant gâté. Je me sentis désarmé contre le sort, et je tombai dans l’abattement.

Le moment des vendanges arrivant, ma tante se trouvait fort occupée et conférait sans cesse avec Gentil. Ma mère semblait s’éloigner, et vivait de plus en plus près de mon père à qui sa présence devenait nécessaire à toute heure du jour ; Segonde eut seule pitié de ma tristesse et tenta de me réconforter. Elle achevait la besogne des confitures ; il lui arrivait de s’installer dehors avec le chaudron de cuivre dans lequel elle jetait les fruits qu’elle pelait et coupait en quatre. Je m’asseyais près d’elle et les lui faisais passer un à un. Les coings énormes laissaient à mes doigts leur duvet et une senteur âcre ; tout en les épluchant, Segonde me contait l’histoire paysanne de Jean-le-sot et de son âne, ou de la bergère Églantine sous qui l’herbe ne ployait pas. Elle savait en outre, une ronde triste que je lui demandais de préférence, et qui commençait ainsi :

En revenant des noces,
J’étais bien fatigué ;
Au bord d’une fontaine,
Je me suis reposé…


J’aimais surtout ce passage qui me touchait :

Chante, Rossignol, chante,
Toi qui as le cœur gai…
Car moi, je ne l’ai guère ;
Mon ami m’a laissé !…

Une poule que les autres battaient, errait librement dans le jardin ; l’odeur des fruits coupés l’attirait près de nous, mais elle n’osait s’avancer jusqu’au tas d’épluchures et nous regardait avec méfiance, et de chacun de ses yeux tour à tour, en paraissant se parler à soi-même. Je lui jetais quelques pelures qui l’effrayaient d’abord, puis qu’elle revenait prendre et cogner sur le sol d’un bec dur. La chanson continuait :

Mon ami m’a laissé…
Pour une simple rose,
Que je lui refusai !

Les vendanges prochaines peuplaient la campagne de chemineaux qui cherchaient à se louer comme « coupeurs ». Il en venait jusqu’à la maison ; en nous voyant dans le jardin, ils s’arrêtaient à la grille pour demander à être engagés. Segonde les jugeait d’un œil prompt et secouait la tête, affirmant que la troupe était au complet. Elle disait vrai, car, chaque année, les mêmes gens à peu près venaient aider à recueillir la récolte. Quelquefois, les chemineaux éconduits sollicitaient l’aumône de petits sous ou de fruits que je leur portais, avec la curiosité d’approcher leur misère. Je les regardais s’en aller ; leurs pieds traînaient dans le sentier pierreux, et je me disais que leur besace était peut-être gonflée de feuilles mortes qu’ils allaient jeter par les chemins comme une jonchée de fête pour Octobre qu’ils annonçaient.

Une pluie fine tombait parfois vers le soir, après une journée grise ; réfugié dans la petite salle, et souvent seul, je regardais l’ombre venir sur la cour et voiler au delà, la campagne. Quelques cris s’entendaient ; la vache rentrait en traînant son entrave ; une cloche s’éveillait et semblait peu lointaine à cause du vent d’ouest qui en apportait les sons. Cette heure m’était chère, mais la pensée du départ proche m’y trouvait sans force et prêt aux larmes, et je me tenais difficilement de les répandre, lorsque l’ombre emplissait la pièce et m’enveloppait, avant que Segonde eût apporté la lampe.


Un jour se leva qui devait à jamais marquer ma vie, et dont l’aube comme de coutume vint m’éveiller avec douceur. Je sortis tôt, ayant hâte de vivre tout entière chacune des journées qui me restaient. Je passai de l’enclos dans la prairie, et vis les volets fermés chez mon père, mais par la fenêtre voisine, entr’ouverte, j’aperçus ma mère qui se peignait. Je l’appelai à mi-voix, elle me sourit, un doigt sur ses lèvres en me faisant signe de rentrer au jardin ; mon père devait dormir. Un grand calme semblait lui être venu depuis une semaine ; une sereine indifférence à tout ce qui, autrefois, l’excédait. Il avait repris sa place à notre table, et, s’il y demeurait silencieux, du moins pouvais-je mieux être moi-même sans l’en voir irrité. Il vivait de notre vie, ne sortait plus qu’à peine, se couchait comme nous et pour la nuit entière, sans toucher au piano qui ne mêlait plus d’harmonies à mes rêves ; ma mère cependant ne le quittait point. La veille, il était descendu avec elle au jardin comme je lisais sous un arbre, et passant derrière moi, il s’était penché sur mon livre en me caressant les cheveux. Le soir, il s’était assis près de nous, devant la porte, et, au moment des adieux, m’avait doucement attiré contre lui comme s’il eût voulu m’embrasser. Je pensais à toutes ces choses pour m’en réjouir, lorsque je vis à mes pieds dans l’allée, un oiseau palpitant aux sombres ailes étendues. Je le pris dans mes mains qu’il se mit à pincer de ses courtes pattes griffues, tandis que son œil dilaté me fixait. C’était un martinet ; tombé sur le sol, il ne pouvait y reprendre l’élan nécessaire à voler. Je rentrai montrer ma capture. Ma mère qui était descendue, cousait près de ma tante, en costume de matin, attendant que le moindre bruit l’avertît du réveil de mon père. Je m’amusais de l’oiseau, tentant de le nourrir avec des mouches que son bec se refusait à saisir : ses ailes qu’il ne voulait pas replier, s’ouvraient comme deux faux d’acier bruni sur la table, et tout le corps, de la queue à la tête plate, luisait d’un azur endeuillé.

Bien du temps s’écoula, sans doute ; ma mère s’oubliait dans son travail comme moi-même dans ma contemplation silencieuse. La pendule sonna la demie de neuf heures sans qu’un seul bruit fût venu de l’étage ; ma mère que l’inquiétude assaillit, jugea bon de monter. Elle prit l’escalier de service qui retentit presque aussitôt de sa descente précipitée. En la revoyant, je sentis s’imprimer dans chacun de mes traits l’angoisse qui chargeait les siens. Elle n’avait pas trouvé mon père dans sa chambre ; elle pria vivement Segonde de regarder au jardin ; elle-même fit quelques pas vers la cuisine où s’ouvraient le bûcher et la route des communs ; mais, comme frappée d’une inspiration subite, elle traversa la salle à manger et tira la porte du vestibule où elle s’avança. Nous entendîmes ses pas sur les dalles ; elle dut aller jusqu’à la cage de l’escalier… La rauque exclamation qui rompit alors le silence m’emplit d’horreur, et fit se dresser ma tante. La femme qui reparut n’avait plus rien de ma mère ; une voix que je ne reconnus pas, balbutiait : « Un couteau… des hommes… qu’on appelle !… » Segonde qui rentrait se précipita ; ma tante ouvrit la fenêtre, atteignit la chaîne de la cloche qu’elle ébranla de façon désordonnée, et fit signe de ses bras levés. Justin, le premier, sauta dans la pièce et la suivit dans le couloir dont la porte fut refermée.

Je demeurai seul et tremblant, écoutant venir du corridor sonore, des ordres brefs à mi-voix, des exclamations contenues, les pas lourds, le halètement d’un homme qui monte, marche à marche, sous un fardeau.


Je ne revis mon père qu’à la lueur du cierge allumé près du lit où il reposait, dans la chambre de ma mère ; son visage était détendu et souriait, et semblait goûter une paix infinie. Ma mère fondait en larmes à son chevet et je me sentis moi-même étouffé par les sanglots. Frappée de désespoir, elle s’accablait de reproches et déplorait d’être descendue un instant près de nous. Ma tante bien vainement, tentait de raisonner notre peine et s’abandonnait aux pleurs au milieu de ses exhortations.

En peu de temps, la maison se trouva pleine de monde. Maria et ses filles occupaient la cuisine où Segonde se lamentait et répétait sans fin des recommandations qu’elle interrompait à mon arrivée, pour s’apitoyer muettement sur moi. Des gens entraient qu’on faisait monter sans rien dire. Mlle  Aurélie parut, et sa vue accrut les pleurs de ma tante qui la tint embrassée. Ma mère qui adjurait qu’on la laissât en paix, devait à chaque instant se laisser prendre les mains ou baiser les joues. Elle se tut enfin, comme résignée à ce supplice nouveau ; les gens s’asseyaient en cercle, mais pour peu qu’il cessât d’en venir, elle recommençait de se blâmer à voix haute et de s’adresser à mon père comme s’il eût été vivant. M. le Curé et le Médecin étaient arrivés des premiers et ensemble ; et ma tante avait dû longuement conférer avec eux dans la chambre mortuaire. Vers le soir, la veillée s’organisa. Ma mère refusa de prendre du repos et ma tante de la laisser seule. Mlle  Aurélie demeura et encore une personne amie. Pour moi, je n’aurais nulle part pu me sentir tranquille, et je suppliai qu’on ne m’éloignât pas. Il en alla de même la nuit suivante où ma mère ne voulut rien entendre pour céder sa place à qui que ce fût. Elle paraissait plus calme, mais par instants, comme remise en face de la réalité, elle se cachait la face avec de grands efforts stériles pour pleurer. Ma tante, brisée d’émotion, dut regagner sa chambre. Segonde et Maria demeurèrent, leur chapelet à la main, l’air de Religieuses, sous leur foulard noir, avec leur figure sèche que le cierge éclairait d’un seul côté. Le grand silence du dehors pénétrait la chambre où de sourds craquements parfois le troublaient. Je retenais mon souffle dans le fol espoir que mon père allait gémir, s’agiter, appeler ; il me semblait voir remuer sa face quand j’osais la fixer. J’étais déchiré de remords ; je m’accusais de ne l’avoir pas assez aimé, de m’être montré sottement craintif devant lui, et le sentiment que j’éprouvais de ne plus pouvoir racheter ma faute me désespérait. On m’avait placé dans l’ombre, au fond d’un fauteuil ; le sommeil vint m’y prendre à minuit. Quand je m’éveillai, une aube glacée entrait par le haut de la fenêtre, les servantes dormaient, ma mère, les yeux grands ouverts, semblait absente ; la face renversée du cadavre avait horriblement changé.


Lorsqu’au lendemain des funèbres cérémonies nous tentâmes de reprendre la vie accoutumée, un grand accablement nous saisit. Ma mère demeurait des heures en une sorte de langueur où d’affreux songes l’empêchaient de goûter le repos. Pour rien au monde je n’aurais consenti à garder ma chambre éloignée ; dès le premier soir je repris le cabinet qui touchait à la sienne. Elle parut insensible à mon retour près d’elle, et, comme je voulais l’embrasser, elle me repoussa d’un geste où je crus retrouver l’impatience de mon père, et dont je restai bien peiné.

On ne parlait plus qu’à mi-voix ; ma tante qui se faisait maternelle entourait de soins la nostalgie où s’enfermait ma mère ; Segonde, silencieusement, se multipliait. Cependant, l’heure des vendanges était venue, et rien ne les pouvant retarder, l’animation qu’elles suscitèrent autour de la demeure pénétra jusqu’à nous pour nous ramener à la vie. À tout moment, Gentil ou Justin avaient affaire avec ma tante ; ils entraient dans la petite salle, leur béret à la main, l’air confus de troubler notre retraite, mais forts de la nécessité qui les amenait, et ma mère, seule quelquefois, se trouvait obligée de leur répondre et de prendre part à l’universelle activité. Elle comprit son devoir en voyant faiblir ma tante que les récents événements avaient épuisée ; elle se mit alors à la seconder raisonnablement ; mais l’austérité de son visage révélait que son cœur n’avait nulle part à la besogne, et se gardait tout entier au souvenir.

Rentrés dans notre appartement dès la fin du dîner, je la voyais s’agenouiller et répandre librement les larmes tout le jour contenues. Du réfectoire des vendangeurs venait le bruit d’une agitation joyeuse qu’on ne pouvait interdire à leur troupe vers la fin du repas ; je souffrais de les entendre et de ce que cette lointaine gaîté osât se mêler à notre deuil ; ma mère n’en paraissait même pas troublée et demeurait si longtemps absorbée dans la prière et la douleur, qu’elle en oubliait mon existence et me laissait m’endormir sans son baiser.

Avec le sentiment que j’eus alors de son indifférence et la preuve que j’y crus voir d’un complet détachement, une grande résignation pénétra mon âme. Je considérai d’un cœur égal la fuite des jours, et ne sus plus s’il m’eût été préférable de rester ou de partir. Le malheur qui avait frappé ma vie, les vêtements noirs qui en témoignaient me faisaient une solitude à travers quoi rien ne pouvait m’atteindre, et que les railleries ne devaient plus franchir. Je ne redoutais rien des contacts dont j’avais craint de souffrir encore ; je sentais en moi assez de tristesse pour que toute réalité s’y abîmât. Je ne songeais plus à rien solliciter de ma mère, et le jour où ma tante lui rappela la nécessité de revoir mon trousseau de pensionnaire, je demeurai à lire auprès d’elle sans qu’une parole s’élevât entre nous sur ma répugnance à rentrer au Collège. Cependant l’échéance des congés approchait, et je pouvais compter les heures qui me séparaient de l’instant où j’allais connaître leur fin.


Le dernier jour ne parut pas sans entamer mon apparente fermeté d’âme. Le soleil toucha ma fenêtre au réveil, et deux de ses rayons entrés par les losanges des volets, descendirent jusqu’à ma couche qu’ils désignèrent dans l’ombre. Je m’attardais au lit, me pénétrant de l’idée douloureuse que, le lendemain, un appel matinal m’en tirerait. Quelques heures restaient à peine… Je souhaitais que les rayons appuyés sur mon lit fussent les montants d’une échelle immense par où j’aurais pu m’évader. L’idée d’une fuite ne m’était pas encore venue, je m’y arrêtai un instant ; mais où aller ?… et tout seul ! D’ailleurs le bonheur que j’enviais ne se séparait pas d’un refuge, d’heures paisibles sous des ombrages ; j’aimais La Grangère, mon souhait se fût borné à n’en pas sortir.

Je me décidai à pousser les volets ; les champs baignés d’azur m’apparurent, quelques vapeurs traînaient encore ; je distinguai au loin, dans les vignes, de l’autre côté de la route, des points colorés et mouvants qui étaient des vendangeurs. Il faisait frais ; un peu de vent me porta leurs rires. Je pensai que pour la dernière fois je jouissais de la liberté du réveil, de ce bain de soleil et d’air pur, de l’étendue des paysages ; j’aurais voulu embrasser toutes ces choses, et je trouvai au fond de mon cœur la plus ardente prière pour que Dieu fît le miracle de m’éviter le départ ; mais dans le temps que je m’exaltais, je sentais la puérilité de mes vœux, et la certitude que ce jour marquait la fin de mes quotidiennes rêveries m’agita d’une grande hâte à le vivre tout entier. Je descendis au jardin où je m’employai à ramasser des feuilles mortes, qu’à l’aide du râteau je chargeai dans une brouette pour les porter au potager. Lorsque j’eus fini de les amonceler, je mis le feu à ce bûcher d’automne. Une vapeur blanche s’éleva en enveloppant la flamme, puis celle-ci s’affaissa et brûla en dedans de la meule, révélée seulement par un filet de fumée qui continua de monter. On eût dit le jardin balayé ; quelques fleurs y demeuraient encore : roses que les nuits fraîches empêchaient de s’ouvrir, longs hélianthèmes qui oscillaient sous le poids de leur tête rayonnante. En les cueillant je trouvai entre les feuilles, un ruban que je reconnus avoir appartenu à Zoé ; elle en laissait pendre souvent de ses poches trop emplies, et nous avions vainement cherché celui-là. Il me rendit présente mon amie ; en le roulant sur mes doigts, je pensais tristement à elle qui ne savait rien de mon malheur. La chanson de Segonde me revint en mémoire :

Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier,
         Voyez.

Et que le rosier même
Fût encore à planter.
........
Fût encore à planter !

Puis, du ruban trouvé, je liai la gerbe que je destinais en offrande à la Muse, parce que Zoé aimait lui faire visite, l’appelait la Dame et ne l’approchait qu’avec un grand respect. La Vielleuse eut aussi quelques corolles. Le lierre fleuri sur le mur bas retenait l’affairement des abeilles, et répandait alentour une fade senteur. Je fis une distribution d’escargots aux poules, et j’y ajoutai des raisins qu’elles se disputèrent goulûment. Je me rendis ensuite dans la cour. Maria y puisait de l’eau ; je prétendis l’aider à rapporter sa cruche ; elle me laissa faire en souriant. Elle préparait le repas de sa famille, et se mit à tailler la soupe. Elle appuyait contre sa poitrine la miche épaisse qu’elle entourait d’un bras, tandis que sa main armée d’un couteau y enlevait de minces tranches ; l’eau bouillait dans une marmite suspendue au fond de l’âtre. J’eus tout à coup l’envie de goûter à cette cuisine paysanne, et décidai Maria à m’emplir une assiette de la soupe qu’elle venait de tremper ; je la mangeai du meilleur cœur, tandis qu’elle me regardait avec une commisération feinte pour mon air affamé. En revanche, je ne fis guère honneur au déjeuner de ma tante et l’on dut mettre mon abstinence sur le compte de la tristesse, car personne n’insista, comme on avait accoutumé de le faire, pour me pousser à manger. À ce moment, je m’attendris si fort en moi-même que, de nouveau, le désir me vint de supplier ma mère et d’emporter son consentement à ce que je brûlais d’obtenir. Mais je me persuadai que l’instant du dessert serait plus propice ; j’attendis. Le dessert passa sans que je me décidasse. Je me fixai comme limite l’arrivée du café, mais on le but sans que j’eusse desserré les lèvres. Je me dis qu’avant peu ma mère s’installerait à coudre et que j’aurais tout loisir de plaider ma cause. Je m’assis dans la salle à manger pour feuilleter un album ; puis je m’avisai d’un moyen plus rapide de remplir le temps qui me séparait de l’entretien désiré. Je n’avais pas franchi le seuil du corridor depuis la mort de mon père, et je le fis en frémissant ; le reflet des vitres colorées y dormait sur le dallage ; mon pas résonna ; j’entrai au salon. L’ordre habituel régnait dans la pièce isolée ; l’arc-en-ciel se peignait toujours à droite du miroir quand on regardait celui-ci sous un certain angle ; le portrait des hôtes demeurait réprobateur ; la pendule était arrêtée ; le piano fermé me parut funèbre. Par les fenêtres entr’ouvertes, quelques feuilles mortes du Catalpa avaient pénétré : elles semblaient des cœurs jaunes et desséchés ; j’en pris une qui était encore veloutée et je sortis. Je gravis l’escalier pour gagner mon ancienne chambre que j’eusse aimé revoir, mais je la trouvai fermée et je m’en allai désappointé. En passant devant la fenêtre qui éclairait le palier, je m’arrêtai pour considérer la plaine que baignait une douce lumière. Comme je regardais à travers le feuillage éclairci des marronniers, la voix de ma mère qui causait avec ma tante me parvint ; j’écoutai. Ma mère disait avoir achevé la veille la révision de mon trousseau ; rien n’y manquait, affirmait-elle ; elle ajouta : « Dieu merci, le tout peut encore servir cette année, bien que le petit use beaucoup ». Ma tante dit :

— Sais-tu qu’il a bien de la peine à te laisser ?

— J’en ai aussi de le voir partir, répondit ma mère ; il me faudra lui cacher mes larmes… Elle reprit : Plus tard, il comprendra que j’aurais aimé le garder près de moi… Lui présent, je serais plus sûre de ma force !

— J’ai connu plus complètement que toi la solitude, fit ma tante, et tu vois, j’ai vécu… Il faut prier.

Ma mère dit : — Je prie… Mais Dieu m’a bien frappée !

— Garde-lui ta confiance, continua ma tante, et mets ton espoir en l’enfant qu’il te laisse.

— Il est, déclara ma mère, tout ce qui me rattache à la vie, et tout mon avenir repose en lui.

Je n’entendis plus rien que le vent dans les branches ; d’ailleurs, je n’en écoutai pas davantage… Ma mère pleurerait mon absence et ne vivait plus que pour moi !… Ce fut comme si moi-même je me reprenais à vivre. Je compris que ma lourde peine des derniers jours me venait surtout d’avoir cru à son indifférence et que ma présence et mon affection ne lui étaient de rien. Je descendis m’asseoir près d’elle, sur la chaise basse. Je n’éprouvais plus le désir d’échapper à la rentrée ; j’essayai de me dire que le lendemain, rien de tout ce que j’aimais ne serait plus autour de moi, mais un grand courage me soutenait et j’acceptais toute la vie. Les yeux de ma mère s’abaissèrent sur les miens qui se tournaient vers elle ; de sa main, elle toucha ma joue en essayant de me sourire : tout mon cœur s’offrit à elle dans mes regards.

Segonde passait, portant un chaudron qu’elle se mit à fourbir avec de la terre. Le bruit qu’elle produisit excita le caquetage des poules. L’odeur des feuilles brûlées venait du potager où le tas fumait encore. Ma mère reprit l’aiguille et je poursuivis ma lecture.

Ainsi passa le jour, dans une suite d’instants rapides que je n’osais plus souhaiter retenir. Le vent fraîchit ; ma tante voulut rentrer, ma mère la suivit, je demeurai seul dans la lumière décrue, sous les arbres dont les feuilles tombaient de nouveau. Je fis encore une fois le tour des massifs ; je revis les statuettes amies que mes fleurs mourantes attristaient ; pour un peu j’eusse baisé leur robe et serré les marronniers dans mes bras. Je revins sur le banc où, de la pointe d’un couteau, j’avais gravé mon nom, l’autre année ; la peinture, autour, s’écaillait. Je m’assis ; le ciel s’incendiait d’un couchant d’automne, les nuages épars s’empourpraient, l’odeur des feuilles brûlées devenait plus sensible avec le soir. L’Hiver, secrètement, s’annonçait. Je revis les premiers temps de mon séjour à La Grangère, les veillées près du feu, le livre sous la lampe, la prière en commun, toute la vie intime qui allait, sans moi, s’organiser de nouveau, et que je ne retrouverais plus que de temps à autre, le dimanche, avec le regret de la devoir quitter aussitôt. À ce moment, le vent poussa la petite porte de l’enclos qui s’ouvrit en gémissant ; par la baie j’aperçus la route qui s’allongeait entre les champs plus sombres. C’était celle qu’il m’allait falloir suivre dans un temps si proche que la nuit seule m’en séparait ; mais il n’y avait plus en moi qu’un consentement docile, un immense vouloir de servir, contre quoi se trouvait sans force le pressentiment où j’étais que toute l’hostilité de la vie m’attendait au seuil du jardin.