L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/07

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 87-98).




HUGO

(l’œuvre posthume)




Quand on descend aujourd’hui dans les caveaux du Panthéon, dès que s’est ouverte la lourde porte, on trouve tout de suite devant soi l’endroit où le cercueil de Victor Hugo repose, tel qu’il fut apporté là, le jour de son inoubliable convoi. C’est-à-dire qu’on ne s’est point occupé, depuis, de lui bâtir un tombeau. Il est toujours dans une situation provisoire ; il s’attarde sur des tréteaux.

Les yeux considèrent à même la bière nue, qui attend… Peut-on imaginer pareil manquement, cette déréliction déjà, pour le mort qu’on amena là en un triomphe de funérailles que semblait seule pouvoir accompagner la musique du Crépuscule des Dieux ! Aujourd’hui le silence, l’insouci, l’ironie d’un flot banal de visiteurs exotiques devant le cercueil brutal et apparent avec son velours noir aux étoiles d’argent qui ont l’air de larmes caillées.

Et, tout autour, les anciennes couronnes, les fleurs, les bouquets, tout fripés, recroquevillés, séchés, déteints ; rubans pâlis, inscriptions aux lettres en allées, lyres de cartons qui s’émiettent, spectres de roses, cadavres de fleurs qui aussi se décomposent…

Comme tout cela est presque triste quand on songe au poète acclamé durant un demi-siècle !

Voilà pour son corps.

Et son œuvre ? Elle est aussi un peu délaissée déjà, cependant qu’elle se continue encore.

Un soir, comme Hugo allait faire une lecture, chez lui, après le dîner, il déclara au moment de communiquer ses poèmes : « Messieurs, j’ai soixante-quatorze ans et je commence ma carrière. »

Il aurait pu dire la même chose au moment de sa mort. Car il laissa une œuvre posthume compacte, déjà parue en partie. Ces poèmes sont très divers de tons, d’attitudes, de latitudes, pourrait-on dire, et de dates, allant de 1840 à 1880.

Hugo garda parfois très longtemps des œuvres par devers lui, donnant cette impression de luxe d’une âme qui a le temps. Ainsi son Théâtre en Liberté qui date sans doute de l’époque où, après les victoires hasardeuses d’Hernani et de Ruy Blas, il se livra ardemment au théâtre. Mais on sait les sifflets d’incompréhension accueillant ses prodigieux Burgraves en 1845 ; et le serment du poète, tenu jusqu’au bout, de ne plus livrer aucune œuvre dramatique au public. C’est pourquoi le Théâtre en liberté n’a paru qu’en œuvre posthume, si audacieux, si plein de claires visions rénovatrices et qui contient des épisodes splendides comme la Grand’Mère ou l’Épée, avec, comme toujours, ces grands vers mis en mouvement par masses, des cataractes de poésie.

Mais entre les ouvrages posthumes, ce n’est pas celui-là qu’il faut, préférer, ni même Choses vues d’un impressionnisme net et coloré ; ni Toute la lyre où chantent depuis le fil de la Vierge de l’églogue jusqu’à la corde d’airain de l’épopée ; mais plutôt et surtout et au-dessus de tout : La fin de Satan. On l’ignore trop, ce vaste poème, qui est sans doute le chef-d’œuvre du poète. Toute la partie : Judée racontant la vie et la mort du Christ est éclatante et suave. Il y a des épisodes d’imagination dantesque : la rencontre de Barrabas et de Jésus en croix : des chants lyriques qui font pâlir les chœurs d’Athalie celui des filles de Betphagé saluant l’entrée du Christ à Jérusalem. Jamais Hugo ne trouva de tels échos de rimes, de telles volutes de vers, de pareilles marées montantes d’alexandrins. De plus, il y fit preuve d’un tact, d’un goût, d’un sens des nuances qui sont bien l’harmonie secrète du génie. C’est-à-dire que sans cesse il côtoyait, de par le sujet même, le récit du nouveau testament. Or il se contenta d’imaginer dans le décor, d’inventer à côté et comme en marge, de faire œuvre personnelle dans la description, les accessoires, le paysage, l’archaïsme polychrome des détails. Par contre, il n’attribua à Jésus, aux disciples, à tous les personnages de l’histoire chrétienne que les paroles authentiques des Évangiles. Parfaite délicatesse, et non pas même au point de vue de la religion, mais au point de vue de l’art. C’est ce que n’ont pas compris tous ceux — et ils sont nombreux — qui, en ces dernières années, ont écrit, à sa suite, des œuvres évangéliques, drames ou poèmes. Comment eurent-ils l’audace ou la candeur de prêter à Jésus des paroles ? Quoi ! Un écrivain qui est un homme, un pécheur, un pauvre manieur de mots, un penseur dont la pensée ne va pas plus haut vers l’infini qu’un jet d’eau vers le ciel, ose décider : « Ici Jésus doit dire ceci ; la, répondre de cette façon. » Et alors, écrire une tirade, parler soi-même à la place de Jésus. Remplacer Dieu !

Hugo, lui, eut soin de maintenir les paroles de Jésus et des autres en leur rigueur textuelle et, grâce à l’aisance unique de sa prosodie, de les intercaler, telles, dans la trame du récit. Car les paroles de Jésus sont divines. Et Hugo sentait qu’il n’avait pas le droit de mettre des paroles, mêmes géniales, à côté des paroles divines ou tenues pour telles, par conséquent de la clarté à côté de la lumière. Mauvais goût d’ajouter une lampe au soleil. Ce qui fut dit fut dit. Tout avait été prémédité ainsi dès l’Éternité. Personne dans aucun temps n’eut et n’aura le droit de rien superposer au texte.

La Fin de Satan est le sommet, le point culminant, de cette admirable œuvre posthume qui va se continuer encore, chaîne de montagne infinissable sur l’horizon du siècle…

Ultérieurement nous aurons un ouvrage philosophique : Essai d’explication ; d’autres volumes de correspondance et des miscellanées, proses et vers, intitulées Océan qui formeront le volume final.

Ce qu’il y a de particulier dans les ouvrages de cette série posthume, c’est que plusieurs sont très anciens, par exemple cet Océan, qui est encore à paraître, intitulé d’abord. Tas de pierres, carrière informe, en effet, où tailler plus tard des visages, des paysages…

C’était au moment de la Révolution de 1848 : ce manuscrit existait déjà et fut sauvé par Hugo dans une grande malle, car il habitait alors la place Royale, c’est-à-dire — entre le faubourg Saint-Antoine et l’Hôtel-de-Ville — le coin de Paris le plus tumultueux, le plus menacé. Toujours il prit ainsi un soin farouche et méticuleux de ses manuscrits gardés chez lui, plus tard, dans une armoire de fer, près de son lit, et qu’il avait eu soin, dès l’origine, de vouloir en papier de fil pour en assurer la durée.

La Fin de Satan aussi, publiée seulement il y a quelques années, est d’une date fort reculée. N’est-ce pas curieux de penser qu’un tel ouvrage fût gardé inédit durant plus de trente années ?

Du reste, on trouva à la mort du poète une quantité vraiment effarante de papiers et de manuscrits. Ah ! le prodigieux inventaire — qui dura dix mois — plus d’un million de feuilles à coter et ranger dans des fardes notariales !

Heureusement que, pour confier sans peur le soin grave d’une telle publication, il possédait d’admirables amis, tel que M. Meurice, tel que Vacquerie. Mais n’a-t-on pas toujours les amis qu’on mérite ?

Grâce à ces affectueux zèles, les livres posthumes ont paru successivement ; et cela continuera ainsi quelques années — derniers échafaudages enlevés à mesure et découvrant quelques nouvelles tours, portails, gargouilles dans le colossal amas de pierres entassées qu’est la cathédrale du poète romantique.

Mais au moment même où elle commence à apparaître terminée, la piété s’en détourne ; et ils vont diminuant, les fidèles agenouillés dans cette œuvre.

Il serait tentant, quoique délicat, d’essayer de situer, vis-à-vis de la génération actuelle, la gloire de Victor Hugo. On ne peut nier un recul, un éloignement graduel, mais ceci est le résultat d’une loi presque physique. L’admiration a aussi ses reflux. D’ailleurs il y a satiété. Il lui faudra, comme lui-même le disait un jour avec un naïf orgueil, désencombrer le siècle. Même pour l’œuvre d’autrefois, on y retourne moins ; la plupart aiment mieux se souvenir de l’avoir lue.

Dans ce délaissement, il faut, à vrai dire, faire la part de la mode. La mode existe en matière d’art comme en toutes matières, aussi changeante et sans fondement. On s’engoue ici ; on se déprend là. L’œil se déshabitue vite. Et tout ce qui n’est plus la mode apparaît aussitôt lourd ou laid.

Pourtant le changement vis-à-vis de Hugo n’est pas que de hasard et d’impression. On prétend en donner des raisons. Les esprits très affinés, très cérébraux, ont voulu contrôler ces déchaînements lyriques, ces trop sibyllines proclamations. M. Jules Lemaître, par exemple, avec sa subtile nature de sensitive, ses indécisions frileuses et scrupuleuses de pensée ou de sentiment, a regimbé. M. Maurice Barrès aussi et d’autres ont été, croyons-nous, jusqu’à s’apitoyer sur ce qu’ils appelaient la pauvreté de pensée du poète et son manque vraiment trop excessif d’idées. Mais ils n’ont pas vu peut-être qu’il y a dans Hugo (et c’est sa grandeur en même temps que son infériorité) ce qu’il peut y avoir d’idées dans une foule.

À défaut de pensées originales, il a eu du moins des images sur tout, avec une abondance, un luxe prodigieux et inégalé. Par conséquent, comme l’invention des images est le propre de la poésie et l’essentiel devoir des poètes, on croirait qu’il a dû, au moins, garder la fidélité de ceux-ci. Eh bien ! non ! Il est loin le temps où Banville, trop déférent, s’écriait : « Nous sommes tous disciples d’Hugo ou nous ne sommes pas. »

Non point qu’on se soit désormais libéré et que l’originalité totale florisse dans la poésie actuelle. Au contraire, jamais l’enrégimentement n’a plus sévi. Il y a des écoles, des canons, des dogmes, des excommunications. Malheur à qui marche seul ! Mais on a changé de maître. C’est Baudelaire d’abord qui, pour les âmes actuelles, fut plus un éducateur que Hugo : « Tu aimeras ce que j’aime et qui m’aime… »

C’est Poë surtout ; puis M. Mallarmé, Verlaine ; et les poètes anglais : Shelley, Swinburne, Rosetti, et l’Américain Walt Withman, influençant quelques-uns au point que leurs poèmes, en vers libres, ont l’air de n’en être que des traductions. C’est Wagner aussi, à la suite duquel on recommence médiocrement des chevauchées, des tristesses d’Iseult, pour ne plus plagier celle d’Olympio. C’est enfin, pour ceux de la dernière heure, les chansons populaires, les contes de fées ; une affectation de fausse candeur et simplicité où toute orfèvrerie de style disparaît.

Quant à Victor Hugo, il eut trop d’action sur son temps pour en avoir sur les jours immédiats. Son œuvre a çà et là une odeur — rancie aujourd’hui — d’actualité. Il fait des odes sur Napoléon, la Colonne, telle révolution, un exil de roi, un fait divers, un incident politique. Il s’empêtre dans toutes sortes de préoccupations historiques, religieuses, sociales, étrangères à la « fonction du poète » qu’il a si faussement définie lui-même dans un poème de ce titre. Et ailleurs, dans William Shakespeare, n’énumère-t-il pas cet étrange programme qu’on croirait plutôt politique que poétique : « Amender les Codes, sonder le salaire et le chômage, prêcher la multiplication des abécédaires, réclamer des solutions pour les problèmes et des souliers pour les pieds nus.

Même dans la Légende des siècles en dépit de tels fragments superbes, on désirerait parfois plus de recul, un éclairage lunaire, les tuniques pâles et mauves de la légende… C’est trop de l’histoire, de la peinture d’histoire ; comme souvent ailleurs c’est trop d’éloquence, d’affaires contingentes et éphémères.

Mais ce tempérament poétique est une force indomptable et inépuisable. L’écrivain a plus encore que du génie. Il a la Puissance Verbale poussée jusqu’à devenir presque un élément. Son œuvre est le vent, les nuées ; elle est la mer, depuis la date de l’exil surtout, comme si elle devint à l’image et à la ressemblance de cet océan avec lequel il eut la chance de devoir vivre seul à seul, se confronter et s’harmoniser.

N’est-ce, point en effet, pour l’avoir longtemps regardé qu’il a pu dire un jour magnifiquement : les flots qui toujours se reforment ?

Or, ses vers aussi toujours se reforment, s’engendrent l’un de l’autre, gonflés et creux parfois, mais ils ont la voix de l’abîme.

Toute l’œuvre rend le son de l’infini.

Voilà pourquoi il est également naturel de l’aimer ou de ne pas l’aimer, comme on aime ou on n’aime pas la mer.