L’Élu des rêves

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Propos d’au-delà
Calmann Lévy, éditeur (p. 135-146).

L’ÉLU DES RÊVES


En novembre 1887, le jeune poète Alexis Dufrêne habitait, depuis peu de jours, un garni de la rue de La Harpe, au cinquième étage d’une très vieille maison devenue logis d’étudiants.

Ce soir-là, pour fêter ses vingt et un ans, il avait réuni, devant un vaste bol de punch, deux ex-compagnons de classes, à peu près de son âge : le peintre J. Bréart et le musicien Eusèbe Nédonchel.

Les cigarettes avaient rendu nébuleux l’air de la chambre, qu’assainissait, toutefois, un bon feu clair. La causerie, assez joyeuse d’abord, s’était aggravée aux approches de minuit. L’on agitait, maintenant, d’abstraites questions d’art, d’ « esthétique » ; Alexis les écoutait, distraitement, laissant dire, étant persuadé que les artistes qui prennent le pli des théories ne se destinent qu’à vieillir, évités, en balbutiant, pour tout bien, des critiques au moins négligeables. (Il dédaignait, comme chose inutile, même de le dire, attendu qu’il faut de la poussière sur les routes, — Bref, qu’au fond, chacun ne fait que ce qu’il doit faire, et ne trouve que ce qu’il a réellement cherché).

Des bougies, sur la cheminée, éclairaient la pièce. On entrevoyait, contre le chevet du lit, une petite porte, sans doute condamnée depuis longtemps… Presque toutes les chambres d’hôtel ont de ces communications. Celle-ci venait de s’entre-bâiller toute seule depuis quelques instants ; la targette rouillée s’était détachée d’elle-même, pendante encore à une vis. On distinguait une faible lueur, au joint des ais, — et, durant les accalmies de la discussion, de rauques soupirs, anhélants et pressés, — geints de l’au delà de cette porte, — parvenaient aux jeunes causeurs.

— Ah çà ! dit, à la longue, le peintre Bréart, en baissant la voix, — qu’est-ce qu’il y a là, de l’autre côté ?

— Si nous allions voir ? murmura Nédonchel.

Tous deux s’étaient levés ; mais Alexis, plus prompt, alla se poster contre le battant, s’y adossa, les bras croisés, et, d’un air de lyrisme calme, qui en imposa soudain à ses deux amis :

Ah ! je le pressens et le devine, moi, ce qu’il y a derrière cette porte ! s’écria-t-il. — Certes, ce doit être tel vieux roi de quelque État perdu de l’Orient, un dépossédé que les hasards de l’exil et la risée des gens du siècle auront conduit en ce taudion. Je songe qu’il est là, trônant sur un lit de camp, les yeux pleins de mélancolie et de fureur ; auprès de lui gît quelque sacoche remplie de diamants et d’or, et, pensif, étreignant un sceptre emporté de nuit, il se laisse indifféremment agoniser. De là, ces profonds soupirs !… — Eh bien ! pourquoi troubler sa suprême songerie ? Je pense que nous devons respecter sa solitude auguste et visionnaire. Laissez-moi m’endormir, fier d’un tel voisin ! C’est là de quoi rêver de beaux rêves.

Bréart et Nédonchel avaient écouté bouche béante, ce discours. Revenus de leur saisissement, ils se regardèrent, et, rassurés par le placide sourire d’Alexis :

— Non ! s’écria Nédonchel, ma parole, j’ai cru… qu’il parlait sérieusement !

— J’en suis encore effaré moi-même, ajouta J. Bréart : — mais, à présent, soyons positifs. — Il faut aller voir ! Tiens ? Entends-tu ?… Quelqu’un de très malade, à coup sûr ! quelque pauvre diable !

— Hommes de peu de foi ! répondit Alexis Dufrêne en livrant passage après un haussement d’épaules : Ah ! vous voulez vérifier ? Vous voulez voir ? Vous voulez de la réalité ?… Eh bien ! allez !… Seulement, retenez cela : — si vous franchissez ce seuil, vous n’aurez jamais de talent.

Ce disant, il redescendit vers la cheminée, s’assit en son fauteuil et se mit à tisonner.

Eusèbe Nédonchel et J. Bréart, après un hochement de tête, ouvrirent la porte toute grande : elle donnait sur le dernier coin de palier d’un étroit et misérable escalier dit de service : en face d’eux, trois degrés aboutissaient à l’huis à demi béant d’un galetas — d’où provenaient la lueur et les plaintifs soupirs.

Ayant frappé sans réponse, ils entrèrent.

En ce réduit mansardé, d’une fétidité singulière, aux tuiles disjointes en leurs plâtras, une veilleuse près de grésiller, brillait, pauvre étoile, sur le rebord d’une sorte d’âtre sans feu ni cendres.

Une chaise dépaillée, une ombre de table, une écuelle, sous un jour de souffrance, dit à tabatière, creusé dans la toiture ; — et, dans un enfoncement, au plus sombre du bouge, un grabat sur lequel un très vieux homme, en loques de mendiant, à la face hébétée et blanche — en laquelle transparaissait déjà la Tête de mort, — semblait râler, les jeux fixes, — étreignant en sa main droite pendante, un crochet de chiffonnier. C’était l’atroce misère, la veille de la fosse commune. Rien à faire. L’heure de délivrance allait tinter.

Horrifiés à ce spectacle, les deux jeunes gens reculèrent : — ayant tiré la porte, sans une parole, ils rentrèrent chez Alexis, les yeux agrandis et se bouchant le nez.

— Un peu dédoré, ton monarque ! murmura bientôt J. Bréart.

— Légèrement défraîchi, ton prince ! appuya Nédonchel.

Ils lui retracèrent ce qu’ils avaient vu.

Les ayant écoutés en silence, Alexis secoua, de l’ongle de son petit doigt, la cendre de sa cigarette.

— Oui, dit-il avec un soupir : voilà ; c’est bien ce que je disais, vous n’aurez jamais de talent.

— Ah ! mais, tu es absurde, à la fin ! s’écria Bréart. Comment ! à deux pas d’un mort, autant dire, tu fais le prophète en chambre ! Il s’agit bien de talent !

— Et quel rapport ! grommela Nédonchel.

— Séparons-nous, il est tard ! dit Alexis. Je me charge de prévenir, en bas, demain matin.

On but un dernier verre ; puis, après une banale poignée de main, les deux juvéniles artistes descendirent en se chuchotant maints quolibets, d’un ordre funèbre, à l’adresse du poète et de son roi détrôné.

Alexis écouta le heurt du portail. S’étant approché de la fenêtre, il entendit monter de la rue jusqu’à lui, les rires, un peu assombris toutefois, de J. Bréart et de Nédonchel. Quand leurs pas et leurs voix se furent perdus aux lointains, il revint s’enfermer d’un tour de clef.

— Les trouble-fête ! les niais ! murmura le poète. De quelle utilité, pour ce moribond, ces deux farceurs ont-ils été ?… D’aucune. C’était bien la peine de se moquer de mon rêve, pour aller s’effrayer d’une ombre, et revenir, du Réel en se bouchant le nez !.. Voilà ce que c’est que de n’avoir aucun talent !… — Au dédain de cet Imaginaire, qui, seul, est réel pour tout artiste sachant commander à la vie de s’y conformer, ils ont préféré s’en remettre à leurs sens en se figurant qu’on peut voir ce qu’il y a ! — Enfin, puisqu’ils m’ont créé un « devoir », — allons.

Ce disant, il remplit un verre de punch, en manière de cordial, pour l’offrir, s’il en était temps encore, à son mystérieux voisin. Puis, rouvrant la petite porte, il entra dans le taudion.

Sans hésiter, il s’approcha du malheureux, et, se penchant, avec un accent d’intérêt et de bonté :

— Eh bien ! sire, dit-il, — voyons, voyons !… Cela ne va donc pas ?

À cette parole, le vieux Pauvre tressaillit comme d’un frisson mortel, — mais, à la stupeur d’Alexis, il trouva la force de se soulever, de s’accouder, de regarder son visiteur en silence, avec une froide solennité. Le poète lui tendit le verre, qu’il repoussa de son doigt.

— Ah ! c’est vous, jeune homme ! articula d’une voix très basse, le vieillard à demi expirant et entrecoupant ses paroles : — je vous ai entendu. Là… je reconnais… votre voix. Vous avez parlé — d’un roi, d’un homme d’exil… Moi aussi… je suis un songeur… J’ai passé ma vie en rêves !… Vous m’avez fait du bien, tout à l’heure… Vous m’avez fourni le dernier ! Les rêves !… C’est si beau… Mais… en errant par les rues, toutes les nuits, dans une capitale… on trouve parfois… de quoi presque les réaliser !… L’habitude seule fait qu’on dédaigne… cela ! — Pourtant… si l’on est sobre, attentif, bon placeur de trouvailles… on devient,… riche — avec les années !… Regardez !

Et, d’un pénible effort, du bout de son crochet tranchant, qui sembla rayonner comme un spectre entre ses phalanges décharnées, il fendit la toile de son grabat. Des billets, en liasses pressées, des pierreries, des rouleaux d’or apparurent.

À leur vue, il eut, au fond des yeux, comme la brusque flamme d’une lampe qui va s’éteindre.

— Ah ! que de fois… au petit matin… rentrant ici… que de fois — en touchant, en palpant ce trésor sur cette lamentable paillasse, j’ai vécu des minutes merveilleuses… Pouvant incorporer mes rêves, je les possédais comme réels…

La mort oppressait l’effrayant pauvre : il parut se hâter.

— Puisque vous en êtes digne, je vous fais mon héritier. Seulement, — ne voyez plus vos deux amis ; ils s’appellent du temps perdu. — Maintenant… au revoir !… Il y a là près d’un demi-million… Quand vous m’aurez fermé les yeux, prenez cela, mon fils !… et continuez mes rêves !… moi, — je… m’éveille.

Un tressaut le secoua ; son corps se raidit ; il retomba rigide.



Aujourd’hui le poète Alexis Dufrêne, ayant su quintupler en quelques mois son héritage en opérations financières des plus solides, habite dans l’Inde, en plein Népaul un château-palais, sis au centre d’une propriété des Mille et une Nuits. Oublieux, même de ses deux amis, il y mène une existence de radjah.

J. Bréart et Eusèbe Nédonchel sont toujours à Paris. Tous deux, en nobles « esthéticiens » s’attardent, chaque soir, au fond de ces tavernes hantées de nos jeunes écrivains futurs, auxquels ils s’efforcent, à coups de théories, de démontrer « qu’il faut toujours voir les chosestelles qu’elles sont. »