L’Éloge de rien, dédié à personne/3e édition/Épître dédicatoire à personne

La bibliothèque libre.
Epitre
dédicatoire
a
personne


UN Auteur dédie ordinairement ſon Ouvrage ou à un grand Seigneur dont il brigue la protection, ou à quelque Financier libéral dont il couche en joüe le coffre fort, ou à une Nymphe bien aimée dont il veut s’acquerir les bonnes graces ; ou enfin à un Ami qu’il veut préconiſer à charge de retour. Le burleſque Scaron a dédié un de ſes Ouvrages à une Chienne, & le mordant Furetiere en a dédié un au Bourreau. Pour moi, plus ſage ou plus fou, comme il plaira au redouté Lecteur de me nommer, ſelon le juſte droit qu’il en a acquis en m’achetant, je dédie mon Eloge de RIEN à PERSONNE. Je ne doute pas qu’une pareille Dédicace ne révolte bien des gens, qui accoutumez à n’approuver que leurs propres inventions, ont toujours des diſpoſitions prochaines à blâmer celles des autres. Que cet Auteur fantaſque, diront ces Cenſeurs pointilleux, entend mal ſes intérêts ! N’auroit-il pas incomparablement mieux fait de dédier ſon Ouvrage de RIEN à un Homme de quelque choſe, que d’en offrir la Dédicace à PERSONNE ; Dédicace auſſi infructueuſe que ridicule, & dont un RIEN des plus ſecs ſera toute la récompenſe ? Il eſt vrai que peut-être un Seigneur que j’aurois héroïfié à tout haſard dans mon Epître dédicatoire, m’auroit régalé d’un je vous remercie bien articulé, & de quelque embraſſade un peu vive, ou qu’une belle Iris dont j’aurois vanté le mérite équivoque à la tête de mon Livre, auroit pû me rendre menſonge pour menſonge, & flaterie pour flaterie. Quoi qu’il en ſoit, pour parler franchement ſuivant ma peu loüable coutume, j’aime autant un RIEN de PERSONNE, que les careſſes ſtériles & les belles paroles d’un grand Seigneur ; & de l’humeur dont m’a fait Dame Nature, les promeſſes les plus flateuſes des Iris & des Clymenes, ſi bien aſſaiſonnées ſoient-elles, & un beau RIEN ſont à peu près pour moi la même choſe.

D’ailleurs ſi Meiſſieurs les Contrôleurs ordinaires des Ouvrages des autres sçavoient les obligations que j’ai à PERSONNE, ſans doute qu’ils ne ſeroient pas ſi choquez de ma Dédicace. Quand enyvré de la folle vanité de me faire un nom dans la République des Lettres, j’ai quitté le tranquille séjour de la Province pour venir me tranſplanter à Paris, le séjour de la confuſion & du dèſordre, veut on ſçavoir qui à mon arrivée en cette Ville eſt venu me viſiter & me faire des offres de ſervice ? PERSONNE. Eſt-on curieux d’apprendre qui m’a conſolé quand j’y ai eu des chagrins, ou quelque fâcheuſe maladie ? PERSONNE. Qui m’y a ſecouru dans mes beſoins ? PERSONNE. Qui m’y a donné ſa table ou prêté de l’argent ? PERSONNE. A qui donc ai-je plus d’obligation à votre avis qu’à PERSONNE ? Mais PERSONNE n’a pas ſeulement mérité mon eſtime & ma confiance par les endroits que l’on vient de voir, je ſoutiendrai encore hardiment contre tout le monde qu’on trouve en PERSONNE tout ce qui peut former le mérite le plus complet. Qu’on me diſe de grace qui eſt-ce qui eſt parfaitement ſobre dans l’abondance, ſouverainement modeſte au milieu des plus grands honneurs, ſcrupuleuſement chaſte entouré de tout ce qu’il y a de plus charmant parmi le beau Sexe ? PERSONNE, répondra-t-on ſans héſiter. Qui voit-on aujourd’hui favoriſer les Belles-Lettres, & ceux qui les cultivent ? PERSONNE. Qui voit-on aimer à faire du bien à tout le monde, juſques même à ſes ennemis ? PERSONNE. Qui de nos jours eſt plus éloquent que Ciceron, meilleur Poëte que Virgile, plus ſçavant Hiſtorien que Tite-Live, plus élevé qu’Horace dans ſes Odes, plus touchant qu’Ovide dans ſes Elegies, plus élégant que Phedre dans ſes Fables ? PERSONNE. Qui jamais a eu plus de ſageſſe que Salomon, plus de force que Samſon, plus de courage qu’Alexandre, plus de talens que Ceſar ? PERSONNE. En un mot qui dans le monde eſt parfait de tout point ? Qui eſt-ce qui a ici bas toutes les vertus ſans mélange d’aucun défaut ? PERSONNE. Et l’on s’étonnera après tant d’avantages qu’on n’oſeroit conteſter à PERSONNE ſans paſſer pour groſſier & pour un homme peu versé dans le commerce du beau monde ; l’on s’étonnera, dis-je, qu’un Diſcours ſur RIEN ſoit dédié a PERSONNE ! Ma Dédicace certes a des convenances admirables avec l’Ouvrage qui l’occaſionne, & RIEN eſt aſsûrément fait pour PERSONNE, comme PERSONNE ſemble être fait exprès pour RIEN. C’eſt donc avec grande raiſon que j’ai mis PERSONNE au commencement de cette Epître dédicatoire, & que je la finis, en déclarant authentiquement que j’ai tous les ſujets du monde d’être le très-humble & très-obéïſſant ſerviteur de PERSONNE.