L’Élite (Rodenbach)/Orateurs sacrés/01

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 199-208).



LE P. MONSABRÉ




Les prédicateurs de haute envergure se font rares. L’éloquence religieuse subit une crise. Il y a un certain affadissement, une sourdine sur tous les violons de Dieu.

Certes le zèle ne fait pas défaut, mais c’est le génie qui manque. L’éloquence sacrée n’invente plus. Qui la rajeunira ? C’est un genre à renouveler, car dans le mouvement général de l’esprit moderne, elle s’attarde, s’immobilise en des redites, s’obstine dans l’archaïsme, redore les textes délabrés, continue à empailler la colombe du Saint-Esprit. On dirait maintenant un art d’hypogée. C’est bien de sculpter séculairement ce tombeau du Christ ; c’est mieux de bâtir une citadelle de Foi dans l’air du siècle.

Le P. Monsabré le comprit et y trouva, du coup, sa force et sa gloire. Oui ! il fallait prendre contact avec la vie. Il était temps de moderniser le sermon. Encore un peu ce genre oratoire s’épuisait. Il n’avait voulu s’allier qu’avec lui-même et il périssait d’un sang trop noble. Il lui faudrait se mésallier avec la littérature moderne. Plus ces lieux communs de l’éloquence religieuse, séculaire et qui a l’air de parler une langue à soi. Une langue inanimée, presque une langue morte. Même les images font penser à ces fleurs de papier sous des globes de verre, en de surannés parloirs. Quant au P. Monsabré, il se fit une culture d’esprit toute moderne. Il avouait avoir lu Flaubert, M. Bourget, admirer M. Zola, aimer les poètes. Il leur dut de pouvoir traduire pour les fidèles la théologie et les démonstrations abstraites dans une langue qu’ils comprenaient enfin, capable de les émouvoir, où les mots vivent vraiment, ont un visage… Ce fut déjà ainsi au milieu du siècle, lors du beau temps de l’éloquence religieuse, qui n’eût un tel renouveau que pour avoir marqué le pas avec la littérature — dont elle fait partie en somme.

Elle eût aussi son illumination romantique.

C’est Lacordaire dont le cœur piaffait de génie vers Dieu ; c’est Ravignan presque Lamartinien, tout d’onction et de saint-chrème, qui parlait de la bonté céleste de façon à arracher des larmes aux assistants sur leur ingratitude ; Lacordaire qui fut de la lumière ; Ravignan qui fut de la chaleur ; Lacordaire qui convoqua les âmes à Notre-Dame à coups de clairon et de tonnerre ; Ravignan qui sut les y retenir… Après eux, le P. Félix parla du progrès et de l’art en harangues harmonieuses, orateur fleuri et surchargé, car les Jésuites ont leur style comme ils ont leur architecture, tous pareils.

Quant au P. Monsabré, il demeura digne de ces grands prédécesseurs dans cette illustre chaire. Lacordaire disait dès le début : « La chaire de Notre-Dame est fondée. » Oui ! fondée vraiment, à la façon d’une monarchie, où ne se sont succédés que des esprits royaux.

L’éloquence du P. Monsabré a un cachet personnel. C’est le poète de la théologie. Tel il apparaît, soit qu’on l’entende, soit qu’on lise son œuvre complète de prédication à Notre-Dame, durant près de vingt années : Exposé du dogme catholique, qui comprend trente volumes. Œuvre immense, contenant toute la démonstration de la Foi. Avec la Somme de Saint-Thomas, son point de départ et point d’appui, il a bâti un monument sur les colonnes de dur marbre de son maître, son monument original aux hardis contrastes : des nefs profondes, des dômes de pierre massive et inexorable, avec, autour, d’expertes ciselures, les flammes fleuries de grande vitraux. Une éloquence presque à l’image et à la ressemblance de Notre-Dame elle-même. Ses sermons sont construits avec une science d’architecte quî a rassemblé des matériaux de choix et les ordonne selon un plan qui met tout en valeur et en hiérarchie. C’est un grand plaisir cérébral que d’apercevoir un discours s’élever ainsi avec des proportions calculées et une logique qui permet de le songer jusqu’au bout de lui-même avant même son achèvement. Il faut pour cela que l’orateur ait une dialectique infaillible. Alors l’éloquence qui est musique, est aussi mathématique, puisqu’elle est philosophie. Or c’est le moment suprême du génie musical — Beethoven y atteint souvent — celui où la symphonie n’est plus qu’une algèbre qui chante, comme les constellations dans le ciel.

L’éloquence aussi donne parfois cette sensation. Et le P. Monsabré y fait songer avec sa manière tour à tour didactique et lyrique ; ici une page de théologie, de métaphysique, voire de physiologie ; puis un envolement, un chant sacré qui a les ailes de l’ode. Et une voix souple qui est un merveilleux truchement ; une voix que le temps n’a pas affaiblie, mais qui en a pris, au contraire, une sonorité stridente, une sorte de fureur démonstrative qu’appuie un geste court, saccadé, ayant l’air d’enfoncer l’argument comme un clou. Ces sermons, solides et fleuris, qui apparaîtront dans l’avenir comme nous apparaissent ceux de Bourdaloue, ne sont pas tout de préparation soigneuse. Certes durant l’hiver, dans ce couvent du Havre dont il est le prieur, il élaborait minutieusement l’Avent ou le Carême qu’il irait prêcher Paris, et d’après le plan bien établi, écrivait ses conférences, les récrivait, les corrigeait, cherchait des images nouvelles, jouait des mots comme d’un clavier en nuances. Souvent les mots, chez lui, ont un étrange relief, un emploi habile qui leur donne un aspect nouveau et l’air neuf. « L’homme s’est séparé de Dieu. Dieu se reprend et se cantonne. » Il a de ces belles surprises, toutes modernes, de mots… Puis le travail de préparation achevé, il arrivait à Paris, avant le dimanche de la Quadragésime, dans le petit couvent des Dominicains, faubourg Saint-Honoré où s’installent les prédicateurs de l’Ordre. Et, au fur et à mesure, de semaine en semaine, il apprenait par cœur, le discours du dimanche suivant, un peu d’accord avec Massillon qui disait : « Mon meilleur sermon est celui que je sais le mieux. »

Cependant tout n’était pas conforme, dans ses sermons de Notre-Dame, au texte écrit et appris. Il eut parfois des cris, des illuminations soudaines, un de ces bondissements de phrase imprévus. Trouvailles frémissantes d’une parole sure, qui se mettait à improviser, se suscitait d’elle-même. Il avait bien vite fait, alors, de rejeter tous les éléments d’une préparation laborieuse ; et les feuillets blancs du discours écrit n’étaient plus, dans la mémoire, qu’une frêle certitude de papier où il prenait pied par moment pour s’élancer plus loin dans des gouffres de lumière qui sont en haut et attirent.

C’est alors qu’il obtint ses plus grands succès, parce que chaque fois, il entra, à ces minutes, en contact avec la vie. Il redevenait lui-même, celui qui restaura l’éloquence sacrée en unissant la réalité à la théologie. Parole enfin moderne, adéquate aux événements, qui mêlait le temps et l’éternité. Jamais il n’atteignit davantage l’âme de la foule que ces jours-là. Un jour surtout… C’était dans la cathédrale de Metz, en 1871 :

Après la reddition et l’occupation allemande, il venait d’y prêcher le carême. Le jour de Pâques, le temple était envahi ; au pied de la chaire se pressait une assistance qui, pour pleurer les malheurs de la France, avait pris le deuil et était toute vêtue de noir. Le P. Monsabré, sur le point de finir, sentit lui monter de cet auditoire affligé comme une marée de larmes, et soudain, ému lui-même dans le cœur de son cœur et le sang de son pays, il prit texte de la fête du jour et de la Résurrection pascale pour parler d’espérance… « Les peuples aussi ressuscitent, s’écria-t-il dans un admirable élan, on change leur nom, mais non pas leur sang… Vous n’êtes pas morts pour moi… mes frères… mes amis… mes compatriotes… Partout où j’irai, je vous le jure, je parlerai de vos patriotiques douleurs… jusqu’au jour du sermon de la délivrance que je chanterai sous ces voûtes… » Et il continua l’image magnifique, montrant les provinces mises au tombeau et qu’on croyait mortes, les provinces aussi gardées par des soldats, avec une plaie au flanc, dans le sépulcre ; mais un jour également la pierre volerait en éclats et la patrie se lèverait d’entre les morts !…

On juge de l’immense émotion : toutes les femmes pleuraient ; les hommes étaient debout hors d’eux-mêmes, les bras tendus vers lui comme pour retenir et éterniser cette minute d’héroïsme qui avait passé sur tant de deuils.

Mais ces accents magnifiques nous demeurent à peine comme des échos. Ils suffisent pourtant à nous émouvoir encore. Quelle émotion alors pour ceux qui les entendirent, avec la voix, le geste, l’éclat des regards, tout ce que l’orateur ajoute de son frisson humain au frisson divin des paroles nées en lui et dont lui-même s’étonne. Le malheur de l’éloquence, c’est qu’elle meure à la minute même où elle naît. Les discours lus sont incolores souvent. Le P. Monsabré le savait bien sans doute, le jour où, après sa longue prédication, il descendit, d’un pas lent et ferme, et pour jamais, les marches de cette chaire illustre de Notre-Dame, tout de suite vide de lui et béante comme un tombeau. Il ne se fit point illusion. Il se rendit compte que son Exposé du dogme aux nombreux tomes, n’était vraiment qu’un plan de cathédrale sur le papier, une chose inanimée, et que quelques uns à peine consulteraient dans l’avenir. Au contraire, sa parole entendue avait été la cathédrale debout, et qui chante, pleine d’orgue, pleine de fleurs.

Ce jour-là, après vingt années de travaux, elle allait donc cesser d’être, en s’achevant. Sans faiblesse, tremblement de mains ou de voix, il en posa la dernière pierre, le commentaire final de l’amen du Credo, simplement, comme il avait accumulé toutes les autres pierres. Après cela, il irait s’occuper ailleurs ou se tournerait du côté du silence. Mais aucune mélancolie ! N’est-ce pas la marque d’une âme forte que de quitter les choses, c’est-à-dire se quitter soi-même, avec sérénité ? Ces grands moines, qui seront calmes devant la mort, sont déjà calmes devant l’adieu, devant l’absence, qui est la moitié de la mort.

Le P. Monsabré termina, sans orgueil, sans regret, sans un regard d’ensemble, ému et suprême, sur la tache accomplie. Comme le bâtisseur de génie qui acheva Notre-Dame, il semble qu’il ait jugé aussi son œuvre quelque chose d’impersonnel, fait avec la foule et la foi des siècles, et qu’il ne fallait même pas signer !