L’Élite (Rodenbach)/Écrivains/15

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 179-186).




MISTRAL




Le Midi a appelé Mistral magnifiquement l’Empereur du soleil. C’est que, en effet, il règne sur cette Provence à qui il a donné conscience d’elle-même. Son œuvre est un miroir où elle se reconnaît. C’est en cela qu’il est un grand poète, ce qui ne veut pas dire seulement, quant à lui, un grand écrivain de vers. Il apparaît une figure presque unique en Europe, aujourd’hui, non seulement par son œuvre, mais par sa vie, ses attitudes, tous les gestes de sa pensée, son influence sur une race entière, ce je ne sais quoi, ce fluide, ce halo dont sa tête et son nom s’auréolent. C’est-à-dire que Mistral est plus qu’un poète. Il est la poésie même, avec son caractère d’éternité. Tout de suite, à son propos, Lamartine nomma Homère, dans ce grand article qui fit célèbre, d’emblée, l’auteur de Mireille. Un Homère chrétien, pourrait-on mieux dire.

Car, avec toutes les traditions de la Provence, il a gardé celle de sa Foi. C’est un épisode exquis, dans sa calme et noble vie, que ce voyage à Paris, sitôt après l’article de Lamartine. Ne fallait-il pas s’en aller remercier le maître des Méditations pour sa louange qui fut comme un sacre ? Mais il fallait aussi, à Paris, remercier Dieu, et au préalable… Donc, il se rendit à Notre-Dame où le P. Félix était alors prédicateur en vogue, se confessa à lui, communia avec des gars de là-bas qui l’accompagnaient, avaient quitté, pour lui, leurs mas qui sont dans des jardins…

C’est alors que Barbey d’Aurevilly le rencontra, avec ce franc port de tête qu’il a gardé, les cheveux souples et un peu longs, sa moustache de mousquetaire dont l’air désinvolte se corrige par des yeux d’horizon où court une lumière claire — et une tenue sobre, de parfaite correction.

En le voyant ainsi, Barbey d’Aurevilly, désappointé, s’écria : « Comment, monsieur, vous n’êtes donc point un pâtre ? » S’il n’en avait pas le costume, il en avait l’âme, et il l’a gardée. Précieux trésor sauvé en lui, conservé jalousement, loin du contact des villes. Le beau et le touchant de sa vie, c’est qu’il soit resté dans son village ; que malgré la gloire tout de suite conquise — et on sait ce que cela implique dans Paris : adulations, faveurs, argent, femmes, — il n’ait pas quitté ce doux Maillane, proche d’Avignon, assez contenté de promener son ombre sur cette Place où, comme il dit, des gamins jetteront un jour des pierres après son buste.

C’est pour cela qu’il est pastoral. Dans son œuvre aboutissent toutes les voix de la Nature, parce qu’il n’a pas quitté la Nature. Est-ce que déjà son nom, qui est le vent du Midi, n’indique pas une force naturelle, quelque chose qui est moins d’un individu que d’un climat et d’une race ? Signe de la Destinée ! Il porte en lui l’âme même du peuple. Et c’est cette âme qui crée en lui. Ainsi les événements, les personnages, les paysages, sont regardés par lui comme le peuple les regarde. Nous y songions, un soir que nous lui entendions réciter son admirable Tambour d’Arcole. Ce n’était pas ainsi qu’un écrivain doit se représenter logiquement l’aventure héroïque ; mais c’est ainsi sans doute que le peuple l’imagine, coloriée et confuse comme une image d’Épinal dans des fumées…

Ce soir-là. Mistral nous récita aussi son poème de Saint Trophime, d’autres morceaux. Curiosité et délice de l’entendre ! C’était chez M. Alphonse Daudet, l’été, dans ce joli castel de Champrosay, dans ce milieu d’art unique, avec les fenêtres ouvertes, après le dîner, sur le parc blanc de lune. Mistral déclama à voix ample, à grands gestes. Mais sa voix de soleil s’accordait mal avec les lampes ; ses gestes élargis, avec le salon.

Du coup nous comprîmes toute la nature de son génie : les autres font de la poésie de chambre, comme il y a de la musique de chambre. Mistral fait de la poésie de plein air.

Ainsi est Mireille ainsi Nerto, les Isclo d’or le Rhône ; si beaux, qu’ils résistent même a la traduction. Mais quel arôme, quel souffle ils ont, dans ce mâle et harmonieux provençal que Mistral reprit, ennoblit de nouveau jusqu’à l’art ! Langue qu’on dédaignait — comme les hardes des siècles morts, — indignes de vêtir les rêves et les images. Tout au plus fallait-il la laisser au peuple pour ses associations d’idées, brèves ou nulles. Mistral en fit une langue littéraire coordonnée et fixée.

Non seulement par ses poèmes. Il publia, au surplus, le Trésor du Félibrige, un grand ouvrage de linguistique où il s’est montré un philologue admirable, le codificateur sûr de cette langue dont il a retrouvé tous les chemins et les sentiers de traverse jusqu’au bout de l’histoire, jusqu’aux carrefours de forêts où les idiomes se rencontrèrent et se quittèrent.

Mais le provençal, objecte-t-on, est un sentier qui n’aboutit pas, se perdit ; ce fut une langue vaincue. Pourtant « le provençal est une langue française », disait finement Jules Simon. Il n’y a pas, en effet, que le français, langue de l’unité, idiome classique ; il y a aussi « les parlers de France », qu’on retrouve partout, anciens ferments, gisements indissolubles, fondations tenaces, mêlées au fond du sol à la poussière des aïeux. Et il est utile qu’il en demeure ainsi. À côté des grandes langues littéraires qui sont des océans, réduites aussi à quelques-unes comme les mers dont se baignent leurs pays mêmes, il est bon que survivent des patois, ces nombreux petits ruisseaux intérieurs où se mirent l’originalité des villages et la vieillesse intacte de chaque clocher.

C’est-à-dire qu’avec l’ancien parler de la race, subsiste aussi l’ancien esprit de cette race. C’est ce qu’a voulu Mistral pour sa Provence. Tout suit la langue : les us, les légendes, les antiques mœurs, les filons et les chansons, les costumes et les coutumes. On va revivre l’autrefois et aimer encore les champs. Est-ce que Mistral ne prêcha pas d’exemple, en restant dans son mas de Maillane, « au seuil où l’on jouait jadis », comme disait Brizeux qui, lui, fut infidèle un peu, épousa Paris, tout en continuant cependant à aimer sa Bretagne comme une mère… Lui aussi écrivit des chants dans le vieux langage celtique, rima en ce parler de France, populaire et si vieux, pour être entendu du peuple, toucher ses chers Bretons aux immenses cheveux.

Mistral à son tour, parla à sa race dans la langue que les plus simples — c’est-à-dire les plus intacts — entendaient. Ainsi il la toucha, l’enivra du vin de ses propres treilles, la reconduisit jusqu’à ses origines, et dans tous les chemins de son histoire. La Provence, qui s’était perdue, se retrouva. N’est-ce pas la langue qui constitue la nationalité ? Le provençal renaissait et la Provence aussi. La « petite patrie » s’affirma dans la grande. Persistance de l’esprit régional ! Âme de la province ! Charme indélébile du lieu natal ! Mœurs et paysages devenus des livres !

Ce fut vraiment la décentralisation littéraire, dans ce qu’elle peut avoir de plus décisif. Faut-il s’en plaindre, puisque la décentralisation est le secret des renaissantes originalités. Les écrivains nés à Paris voient moins de l’Univers que les autres. Ils n’en voient que ce qu’on voit du ciel entre les hautes façades. Et alors ils font leurs livres, souvent, moins d’après la vie que d’après leur bibliothèque. Au contraire, il faut écrire d’après une race dont on est l’aboutissement. C’est le moyen pour que les livres soient originaux ; et ils le seront d’autant plus que la race est demeurée elle-même plus impolluée, personnelle, abritée contre l’influence de la centralisation et du cosmopolitisme.

Heureux les écrivains qui ont une province dans le cœur !

Ils en seront, dans la littérature, l’équivalent. Ils feront leur œuvre à son image et à sa ressemblance. Chaque livre aura la couleur de son air et sera comme le visage même de la race.

C’est le cas de Mistral dont la poésie fait partie de la Provence comme en fait partie le chant de la Cigale, la Cigale dont Monselet disait : « C’est une grosse mouche, » songeant à certains Félibres, dont Mistral a dit : « un bestiari divin, » pensant à lui-même. Car sur ses lèvres une Cigale a vraiment chanté qui avait déjà chanté sur les lèvres des Troubadours de la Langue d’oc, auxquels Mistral a donné la main — par-dessus les siècles.