L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/04

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 55-68).




LES ROSNY




Les Rosny ont renouvelé le cas des Goncourt, une collaboration fraternelle non moins féconde et déjà glorieuse aussi.

Pour les Rosny, il paraît que les romans du début appartiennent uniquement à l’aîné ; mais c’est là un triage que l’avenir ne fera pas et qu’eux-mêmes, par leur signature unique, nous convient à négliger. Il est donc permis de considérer leur œuvre comme d’un seul écrivain. Disons alors que les Rosny sont un romancier d’admirable talent.

En quoi furent-ils originaux et vraiment des apporteurs de neuf ? Voici.

Au fond, dans beaucoup de romans, il s’agit simplement d’une anecdote. C’est une pièce que l’auteur joue, dont les personnages ont été taillés, habillés par lui, sont des marionnettes où l’on entend sa voix. Guignol pour grandes personnes ! Tantôt le drame ou la comédie est d’imagination pure, tantôt il est copié plus ou moins sur la réalité (roman romanesque ou naturaliste) ; mais toujours le rectangle de la scène termine le jeu géométriquement.

Avec les Rosny, l’art s’élargit. Le théâtre est de plein air. Plus de portants, de décors peints, tout le mensonge et toute la machination. Et plus ces fils simples faisant mouvoir les personnages, et qui n’aboutissent qu’aux mains d’un metteur en scène plus ou moins adroit. Les êtres vivent, marionnettes quand même, pauvres marionnettes humaines, plus infimes encore, mais plus tragiques, tenus par des fils toujours, mais des fils autrement émouvants, ceux des Forces et des Lois, ceux qui relient les créatures à la prodigieuse télégraphie aérienne, aux astres, aux semences de l’air, aux perles de la mer, aux cyclones aveugles, aux infiniment petits, aux embûches, à la mort toujours en route… Ainsi ils vivent, les frêles personnages du livre (et nous avec eux), d’une vie englobée dans l’immense gravitation cosmique. Chaque livre, dès lors, est plus qu’un roman ; c’est en même temps le roman du règne animal et végétal ; c’est un microcosme de l’univers. Si telle femme sanglote à la lune, on sent bien qu’elle subit la même loi que l’Océan dont la poitrine halète à l’unisson de la sienne. La lune l’influence comme lui, et c’est d’elle que dépend la marée rouge de son sang.

Tout est en communion dans la nature. Universel enchaînement ! Forces surplombantes et inéluctables ! Molécules fraternelles ! C’est ce que les Rosny font sentir dans leurs œuvres. L’imagination ici se limite par la science, mais s’étend jusqu’à elle, comme un continent jusqu’à la mer. Or même dans l’intérieur des terres on sait, on devine, on entend, la grande pulsation lointaine des marées inexorables. Chez les Rosny aussi, autour des créatures il y a la création. De cette façon, le roman représente la vie intégrale, telle que peut la concevoir, telle que doit la concevoir un cerveau qui a reçu une éducation scientifique… Les personnages ne sont plus indépendants. Ils sont enveloppés, rattachés à la vie totale, à l’ensemble vertigineux de l’univers, petites lumières frêles dans un immense déploiement capricieux, vibrants organismes en proie aux forces, aux combats, aux conflits de la faim et de l’amour, aux ivresses du sang rafraîchi par des proies et par l’avril.

Drame éternel et monotone que ce drame de l’univers, soumis à la fatalité… Aux deux bouts de leur œuvre comme aux deux bouts de l’histoire, les Rosny nous montrent le triomphe du fort, l’imagerie lamentable de la théorie darwiniste et la société non moins cruelle que la nature. Car, après nous avoir évoqué dans leurs étonnants paysages et scènes préhistoriques le pauvre cerf élaphe, poursuivi par le lion, par le felis spelæa, puis broyé et dévoré, ils nous montrent, aussi épouvantée et apitoyante que le cerf élaphe, la pauvre Nelly en fuite dans ce Londres actuel où la traquent d’autres monstres, la faim, la prostitution.

Toujours la même angoisse dans l’éternelle gravitation : le vertige du ciel, par-dessus soi ; la terre finale, par-dessous ; et, tout autour, les tableaux naturels : l’eau, les herbes, les pollens d’amour, le poison caché, la mort qui rôde, mille embûches parmi les fleurs, la désagrégation, un va-et-vient de molécules dont nous sommes, pour une minute anxieuse, l’éphémère colonie !

C’est déjà beaucoup que cette conception scientifique du roman, c’est-à-dire ne voir les êtres — dans le livre comme dans la vie — que liés à tout le ténébreux mécanisme du cosmos. Ceci, au fond, constituait la dernière application de la méthode naturaliste. Voir scientifiquement des types et des caractères n’est pas autre chose que les voir plus juste et dans la vérité absolue. C’est du réalisme transcendantal, poussant sa formule jusqu’à l’évidence des mathématiques et des analyses intégrales.

Déjà, auparavant, le réalisme en peinture, désireux de faire vrai, de voir juste, de fixer le ton exact, eut recours à la science aussi. L’école impressionniste et celle du pointillé ont emprunté aux expériences de Rood, aux études de Chevreul leur technique du ton simple, du ton fragmentaire, pour éviter tout acheminement vers le noir et fixer mieux sur les toiles la lumière. Or vouloir rendre la lumière, c’est vouloir faire vrai. C’est encore du réalisme. Et M. Claude Monet avec Seurat dérivent logiquement de Courbet par Manet.

La peinture en est restée là. Le roman, appuyé sur la science, aurait pu n’aboutir aussi qu’à cette étape ; la science, avec son surplus d’enquête, eût engendré simplement, dans ce cas, un réalisme supérieur. Le roman, ainsi que la peinture, aurait désormais présenté, non plus les êtres isolés, mais aussi le milieu où ils s’agitent, leur atmosphère, sans rien de plus cependant.

Or il s’est fait que les Rosny, en même temps qu’un esprit de science et de généralisation, possédaient les dons du poète, et, du coup, ils agrandirent cette conception scientifique de la vie aux proportions d’une sorte de foi lyrique et de culte ébloui.

On peut dire qu’ils ont créé dans la littérature un merveilleux de la science.

Théodore de Banville avait coutume de dire qu’il n’y a pas de grande œuvre sans merveilleux, et il citait toujours, tel qu’un exemple mémorable, l’Atta Troll de Henri Heine.

Oui, mais comment inventer un merveilleux nouveau ?

L’antiquité eut son admirable mythologie, fables enchanteresses, Olympe radieux, ciel rose et or, où somnolaient les Immortels, océans vierges d’où émergeaient des déesses de qui les chevelures gardaient l’ondulement des vagues.

Le merveilleux chrétien, lui, est sublime, et Chateaubriand en dégagea, dans le Génie du Christianisme, l’éternel enchantement.

On trouve dans les œuvres des Rosny, dans la Légende sceptique, dans les Xipéhuz et même dans leurs romans de mœurs modernes, ce qu’on pourrait appeler un merveilleux de la science : décors quasi surnaturels, féerie inaccessible, prestiges occultes, musique des sphères, conciles d’astres, Forces de la nature, Lois d’airain aussi inexorables que les anciens dieux, et qui sont comme les visages changés et sans nom du Destin.

Renouveler le roman par une conception scientifique de la vie, en mêlant les théories de Darwin aux inventions de l’imagination, voilà pour la beauté littéraire de l’œuvre des Rosny. Celle-ci a aussi une beauté philosophique. Elle ne conclut pas nécessairement à une philosophie fataliste. Et nous allons voir comment il en sort une morale ingénieuse et admirable.

Dans ces romans de la vie collective, une part est laissée à l’énergie individuelle, toute réduite, il est vrai, circonscrite, en proie à des lois mystérieuses, à des instincts, à la maladie, à la duplicité, aux pièges de l’ignorance.

N’importe, c’est précisément parce que nous ne sommes plus en lutte seulement avec nos semblables ou avec nous-mêmes, comme en d’autres romans, contrariés uniquement dans nos amours, notre ambition, nos appétits, mais livrés à des forces autrement redoutables, aveugles, implacables, — c’est pour cela que les Rosny s’émeuvent d’une telle pitié miséricordieuse dont le halo accompagne tous leurs personnages… Avec quel apitoiement ils disent : « Le pauvre être humain ! » Comme ils le montrent disputant au sort quelques minutes d’ivresse, assis au bord de sa courte joie à l’eau vite tarie où son image chavire…

De là cette bonté qui est partout en leurs livres et y bat comme un cœur caché. Bonté qui va être bientôt contagieuse.

Dans Nell Horn, Juste s’embarrasse de Nelly pour ne pas laisser derrière lui une victime, une épave dans cet océan du Londres moderne aux millions de lumières dardées sur elle comme des yeux de vice… Il se souvient du cerf traqué dans les paysages de la préhistoire…

Ailleurs, c’est Valgraive, le mourant qui cherche à faire durer après lui sa volonté miséricordieuse, et donne sa femme à l’ami qui l’aime, en taisant par bonté ses jalousies préventives, ses révoltes, toutes les suggestions du mal qui l’empêchent de se réaliser en la beauté du bien.

Dans l’Impérieuse bonté, c’est l’amour du prochain sous toutes ses formes. Dans Marc Fane, il ne s’agit plus de la bonté individuelle, mais d’un idéal qui s’étend, cette fois, au delà du cercle d’or de la lampe et des êtres familiers. Marc Fane, le télégraphiste ambitieux, le possibiliste fraternel et utopique, rêve un dévouement lointain, général, socialiste (au sens étymologique du mot). C’est sur la société elle-même qu’il s’apitoie, sur tout ce qui souffre, se débat, convoite, apôtre illuminé de la bonté, cherchant à canaliser la marée révolutionnaire qui monte, pour ne pas qu’il y ait plus de bris, de heurts et de douleur.

Et il ne s’agit pas ici de pitié, cette pitié russe de Tolstoï et de Dostoïewsky, qui dérive d’une morale admise a priori et sur laquelle les actes se modèlent. De même la charité et l’amour du prochain dans toute religion chrétienne. Les Rosny ne partent pas d’une morale basée sur une foi ; ils aboutissent à une morale… L’altruisme ne descend pas d’un principe divin : il monte d’un constat humain. Leur philosophie évolutionniste et darwiniste engendre quand même une morale, ce qu’on pourrait appeler une morale de l’espèce. Altruisme des naufragés de la Méduse ! Parmi cette vie incertaine, parmi cet univers dramatique, il faut une expansion, un accord, la protection des petits, le secours aux mal armés, dans une communion des êtres où la force ne voudra plus que collaborer avec la faiblesse pour la compléter en une unité de défense efficace.

C’est ainsi qu’en face des Digui, des Lesclide, des ambitieux, des hommes de proie de leur œuvre, il y a Juste, Valgraive, Honoré Fane, Jacques, Gouria, ceux qui pratiquent cette féconde solidarité humaine, afin de combattre l’aveugle et dure nature. Mais les Rosny ne cessent jamais d’être artistes ; nullement prêcheurs ni « moralistes », ils n’ont envisagé la bonté que comme un élément de beauté, quand ce sont les forts qui sont bons, n’usant de leur force que pour les faibles, et rétablissant ainsi un peu d’harmonie, c’est-à-dire un peu d’esthétique parmi le brutal drame humain, puisque la beauté est dans l’ordre.

L’œuvre des Rosny, comme celle de Flaubert et de presque tous les grands écrivains, a ceci de curieux qu’elle peut se diviser en deux groupes très distincts, deux voies parallèles, quittées, reprises et menées de front. D’un côté, des romans de mœurs, de documents, de modernité : Nell Horn, le Bilatéral, le Termite, sans compter ces romans d’analyse aiguë et méticuleuse, situations d’amour où l’écrivain herborise dans les cœurs, depuis Daniel Valgraive jusqu’à l’Autre femme et Double amour ; d’un autre côté, des livres tout en décors et en visions : la Légende sceptique, Eyrimah, les Origines.

Les uns expriment l’air du siècle ; les autres s’amplifient en des reculs d’espace et de temps. Les uns sont en profondeur ; les autres en horizons.

Or chez Flaubert aussi, Madame Bovary alterna avec Salammbô et Bouvard et Pécuchet avec la Tentation de saint Antoine.

N’est-ce pas un moyen pour l’écrivain de satisfaire la nature double, le goût contradictoire qui se retrouve chez tout homme d’une cérébralité un peu haute : l’amour du rêve et de l’action ?

En des temps meilleurs, l’action fut héroïque et philosophique ; le rêve put se concilier avec elle : ainsi Vamireh, dans le roman préhistorique des Rosny, est à la fois chasseur hardi, guerrier redouté et graveur attendri d’une fleur sur la dent d’un carnivore. David aussi, dans la tribu, tenait en même temps le sceptre et la lyre.

Mais aujourd’hui l’action est médiocre, monotone, et ne peut plus tenter les cerveaux nobles. Baudelaire a noté l’antinomie :

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D’un monde où l’Action n’est pas la sœur du Rêve !

Des romanciers comme Flaubert et les Rosny ont remédié au désaccord. Certaines œuvres, à cause même de leur modernité, semblent correspondre à ce goût secret de l’action. On pourrait dire que Flaubert a véritablement aimé Emma Bovary, s’est passionné pour elle comme si elle avait été réelle et l’eût hanté de sa présence et de ses futiles caresses. Les Rosny aussi ont agi, pourrait-on dire, dans l’Impérieuse bonté, dans Marc Fane et le Bilatéral, ces romans de mœurs révolutionnaires dont la matière était neuve et restera marquée de leur empreinte. Ils s’y dépensèrent, y vécurent de la vie même de leurs personnages ; et d’imaginer les harangues enflammées de ceux-ci dans les réunions publiques, ils éprouvèrent sans doute la même fièvre, le même émoi physique que s’ils les avaient prononcées.

En regards de ces œuvres qui correspondent au goût insatisfait de l’action, il y a de grandes épopées conformes au rêve : les Xipéhuz, la Légende sceptique au seuil de laquelle les Rosny donnent pour ainsi dire leur propre définition : « Luc vivait dans un rêve du xxe siècle », point d’intersection où peut-être l’action aura rejoint le rêve et où l’écrivain ne sera plus, comme aujourd’hui, la moitié d’une âme qui aspire à l’action en lutte contre la moitié d’une âme qui aspire au rêve !

Quoi qu’il en soit, tous les livres des Rosny ont aussi cette marque des grands écrivains : un style personnel. Leur manière est tout de suite reconnaissable par les tours, la couleur, par le vocabulaire surtout, qui est vaste, inépuisable, imprévu, souvent technique et scientifique. Ceci constituait précisément son élément de nouveauté : des termes de physique, de chimie, de botanique, d’anthropologie, fournissant des images inédites, des facettes troubles et inquiétantes. On s’étonna de ce style qui se parait de lueurs inconnues, se compliquait… L’auteur avouait de lui-même dans son Termite : « Il répugnait à Gervaise par son style encombré. » Dans leurs récentes œuvres, les Rosny ont simplifié leur style, naguère si luxuriant. En tout cas, personne ne possède comme eux une telle abondance avec une telle subtilité ; et ce n’est pas un des moindres charmes dans une œuvre toute en synthèses, en idées générales, en mouvements de foule, de trouver ces notations de demi-teintes, ces nuances d’âme, ces clairs-obscurs d’idées, ces sourdines de mots…

Ainsi la langue des Rosny est conforme à notre temps, nerveuse et complexe comme lui, vibrante du frisson des hommes et de l’électricité des choses, pleine de trouvailles incessantes, d’une couleur de chimie et d’orage, et bien celle qu’il fallait en cette fin d’un siècle où fonctionnent les cornues laborieuses, où les réverbères des villes s’aigrissent, où brûlent tous les yeux, où se hissent les premiers incendies sociaux en forme de drapeaux rouges dans le vent…

Donc par une conception scientifique de la vie introduite dans le roman, par la création d’une sorte de merveilleux de la science, par l’établissement d’une morale de l’espèce, par un double aspect qui regarde à la fois le rêve et l’action, enfin et surtout par un style artiste qui porte leur marque propre, les Rosny ont vraiment produit une œuvre grande. En résumé, elle aura réalisé ceci : l’art et la science, qu’on croyait inconciliables, n’y font plus qu’un.

De même les étoiles merveilleuses, extase des mystiques, éblouissement des songeurs, sont en même temps des arithmétiques infaillibles et une algèbre qui brûle à l’infini !