L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/13

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 157-166).



BRIZEUX




Pour bien comprendre l’œuvre de Brizeux, il faut voyager en Bretagne où partout on est hanté par son souvenir, lui qui a si bien dit sa race, qu’à chaque pas on retrouve un détail noté par lui et qu’on croit reconnaître au passage les héros de ses poèmes.

Cette jeune fille dans un coin du wagon, qui s’installe, avec sa coiffe blanche et son col tuyauté de Bannalec, avec sa peau de fruit, n’est-ce point la « brune fille du Scorff », n’est-ce point Marie elle-même qui va à la foire de Quimper acheter des rubans et des croix ? Nous lui parlons de Brizeux : oui ! elle le connaît. — C’est un poète, n’est-ce pas ? fait-elle en risquant d’un air timide ce mot qu’elle ne comprend pas bien, mais qui est vénéré dans le pays comme celui de quelqu’un de grand qui est mort il y a très longtemps, au temps de Merlin l’enchanteur, du roi Arthur et des menhirs devant lesquels on se signe dans la lande.

Et comme nous l’interrogions sur l’endroit où devait reposer le poète, elle ajouta avec un air d’ignorance et de vénération : « C’est au cimetière de Lorient, sans doute, qu’on aura rapporté ses reliques… »

Cependant le nom de Brizeux avait réveillé toutes les mémoires : chacun se met à en parler, tandis que le train file à travers les champs de blé noir et de bruyères roses ; un vieux paysan assure qu’il l’a vu dans sa jeunesse — Brizeux n’est mort qu’en 1858 ; — un curé en cause à son tour : lui connaît toutes ses œuvres et, du reste, l’a rencontré autrefois, du temps où il arrivait jeune vicaire à Pont-l’Abbé ; même le poète entra un jour en grande colère parce qu’on avait jeté bas un vieux Calvaire qui menaçait ruine, au bord d’une route, au lieu de le restaurer et de le conserver avec soin : tant Brizeux avait sincèrement le culte de la tradition armoricaine et de la défense de son pays contre les nivellements modernes.

Chose touchante que la survie unanime de ce nom dont la lumière grandit pour avoir fait plus que travailler au bien matériel et immédiat de son pays — pour l’avoir immortalisé dans son œuvre, à ce point que si la Bretagne tout entière mourait, elle serait conservée à jamais, impérissable momie, dans les bandelettes enroulées de ses vers.

Gagné à notre tour par la dévotion ambiante pour celui déjà entré dans la légende et qui fut d’ici le chanteur et le barde, nous avons été, comme en pèlerinage, partout où sa vie naguère a marché et rêvé. Ça été quelque chose d’un peu triste, mais d’une tristesse bonne et qu’on alimente — comme de rentrer dans la maison d’un mort aimé, après l’enterrement, de toucher aux choses familières à ses doigts, de se mirer dans les miroirs où son visage erre encore, de s’illusionner d’un mensonge de vie à voir pendre aux patères ses habits vidés de gestes !

Ainsi nous avons revu les bruyères et les landes, les mélancoliques remparts de Lorient, au long desquels il allait jadis avec sa mère, les vives et chuchoteuses rivières de l’Ellé et du Létha ; surtout nous avons revu la paroisse d’Arzanno, tout en haut de la route ascendante qui part de Quimperlé — oh ! le sauvage et lointain village qui abrita l’adolescence de Brizeux et son adorable idylle avec Marie. L’ancien presbytère où habitait le vieux curé qui fut son maître est aujourd’hui une ferme, mais les bâtiments subsistent à peu près intacts : une façade de pierre percée de fenêtres inégales ; ici la grande cuisine brunie et fumée aux solives apparentes, où glisse comme un rayon du soleil noir de Rembrandt ; en face, la salle à manger qui dut servir de réfectoire à la petite école du curé d’Arzanno ; au fond, un vaste escalier tournant, en chêne solide, mène à une suite de chambrettes, à l’étage — les anciens dortoirs où pour jamais les voix d’enfants sont mortes et aussi celle du vieux maître qui y répandait en eux son âme virgilienne.

À l’entrée du village, la même église est là, avec son clocher de pierre octogone, ses deux tourelles, sa balustrade ajourée et, par-dessus, le légendaire coq d’or. Voici la chapelle bariolée où Brizeux venait au catéchisme, entendait l’orgue avec ravissement et souriait à la petite amoureuse du Moustoir, comme si elle eut été la Vierge et la Madone, «  L’office se passait à nous bien regarder », comme il l’a écrit plus tard.

Autour de l’église, un lamentable cimetière de tombes abandonnées dont les calvaires et les croix naufragent dans les hautes, herbes. C’est ici même, sur les murs circulaires, il y a trois quarts de siècle, que Marie et Brizeux ont dû s’asseoir, les doigts tressés, si heureux dans leur naïf bonheur que la Mort elle-même ne les attristait pas ! Ô suavité d’une telle églogue ! Oh ! les amours de la quinzième année !

Voilà ce que Brizeux a dit dans tous ses poèmes, le charme des amours enfantines : le sien, d’abord, pour Marie ; puis, dans son second livre, Les Bretons celui du clerc Loïc Daulas pour Anna, la fille du vieux fermier Hoël. Les noms changent ; le sujet du poème demeure ; c’est la même analyse émue de ce qu’on pourrait appeler la puberté du cœur qui souvent devance l’autre et, pour cela même, est sans désirs. Chaste aurore de l’amour ! Éveil des tendresses partagées ! Premières floraisons dans le verger de l’âme ! Rames appariées dans le port avant que la marée du sexe afflue et entraîne l’amour dans la pleine mer et les orages !

Cet amour-ci, tumultueux, exaspéré par les sens, Musset en est l’éloquent poète — le poète des vingt ans ! — tandis que Brizeux restera le virginal notateur des amours de la quinzième année ; et, comme s’il en devait annoncer physiquement la vocation, voilà — à en croire les portraits gardés de lui — qu’il avait lui-même comme une mince et mystique tête de premier communiant !

Certes, les idylle de Marie demeurent le plus durable de son œuvre, mais son originalité lui vint aussi de son zèle à transposer dans ses poèmes toutes les choses de sa Bretagne natale : les noms, légendes, traditions, coutumes, jeux et croyances. Depuis, combien de poètes ont essayé de dire leur pays ; mais la plupart n’ont fait que de la poésie rustique monotone, et nul n’égale l’art de Brizeux qui en inventa le genre. Au reste, quelle autre contrée pouvait présenter une telle abondance de poésie, éparse dans ses paysages ? Les costumes d’abord, si originaux, conservés intacts, avec des broderies d’or et d’argent — chez les femmes — des étoffes vives, des dentelles, des bijoux, et surtout ces coiffes de lin, de tulle, variées de forme à l’infini, d’après chaque canton, mais toujours mettant sur la tête comme un frisson blanc de deux antennes ou de deux ailes.

Et quant aux hommes, ils étaient beaux au temps de Brizeux — beaucoup le sont encore aujourd’hui — avec leurs immenses cheveux qui les faisaient ressembler à des arbres.

La nature aussi était propice : des rivières, des bois, des rochers, des menhirs, des landes, des genêts d’or, des bruyères roses, des sapins et des chênes, mélancoliques horizons qui ondulent sous un soleil dans des brumes, comme un soleil d’argent.

Et, tout en cercle, la mer, le grand Océan qui imprègne sa poésie et qui, autour de ses vers semble aussi flotter, dans le blanc des pages !

Sans compter les traditions et les légendes, si curieuses qu’il n’avait qu’à les transcrire pour donner la sensation d’une odeur et d’une couleur de terre qui n’est pas semblable aux autres. Dans Les Bretons, il en a recueilli un grand nombre : les ruches d’abeilles qu’on habille de crêpe pour un enterrement et de rouge pour une noce ; les seaux et les bassins qu’on vide durant l’agonie pour que l’âme défaillante ne s’y noie pas ; les épingles de la mariée que les jeunes filles se disputent.

Ajoutez à cela le Merveilleux, cet élément surnaturel qui paraît indispensable à un poème, si logiquement trouvé par Brizeux dans la croyance populaire aux démons, aux mauvais génies, aux nains, aux âmes des Trépassés revenant, les nuits d’automne, inspecter leur maison et s’y chauffer devant la braise ; dans la croyance aussi aux saints catholiques qui, comme saint Corentin et sainte Anne d’Auray, sont honorés dans les Pardons et protègent avec des scapulaires et des médailles bénites.

Toute cette vie légendaire et naturellement poétique d’un peuple et d’une nature si à peine violés, Brizeux n’avait qu’à la dire avec simplicité et émotion, comme il l’a dite, pour faire œuvre d’art originale — lui qui avait vu et avait senti ce que nul autre n’avait su voir ni sentir. Or tout l’art personnel est là ; et c’est pourquoi Sainte-Beuve avec raison a dit de lui que, « si la critique voulait marquer d’un nom ce fruit nouveau, elle serait contrainte d’y rattacher simplement le nom du poète ».

Seulement, Brizeux a fait plus que de la poésie rustique, de « l’art de son terroir », comme on a dit depuis. Son œuvre vaut surtout par son caractère général, son sentiment toujours ému, son frisson d’humanité et d’âme qui sont le fond éternel de toute poésie. Et de ceci, la preuve s’en trouve non seulement dans les si naturelles et vives peintures des jeunes amours, mais encore dans le sentiment familial qui est entre ses pages comme une triste rose conservée du jardin maternel.

Il a dit cette douleur qui est une des plus vraies de la vie des lettres : le poète quittant la maison où il joua enfant, délaissant pour la grande ville la ville morte où il sait bien que son âme s’étiolerait ; le poète abandonnant sa mère vieillie qui comptait sur lui pour qu’il l’aidât à cheminer, à petits pas — comme elle-même, naguère, l’avait aidé à marcher, tout petit !

Oh ! cette dernière promenade de Brizeux avec sa mère au long des mélancoliques remparts de Lorient, nous l’avons tous faite et, rien que d’y penser, il nous vient des larmes — tandis que la vieille femme, notre mère, est seule là-bas qui, elle aussi, nous cherche encore de chambre en chambre…

Mais il faudra toujours que les poètes s’évadent de la vie de province ; car, souvent, c’est pour avoir quitté leur pays, qu’il leur apparaît, à distance, doux et beau dans le mirage des souvenirs. Quanta Brizeux, l’absence et le regret de ce qui n’est plus sont le fond et la condition même de sa poésie. Il y a ainsi des cœurs qui vivent toujours en arrière et qu’on pourrait appeler des cœurs rétrospectifs. C’est le cas de Brizeux. Il n’est si pathétique que parce qu’il évoque sans cesse le passé : ses amours enfantines, sa mère restée seule, le pays délaissé surtout (il est le poète du mal du pays), tous ces souvenirs qu’il passa sa vie à commémorer, ô lui, le nostalgique barde qui a si bien exprimé ceci : La douceur des choses quittées.