L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/01

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 3-25).




BAUDELAIRE




Il semble que Baudelaire ait prévu son propre cas quand il écrivit : « Les nations sont comme les familles : elles n’ont de grands hommes que malgré elles. »

En effet, il est surprenant de penser qu’on le conteste encore, que les critiques le dénaturent, que les anthologies le négligent, qu’on le tient tout au plus pour un poète étrange, malsain, stérile en tout cas.

Mais l’opinion finale sera de le mettre enfin au premier rang où règnent Lamartine et Victor Hugo, qu’on cite toujours, en l’omettant. L’œuvre de ceux-ci fut en horizon ; le génie de Baudelaire est en profondeur.

Le génie de Baudelaire ! Affirmation prématurée et à laquelle on n’est pas accoutumé. De son vivant, il fut méconnu ou mal connu ; des erreurs, des interprétations fausses masquèrent son œuvre, et il mourut, ne prévoyant pas lui-même dans quelle lumière de gloire elle finirait un jour par se dresser — pauvre évêque décédant au seuil de son sacre sans avoir vu tomber les échafaudages de ses tours. Aujourd’hui, cette œuvre commence à apparaître comme une cathédrale catholique qu’elle est vraiment.

Voilà ce que n’ont pas soupçonné les écrivains qui s’en sont occupés jusqu’ici : ni M. Brunetière ; ni M. Huysmans en ses pages colorées ; ni M. Paul Bourget, qui déclare Baudelaire un pessimiste, qu’il ne fut qu’improprement, et un mystique qu’il ne fut pas du tout ; ni même Théophile Gautier dans sa préface d’un style si merveilleux, sensuel, odorant, niellé, un style complexe comme une chimie, riche et faisandé comme une venaison, mais qui n’a dégagé que les aspects plastiques, pour ainsi dire externes de l’œuvre. Gautier était trop un artiste en couleurs et en décors, trop un païen, pour chercher le mystère intérieur du poème, son ressort philosophique et religieux.

Il est vrai que n’avait point paru encore l’ouvrage posthume de M. Crepet, contenant entre autres deux fragments inédits d’une sorte de confession, de journal intime : Mon cœur mis à nu et Fusées, qui nous permettent maintenant d’aller jusqu’à l’âme du poète, d’élucider toute son âme.

Baudelaire surgit dès lors un peu différent de ce qu’on l’a vu d’ordinaire. Il apparaît ce qu’il est essentiellement : un poète catholique. Certes, un homme de décadence toujours, au seuil de la vieillesse d’un monde, au seuil de ce qu’il appelle lui-même « l’automne des idées ». Mais cet homme de décadence demeure aussi tout imprégné de l’Église. Parmi les vices modernes et la corruption effrénée dont il subit la contagion, il continue à être le dépositaire du dogme, le dénonciateur du péché.

Déjà, au physique, il avait, parait-il, une réserve sacerdotale, un air de pâle évêque qui, à vrai dire, serait déposé de son diocèse, mais moins pour des péchés de chair que pour le péché d’orgueil.

Il s’est exprimé d’ailleurs en un vocabulaire tout enrichi de liturgie, de bréviaires, de catéchismes, emmiellé de saint-chrême pour ainsi dire, inoculé même de latinité, ce latin d’église qu’il connut bien et aima jusqu’à en composer des strophes : Franciscæ meæ laudes, qu’il intercala dans son livre.

Ici il ne s’agit plus d’une vague religiosité comme celle de Chateaubriand et des romantiques, moins épris du dogme que du culte, de la pompe des offices, du cérémonial, du décor, d’une sorte de merveilleux chrétien.

Celui-ci était né avec le renouveau de l’architecture, ce retour au gothique et au style du moyen âge remis tout à coup en lumière par la splendide restauration de Notre-Dame.

Cette Notre-Dame de Paris, aussitôt accaparée par Hugo, on peut dire qu’elle fut l’arche d’alliance du romantisme. Mais Hugo, comme le roi David, se contenta de danser devant l’arche, avec Esmeralda et les bohémiennes du parvis.

Or la génération qui suivit entra, elle, dans Notre-Dame, se signa d’eau bénite, marcha vers le chœur, affirma son adhésion à la foi et aux mystères : c’était Barbey d’Aurevilly ; c’était Hello ; c’était Baudelaire. À vrai dire, leurs façons de se comporter dans Notre-Dame ne furent pas pour rassurer les officiants et les suisses, même quand ils s’approchaient de la Sainte Table : « — Vous devez communier le poing sur la hanche ? » demandait Baudelaire à d’Aurevilly.

Ceux qui vinrent après eux devaient pousser plus loin, rétrograder tout à fait jusqu’à ce moyen âge dont Hugo avait montré le chemin. Eux étaient retournés à Dieu ; leurs disciples retournèrent à Satan, qui est son pôle contraire. La magie se mêla à la religion, le grimoire à la prière. C’est ce qui explique ce recommencement actuel de l’occultisme, de l’ésotérisme, de la messe noire, de l’envoûtement, que nous voyons reparaître dans les beaux livres de M. J.-K. Huysmans, les traités spéciaux de M. de Guaita, les imbroglios de M. Péladan, — dernier avatar, suprême aboutissement du romantisme.

Ce sera une curieuse histoire à écrire que celle de ces sortes de catholiques : Barbey d’Aurevilly, Hello, Baudelaire, Villiers de l’Isle-Adam et, — plus récents, — MM. Huysmans, Verlaine, Léon Bloy, qui auront revendiqué avec des blasphèmes leur titre de croyants et eurent toujours l’air, dans leurs pratiques les plus ferventes, de s’essayer au sacrilège.

Quant à Baudelaire, il n’alla pas jusqu’au satanisme et à l’occultisme par lesquels ses continuateurs seulement devaient clore aujourd’hui ce cycle de l’idée catholique dans la littérature moderne.

Satan pourtant a une place dans son œuvre, mais pas différente de celle qu’il occupe dans l’ensemble du catholicisme lui-même. Baudelaire rédigea les Litanies de Satan, tandis que Barbey d’Aurevilly écrivait les Diaboliques, Il se contenta des postulations au Diable que connut déjà le moyen âge, — de quoi avoir aussi quelques visages de démons en gargouilles grimaçantes à son œuvre, ce qui n’empêche pas celle-ci, comme Notre-Dame elle-même, d’être une cathédrale, une église catholique, à l’image et à la ressemblance de son âme !

Car son âme est bien d’un poète catholique. Il dit quelque part dans son journal : « Ce qu’il importerait, c’est d’être un héros, ou un saint, pour soi-même », parole de définitif renoncement, de pessimisme doux comme celui de l’Écclésiaste, qui implique la nostalgie et l’ambition du ciel. Il croit au ciel, en effet, au ciel pur et simple des fidèles, au naïf paradis de la ballade de Villon, « où sont harpes et luths », comme il le proclame dans la Bénédiction qui ouvre les Fleurs du mal. Il croit aussi à l’enfer, aux flammes réelles, au dam, aux brûlures éternelles ; et, s’il en voulait tant à George Sand, c’est parce qu’elle avait nié l’existence de l’enfer.

Baudelaire croit au dogme intégral de l’Église, non seulement quant aux vérités de l’éternité, mais aussi quant aux vérités du temps. En même temps qu’il confesse ses mystères, il accepte ses doctrines politiques, ses attitudes sociales, son intransigeance vis-à-vis des revendications de la liberté et de la libre-pensée.

Lui aussi estime sans doute que la vérité est une et que l’erreur n’a pas de droits : que la tolérance est une faiblesse, si pas un renoncement. Dès lors, le crucifix ne doit plus être un arbre de paix, mais une arme de menace et de châtiment. Il répudie la théorie du pardon des offenses, de l’oubli des injures, de l’abdication des valeurs devant la masse sous prétexte d’égalité, toute cette religion humanitaire et molle qui fait arrêter le bras de Pierre par Jésus dans le Jardin des Oliviers et, dédaigneux de l’action, lui fait dire : « Celui qui frappe par le fer périra par le fer. »

La preuve s’en trouve dans cette pièce topique du Reniement de saint Pierre où il approuve le disciple d’avoir trahi, et où il condamne le Maître de sa mansuétude ou de sa peur :

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D’un monde où l’Action n’est pas la sœur du Rêve ;
Puissé-je user du glaive et périr par le glaive !
Saint Pierre a renié Jésus… il a bien fait !

Il a bien fait ! Il fallait frapper par le fer et s’imposer par la force. Ainsi éclate sa nature dogmatique, sa religion d’inquisiteur. Car c’est bien un catholicisme politique du XVIe siècle que le sien, d’après lequel il faut s’imposer de force au peuple, puisque celui-ci est incapable de se gouverner et ne comprend que les coups, comme l’enfant et comme l’animal. Ce catholicisme autoritaire d’une part et, d’autre part, la doctrine libérale de Jésus, qui pouvait vouloir mais n’a voulu que pouvoir, sont mis en opposition de la même manière dans une admirable nouvelle de Dostoïewsky intitulée le Grand Inquisiteur, dont le poème de Baudelaire est tout le germe.

C’est à Séville, devant la cathédrale. Le Grand Inquisiteur, Torquemada, passe silencieux, avec un sourire énigmatique. Il a vu au coin de la place le peuple rassemblé faisant cortège à un homme qui vient de ressusciter un enfant. Cet homme est évidemment Jésus. » L’Inquisiteur ordonne aux hommes du saint-office de le saisir et de l’enfermer dans les cachots. Le soir venu, il va visiter le prisonnier et lui faire son procès : « Pourquoi revient-il ? Est-ce pour leur susciter des embarras, maintenant que tout a été remis par eux en bon ordre ? Car il avait eu le tort de laisser aux hommes le choix et la faculté de croire. Pour eux, il n’y avait en vérité rien de plus insupportable que la liberté. » Et Torquemada ajoute : « Nous les avons débarrassés du fardeau d’être libres, du tourment d’avoir le libre choix dans la connaissance du bien et du mal. Nous avons corrigé ton œuvre et c’est pourquoi nous seuls, gardiens du mystère, nous serons malheureux. »

C’est la théorie de Baudelaire ; ce qu’il appelait lui-même sa « religion travestie », car, dans le Reniement de saint Pierre et ailleurs encore, il se montre d’un pareil esprit autoritaire, avec une âme sombre et hautaine qui pourrait être celle d’un prélat intransigeant d’Espagne du XVIe siècle, une âme qui ne s’égaye point aux choses fleuries et suaves du rituel, pour qui même la dévotion à la Vierge, poétisée ailleurs de cierges, de guirlandes, d’étoffes brodées et de joyaux, se transpose en un culte barbare et tragique, comme il apparaît en ce poème curieux, À une Madone, ex-voto dans le goût espagnol :

… Pour compléter ton rôle de Marie
Et pour mêler l’amour avec la barbarie,
Volupté noire ! des sept péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux
Bien affilés, et, comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour cible,
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant !

Baudelaire est un poète catholique. Son œuvre n’est que la mise en scène du drame originel de la Genèse. Elle raconte la grande chute, l’éternelle lutte qui est le fond de la religion, entre des comparants pareils : Dieu, l’homme, le Tentateur, et la femme, ici aussi l’alliée du Tentateur.

Satan d’abord ; pour le poète, il est toujours le Tentateur du Paradis terrestre, le Démon onduleux et menteur du commencement des temps. Mais, en cette société âgée et décadente, il a multiplié et perfectionné ses ingéniosités — et quelles autres ressources maintenant pour nous induire en péchés !

Les péchés modernes ? Ce sont précisément les « Fleurs du mal ». Baudelaire en a dressé la liste. Il les énumère avec une liberté que seul les mal clairvoyants ont pu juger licencieuse, a la façon dont Moïse énumère, dans le Lévitique, certaines abominations. Son œuvre est un examen de conscience de l’humanité présente.

Lui-même, certes, est un pécheur ; il le confesse et avec componction. Il se contemple dans sa faute comme en un miroir brisé et s’y pleure.

Car son œuvre n’est pas seulement objective, elle est subjective aussi ; et c’est ce qui la rend si pathétique : le poète confondu avec cette foule, marchant parmi cette foule en proie au péché, apparaissant tout couvert de son péché, en même temps que du péché des autres.

Partout la théorie catholique de la perversité originelle. Mais partout aussi la détestation des vices. Il les poursuit, il les dénonce à travers l’énorme capitale, ce fiévreux Paris qui est l’atmosphère chaude à merveille pour leur pullulement.

Ainsi, occasionnellement, il apparaît un poète parisien (on connaît la série de poèmes intitulés : Tableaux parisiens) après déjà Sainte-Beuve qui ne voyait dans la ville pécheresse que motifs de pittoresque et de mélancolie.

Baudelaire, lui, ausculte les passants, déchire leurs linges d’hypocrisie, découvre en eux des ulcères mentaux, des résidus de méchanceté, et aussi une flore de vices nouveaux, et tout le vin antique des purs sentiments, des pensées nobles, aigri, tourné en vinaigre et en eau, avec un tatouage de moisissure dans les âmes.

Il s’en afflige et il s’en épouvante, sans nulle complaisance pour le vice. « Le vice est séduisant, dit-il dans son Art romantique ; il faut le peindre séduisant. » Mais il ajoute : « Il traîne avec lui des maladies et des douleurs morales singulières ; il faut les décrire. » C’est ce qu’il a fait ; partout on sent la détestation du mal, l’horreur des coupables ivresses. À la fin des Femmes damnées il leur clame avec la dureté d’un Père Bridaine laïque, avec la menace indignée d’un prophète biblique :

Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Dans ce conflit redoutable de l’homme avec les péchés modernes, on peut dire qu’auprès de Satan, qui est présent partout, la femme apparaît toujours aussi, dans les Fleurs du mal sans cesse l’alliée du Tentateur, comme dans le drame primordial de la Genèse.

Or c’est précisément par cette conception de la femme que Baudelaire se prouve plus clairement encore un poète catholique, et continue de suivre, pour la mise en scène de l’éternel drame humain, la version du catholicisme.

Son opinion est conforme aux séculaires préjugés de la littérature sacrée, puisque les saints Pères estiment que la femme est un vase plein de péché, et puisque Bossuet lui-même a écrit sur leur vanité cette phrase de suprême ironie : « Les femmes n’ont qu’à se souvenir de leur origine, et, sans trop vanter leur délicatesse, songer après tout qu’elles viennent d’un os surnuméraire où il n’y avait de beauté que celle que Dieu voulut y mettre. »

La femme est avant tout, pour les théologiens, une occasion de péché, et Baudelaire pense de même. Elle est, maintenant encore, l’alliée du Tentateur. Elle est elle-même le Tentateur. Et l’amour qu’elle nous offre a un caractère satanique. Le poète en trouvait la preuve dans l’habitude des amants — une habitude enfantine, inconsciente, mais vérifiée partout — de s’interpeller dans leurs jeux par des noms de bête : « Mon chat, mon loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent… » De pareils caprices de langue, ces appellations bestiales témoignent d’une influence satanique dans l’amour. « Est-ce que les démons ne prennent pas des formes de bêtes ? » demandait-il.

Et cela se voit, en effet, dans les tableaux des Primitifs et aussi dans ceux des petits maîtres du Nord, qui, peignant fréquemment des Tentations, celle de saint Antoine ou d’autres saints, représentaient toujours (Teniers et Breughel, par exemple) un vieil anachorète dans une grotte, assiégé par des bestioles chaotiques, des grenouilles à face humaine, d’inquiétants oiseaux dont le bec s’effeuille en pétales, formes fiévreuses où s’incarnent les démons.

Les femmes aussi semblaient à Baudelaire des incarnations de l’esprit du mal, n’ayant d’autre empire qu’à cause de notre originelle perversité, puisque la joie en amour, déclarait-il, provient de la conscience de faire le mal.

Pour le reste, il les trouvait médiocres vraiment : « J’ai toujours été étonné, dit-il dans son journal, qu’on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles avoir avec Dieu ? »

Cependant si la femme est amère et vaine, pourquoi l’aimer ? Voici : car toute l’œuvre de Baudelaire est raisonnée, logique, philosophique — certes la femme est le mal ; elle offre l’amour qui est le péché ; elle collabore donc à l’Enfer, mais qu’importe !

Qu’importe ! Si tu rends — fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —
L’univers moins hideux et les instants moins lourds !

Qu’importe ! puisque le péché est un moyen d’oubli, et de sortir de soi-même et de la vie ! Précieux oubli pour Baudelaire, et les natures d’élite qui souffrent avec lui, exilées dans l’imparfait et qui voudraient entrer dès ici-bas dans l’Idéal.

Or comment entrer dans l’Idéal ? Comment échapper au spleen ? Spleen et Idéal, c’est le titre d’une partie importante des Fleurs du mal ; c’est la devise même de la vie du poète, et comme les deux rives entre lesquelles sa pensée a gémi.

C’est donc pour oublier que l’homme accueille avec ivresse la femme quand elle lui apporte le fruit de sa chair : — ô Arbre de la Tentation, espalier des seins mûrs, chevelure enroulée en serpent câlin au tronc de son corps nu ! Et, comme jadis au Paradis terrestre, elle nous murmure aujourd’hui encore, de sa voix spécieuse : « Mange, tu seras semblable à Dieu ! »

Mais la chair de la femme n’est pas le seul fruit d’oubli que le Tentateur nous offre. Il y a d’autres moyens désormais d’échapper au spleen, d’entrer de force dans l’Idéal. Voici le Vin, d’abord, qui promet d’éblouir de ses prestiges même les plus déshérités. Et plusieurs morceaux se suivent : le Vin de l’Assassin, le Vin du Solitaire, le Vin des Chiffonniers.

Puis les autres ivresses, les autres moyens d’échapper à soi-même : le Jeu, le Sommeil, le Voyage, le Voyage surtout qui a si merveilleusement inspiré Baudelaire, servi par ses souvenirs personnels d’embarquement juvénile vers les Indes. En effet, il avait navigué très jeune, vers dix-huit ans, embarqué sur un vaisseau faisant voile pour Calcutta, afin, pensait sa famille, que ses idées fussent modifiées et sa vocation littéraire contrariée. Or ce voyage lui donna des impressions qui devaient constituer une des caractéristiques de son œuvre. On peut dire qu’il aura exprimé de façon définitive la poésie des ports, la navigation, les vents du large, les voilures, ce qu’il appelle les architectures fines et compliquées des mâts et des navires. C’est encore dans ces pays d’Orient qu’il prit le goût des parfums, dont ses strophes sont pleines, et se fit une éducation esthétique de l’odorat, à un moment où la littérature n’avait guère encore connu que l’esthétique de la vue.

Cette ivresse du Voyage est brève comme les autres ; elle déçoit à son tour :

                        …Nous avons vu des astres
Et des flots ? nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés comme ici !

Alors, quoi ? N’y a-t-il aucun moyen de se sauver du Spleen dans l’Idéal, de réaliser dès ici-bas l’infini pressenti ? Si ! il y a vraiment des « Paradis artificiels ». Et Baudelaire a consacré a les décrire les deux notices qu’on connaît et qui sont parmi le plus profond et le plus neuf de son œuvre ; celle du Haschisch et celle de l’Opium, à propos duquel avaient paru en Angleterre les extraordinaires confessions d’un mangeur d’opium par Thomas de Quincey, que Baudelaire traduisit en les analysant et développant.

Ces stupéfiants, voilà le moyen parfait et immédiat de fuir la vie, de satisfaire le goût naturel de l’infini, d’être semblable à Dieu. C’est la plus redoutable des offres du Tentateur moderne. Dans cette ivresse étrange, tout s’anoblit, s’idéalise, s’emparadise. On ne perd pas la conscience de soi. C’est une conscience déformée, sublimée. C’est le réel agrandi, divinisé, exagéré jusqu’aux confins du possible, jusqu’à la ligne d’horizon du ciel et de la mer. Est-ce encore l’eau, ou est-ce déjà le ciel ? Est-ce encore la réalité, ou est-ce déjà le rêve ?

Or c’était tentant surtout pour le poète pauvre, épris de dandysme, subtil esthète, qui tout de suite ainsi se trouvait transporté dans le luxe. Il y a un poème des Fleurs du mal : « Rêve parisien », qui raconte cette ivresse en chambre.

La notation est unique dans les Fleurs du mal, où nulle part il n’est fait une allusion directe au haschisch ou aux visions de l’opium. En cela il faut admirer le goût suprême du poète, uniquement préoccupé de la construction philosophique de son poème, de le dépouiller des contingences, en n’admettant des choses que leur portion d’éternité, leur transposition en infini.

Mais indirectement il y a la trace et le profit de la fréquentation de ces paradis artificiels : les déformations de la sensation, interversion des sens et ces fameuses « correspondances », si souvent signalées et imitées :

Son haleine fait la musique,
Comme sa voix fait le parfum !

Et ailleurs :

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies…
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Personne n’a dit que cela était moins inventé que vu, vu par Baudelaire dans l’ivresse du haschisch, alors qu’à la seconde période, comme il l’a écrit lui-même, « arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs et les couleurs contiennent une musique. »

Un autre résultat du haschisch, c’est un alliage de mathématiques qu’on n’a guère signalé dans l’œuvre, et qui se rencontre si curieusement çà et là :

Dans les Petites Vieilles :

À moins que, méditant sur la géométrie…

Dans les Sept vieillards :

                         …Son échine
Faisait avec sa jambe un parfait angle droit.

Ainsi les mathématiques se lient à la poésie comme elles se lient à la musique, car l’ivresse du haschisch transpose, paraît-il, toute musique en chiffres, fait apparaître toute musique sur l’air nu comme une vaste opération arithmétique où les nombres engendrent les nombres.

Quoi qu’il en soit du profit que ces drogues savantes apportèrent à l’œuvre, elles n’en restent pas moins défendues, comme les autres moyens artificiels d’oublier la vie : le vin, le jeu, le voyage. Tous sont des fleurs du mal, des fruits de tentation, des inventions de Satan. Seule la Mort vient de Dieu. Elle est la conclusion logique de la vie et sera celle également du poème qui se termine par une série de sonnets, d’une analyse profonde : la Mort des amants, la Mort des artistes, la Mort des pauvres.

C’est le seul idéal à opposer au spleen, le seul remède qui ne trompe pas, cette pensée de la mort, — car le poète est croyant, et la mort ouvre sur le ciel, « ce lieu, dit-il, de toutes les transfigurations », le ciel où, dès le premier poème de son livre, il entrevoyait le trône réservé au poète :

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes légions.

Voilà pourquoi le dernier poème des Fleurs du mal doit se clore, en toute logique, sur ce cri qui sonne enfin la délivrance :

Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !

Comme on le voit, toute cette œuvre de Baudelaire est construite avec la logique, l’harmonie, les proportions, la hiérarchie de l’architecture, car on peut dire surtout de lui qu’il fut un cérébral, un génie de volonté.

La plupart s’étonneront de cet accouplement de mots, imaginant le génie plutôt inné, inconscient, un don, un jaillissement inlassable, une puissance verbale allant jusqu’à être comme le vent, la mer, le feu, faisant de l’homme une sorte d’élément.

Soit ! mais, même dans cette hypothèse, n’est-ce pas un élément aussi, la poudre toute réduite qui pourrait faire explosion, avoir la puissance d’un cyclone ? N’est-ce pas un élément, la fiole d’essence prestigieuse dont les gouttes sobres sont distillées avec les fleurs de toutes les latitudes ? Baudelaire fut, en poésie, le chimiste de l’Infini, et, dans les cornues de ses vers, tout l’univers aussi se condense, aboutit.

Il est donc un homme de génie, pour qui démêle le sens symbolique de ses livres. Mais bien peu, aujourd’hui encore, peuvent oser un tel avis. Que dire de l’opinion qu’il suscita de son vivant et de l’accueil fait à son œuvre ? Succès d’étrangeté, presque de scandale. « Des essais », comme déclara la Revue des Deux-Mondes dans une note restrictive, quand elle publia quelques fragments en primeur.

En vain Baudelaire aurait-il voulu s’imposer, expliquer. « Il est inutile d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit », disait-il avec découragement, convaincu de la bêtise du monde, la bêtise au front de taureau.

Or c’est précisément le mépris de l’humanité qui le mena à ce goût de la mystification, un peu puéril, au fond, et dont on lui fait tant grief, mais qui s’explique dans son cas, et par lequel il se vengeait d’aller incompris et seul dans la vie. Il faut dire, à sa décharge, que presque tous les écrivains de sa génération eurent, comme lui, cet amour du mensonge. Ce fut une mode, comme l’affectation de costumes ostentatoires. Balzac lui-même, dans cette toute cérébrale passion pour l’Étrangère, ne faisait qu’aimer un mensonge, le concrétiser dans une forme de femme inconnue, c’est-à-dire dans quelque chose qui était comme s’il n’existait pas. Dernier avatar du romantisme, pourrait-on dire, et de la lycanthropie de Pétrus Borel, s’obstinant à des attitudes pour étonner le vulgaire, et se survivant comme en un sport mental.

On peut considérer de la sorte telles mystifications laborieuses de Baudelaire, qu’il exerçait jusque vis-à-vis des humbles et des inoffensifs. Par exemple, passant un soir devant la boutique d’un charbonnier, il le vit, dans une pièce du fond, assis avec sa famille autour d’une table. Il semblait heureux ; la nappe était blanche ; le vin riait dans les flacons. Baudelaire entra. Le marchand vint vers lui, obséquieux, joyeux d’un client, attendant la commande.

— C’est à vous, tout ce charbon ? demanda-t-il.

L’homme fit signe que oui, ne comprenant pas.

— Et toutes ces bûches alignées ?

L’homme acquiesçait encore, croyant l’acheteur indécis.

— Et cela, c’est du coke ? c’est de la braise ? Ils vous appartiennent aussi ?

Baudelaire examinait avec soin toutes les marchandises entassées ; puis, dévisageant le charbonnier :

— Comment ? C’est à vous, tout cela ! Et vous ne vous asphyxiez pas ?

Des mystifications de ce genre (et on en raconte de nombreuses, plus ou moins authentiques) étaient sans doute le résultat d’un entraînement, un jeu de solitaire et d’incompris. À l’origine, Baudelaire dut y trouver un moyen de se mettre en garde contre la bêtise qui aurait pu rire de lui, ne le comprenant pas. Il prit l’avance et, le premier, se moqua. Ce fut une sorte de légitime défense.

Car, après avoir reconstitué l’âme foncière de ce poète, on songe : « Comme il s’est trouvé en exil dans la vie ! Il a marché vraiment parmi des étrangers. Il n’a pas parlé la même langue que les autres. Sa conversation naturelle devait paraître à beaucoup inintelligible ou ridicule, ses raffinements de pensée et de langue ahurir autant que ses mystifications. »

C’est qu’il a considéré la vie au point de vue de l’Éternité. Il n’a pas été pareil aux autres ; il n’a pas été conforme, ce qui est le grand crime, comme il disait lui-même. De là son destin maudit, son génie insoupçonné, sa vie lamentable, en proie à l’affront, à l’ignorance, à la pauvreté.

Quel contraste avec l’existence féerique d’un Hugo qui, après soixante années d’acclamations, est porté en triomphe dans la mort comme un héros de Wagner ! C’est que Hugo, Lamartine, presque tous les poètes français du siècle, eurent une nature telle qu’ils ont pu véritablement épouser la foule.

Ses passions, ses tristesses, ses joies, ses croyances, — politique, patrie, amour, tous les grands lieux communs de l’humanité, ils les ont partagés. Chacun d’eux fut vraiment un « écho sonore » au centre de tout.

Quant à Baudelaire, il est exceptionnel : il représente l’élite en face du nombre ; en regard des faits, il est la loi ; il conçoit l’ordre de l’Univers et méprise le désordre des événements. Lui est incapable à jamais de pouvoir épouser la foule. Il est si différent d’elle, si différent des autres, — et toujours égal à lui-même ! Il est l’être dépareillé. Il est unique de son espèce. Il est le grand célibataire, ainsi qu’il est dit dans Maldoror de l’Océan. Mais n’est-ce pas la gloire de l’Océan de n’avoir point d’équivalent ? — comme c’est aussi la gloire de Dieu. Dieu est celui qui est le seul. Et l’on pourrait dire la même chose de l’homme de génie.