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L’Émancipation des femmes

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L’Émancipation des femmes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 204-216).
L’ÉMANCIPATION
DES FEMMES

Nous vivons dans un temps où institutions publiques, dogmes religieux, lois qui régissent le mariage et la propriété, tout est remis en question, au grand désespoir des esprits rangés, qui aiment à se persuader que tout est parfait dans le monde, qu’il n’y a point de retouches à y faire… Il est vrai que les changemens qu’on voudrait introduire dans notre vieille société ne sont pas tous heureux, ni séduisans, que quelques-uns ne ressemblent guère à des progrès, et que la façon dont on les propose est propre à en dégoûter non-seulement les têtes à préjugés, mais les philosophes eux-mêmes et les gens de goût. Parmi les prêcheurs et les preneurs de nouveautés, il est des penseurs sérieux qui méritent qu’on les écoute et dont les erreurs même sont profitables au genre humain. D’autres n’ont en tête « qu’un intérêt de gueule ; » ce sont leurs appétits qui leur dictent leurs oracles, et d’habitude un appétit est aussi déraisonnable qu’un préjugé. D’autres encore sont des esprits excessifs et brouillons, qui, par emportement de logique ou par un excès de confiance en leur sagesse, ont juré une haine mortelle à tout ce qui est ; ils estiment qu’au préalable il faut tout détruire, et il est à présumer que, si on les laissait faire, la maison qu’ils nous bâtiraient nous ferait regretter cille que nous avons. D’autres enfin sont des baladins et des clowns, qui se servent des questions comme d’un tremplin pour faire leurs tours, ou des charlatans, qui ont besoin d’une grosse caisse pour attirer les badauds dans leur boutique.

De toutes les questions sur lesquelles on peut être tenté de raisonner ou de déraisonner, celle des changemens qu’il convient d’apporter dans l’éducation des femmes et dans le sort que leur fait la société est la plus propre à exciter la verve des amateurs de controverses. Il faut que les partisans résolue du statu quo social en prennent leur parti, il y a une question des femmes. Elle est posée, elle est ouverte et débattue dans toute l’Europe aussi bien que dans le Nouveau-Monde, et il serait étrange qu’il en fût autrement. Comme l’a remarqué un éminent penseur, Stuart Mill, qui voulait beaucoup de bien au sexe faible et qui avait de bonnes raisons pour cela, « le caractère particulier du monde moderne est que l’homme ne naît plus à la place qu’il occupera dans la vie, qu’il n’y est plus enchaîné par un lien indissoluble, mais qu’il est libre d’employer ses facultés et les chances favorables qu’il peut rencontrer à se procurer le sort qui lui semble le plus désirable. » Jadis la société était constituée sur d’autres principes. Les traditions et les habitudes avaient une autorité presque sacrée. La naissance assignait à chacun la place qu’il devait occuper toute sa vie, et s’il était disposé à en sortir, la loi l’y retenait, elle le condamnait à l’immobilité. Pour appeler avec succès de cette sentence, il fallait au condamné des hasards propices ou une trempe exceptionnelle de la volonté. La révolution est venue, elle a changé tout cela. Elle a supprimé les incapacités légales qui limitaient et entravaient les petits dans le choix d’une profession ; elle a mobilisé les volontés, les vies et les destinées, elle a autorisé chacun à se faire lui-même sa place dans le monde, à ses risques et périls, à la sueur de son front.

Les femmes seules ont été exclues de ce bénéfice, et cette anomalie les chagrine ou les indigne. Elles ne peuvent pardonner à la révolution de n’avoir proclamé que les droits de l’homme. Comme l’antiquité grecque et romaine, comme la société féodale ou monarchique, la démocratie moderne leur a dit jusqu’aujourd’hui : « Votre vraie vocation est de faire des enfans, car il est nécessaire qu’il y en ait, et vous seules pouvez les faire. Tâchez d’y trouver votre plaisir. » Les femmes se plaignent qu’on raisonne avec elles comme les planteurs de la Caroline du Sud raisonnaient avec les nègres, lorsqu’ils leur disaient : « Il est nécessaire de cultiver le sucre et le coton ; or les blancs ne le peuvent pas, et si on vous laissait libres, vous ne le voudriez pas ; donc il faut absolument que vous restiez esclaves. » — « Si le nouveau principe sur lequel repose notre société est vrai, remarque à ce sujet Stuart Mill, nous devons agir en conséquence et ne pas décréter que le fait d’être né fille et non garçon doive plus décider de la destinée d’un être humain que le fait d’être noir et non blanc. À l’heure qu’il est, dans les pays les plus avancés, les interdictions légales dont la femme est frappée sont Punique exemple d’un désavantage ou d’un empêchement attaché à la naissance. »

Cette anomalie blesse d’autant plus les femmes que, dans les pays qui ne connaissent pas la loi salique, on les admet à remplir la plus haute et la plus difficile des fonctions, on les autorise à régner. Si elles avaient pour la plupart quelque chance sérieuse de devenir reines, il est probable qu’elles prendraient leur mal en patience ; on se console de bien des misères par l’espérance de gagner un jour le gros lot. Malheureusement le nombre de celles qui peuvent se flatter de régner un jour est fort restreint, et encore est-ce un métier qui se gâte, qui devient d’année en année plus hasardeux, plus précaire. La plupart des femmes mécontentes, mais raisonnables, n’envient point le sort de la reine Victoria, elles ne rêvent pas de devenir impératrices des Indes ; elles se contentent d’exhorter la société à accroître un peu la somme de liberté dont elles jouissent, elles demandent qu’on les aide à émanciper leur intelligence et qu’on leur ouvre certaines carrières que s’est réservées jusqu’ici l’injuste avarice des hommes. — D’autres moins raisonnables, mais beaucoup plus bruyantes, demandent davantage. Elles réclament des droits politiques, elles prétendent devenir électeurs et même éligibles, siéger dans les jurys et dans les tribunaux, et ne payer l’impôt qu’après l’avoir discuté et voté. Quelques-unes aspirent par surcroît aux premières charges de l’état, et comme la Praxagora d’Aristophane, elles s’écrient : « Nous seules pouvons sauver le vaisseau de la république, qui ne navigue pour le moment ni à la voile ni à la rame. Mais, quoiqu’elles soient excellentes, je crains que les hommes aveuglés par leurs sots préjugés ne goûtent peu nos inventions. »

Dans un récent et curieux opuscule, où tes vues d’un observateur sagace, pénétrant, de la vie humaine sont mêlées aux paradoxes d’un homme d’esprit qui s’amuse, nous lisons « qu’il n’y a pour la femme, au milieu de ses transformations naturelles et sociales, que deux états bien différens l’un de l’autre auxquels elle aspire véritablement, qu’elle comprenne bien et dont elle jouisse pleinement : c’est l’état de maternité ou l’état de liberté. Lai virginité, l’amour et le mariage sont pour elle des états passagers, intermédiaires, sans données précises, n’ayant qu’une valeur d’attente et de préparation[1]. » Un illustre prélat, mort depuis, en présence duquel M. Dumas soutenait cette thèse, dont il est difficile de contester la justesse, lui répondit : « Il y a du vrai dans ce que vous me dites. J’ai pu constater que sur cent jeunes filles dont j’avais fait l’éducation religieuse et qui se mariaient, il y en avait au moins quatre-vingts qui, en revenant me voir après un mois de mariage » me disaient qu’elles regrettaient de s’être mariées. — Cela tient, monseigneur, repartit l’auteur du Demi-Monde, à ce que le mariage, surtout au bout d’un mois, n’a pas encore initié la femme à la maternité qu’elle souhaite ou à la liberté qu’elle rêve. »

Si les femmes qui rêvent la liberté, sans savoir toujours très bien ce qu’elles entendent par là, reprochent à la démocratie moderne de rester sourde à leurs doléances et de ne pas prendre leurs vœux en sérieuse considération, les jeunes filles qui se sentent destinées à devenir tout simplement de bonnes mères de famille ne peuvent se plaindre que la société ne fasse rien pour elles. Depuis quelques années et dans tous les pays, on a grand souci de leur éducation, on s’occupe activement de leur procurer cette émancipation mitigée de l’esprit qu’elles réclament. Partout on fonde à leur usage des cours ou des établissement d’enseignement secondaire. En France, le besoin s’en faisait vivement sentir, malgré toutes les ressources qu’y trouvent les femmes qui veulent s’instruire. Aussi n’a-t-on pas attendu que les chambres eussent discuté et voté le projet de loi de M. Camille Sée. L’initiative privée a pris les devans, et à Paris s’ouvrira dans peu de jours, sous l’invocation bien choisie de Mme de Sévigné, un collège de filles, composé de huit classes, qui leur procurera à peu de chose près une instruction équivalente à celle que reçoivent les jeunes gens des lycées. Elles y apprendront avec les arts d’agrément et les langues modernes les rudimens de toutes les Sciences ; elles pourront même y acquérir quelque teinture de latin, quoique avec raison on ne prétende point les y contraindre. Il n’y aura pas d’internat dans le collège Sévigné, et nous en sommes charmé. Quant aux méthodes qui y seront employées, nous n’en savons rien encore. Nous connaissons des institutions analogues, fort prospères du reste, où l’usage des longues copies et des devoirs écrits est poussé jusqu’à l’abus, où la routine n’est pas assez corrigée par le bon sens ; mais nous ne voulons point nous engager dans cette discussion. Nous sommes convaincu que tout sera pour le mieux, et qu’avant d’arrêter leurs règlemens, les fondateurs ont relu l’Émile.

Règlemens, programmes et méthodes, quand tout serait parfait, il se trouvera toujours des gens pour censurer avec amertume l’enseignement secondaire et les collèges à l’usage des jeunes filles. — Passe encore, disent les uns, pour les langues modernes et un peu de littérature ; mais la physique, la chimie ! de quoi ces sciences leur serviront-elles ? A-t-on juré de les dépouiller de toutes leurs grâces ? — Nous admettons volontiers que la grâce est le premier devoir de la femme, qu’il faut l’obliger à la conserver par autorité de justice, que, si elle venait à la perdre, ce monde serait un triste monde. Mais Mme de Sévigné ne savait pas seulement l’espagnol et l’italien, elle avait appris le latin, et Dieu sait quel robuste pédant le lui avait enseigné. Elle était assez frottée de philosophie cartésienne, sinon « pour jouer elle-même, comme elle le disait, mais pour regarder jouer les autres. » Elle se passionnait pour ces dialogues de Platon, qu’elle trouvait divins, aussi bien que pour le traité un peu morose du pieux Abbadie. Elle avait le goût des lectures solides, les pères de l’église ne lui faisaient pas peur ; si elle savait le Tasse sur le bout du doigt, elle se délectait de Tacite et de Josèphe, et non-seulement elle lisait, mais, ce qui est plus rare, elle aimait à relire. Elle soutenait « que les petites choses font plus de mal que l’étude, et que la recherche de la vérité n’épuise pas tant une pauvre cervelle que tous les complimens et tous les riens. » Si Mariotte avait vécu dans son voisinage et qu’elle se fût fait expliquer par lui la loi de la compression des gaz, il est à présumer que ses grâces n’en auraient point souffert. Elle était femme à tout avaler et à tout digérer, sans que cela fît le moindre tort à l’abandon délicieux de son naturel, à sa belle et vive gaîté, à ce sourire qui traversera les siècles. Des grâces qui ne résistent pas à un peu de physique méritent-elles donc qu’on les regrette ?

Avec les grâces, c’en sera fait de l’innocence, allèguent encore les sceptiques et les timorés. Telle mère croirait ses filles à jamais perdues si elle leur permettait d’approfondir les mystères de la botanique ; elle frémit en songeant aux redoutables horizons que cette science immorale, corruptrice peut ouvrir à leurs jeunes imaginations. Ne faudrait-il pas qu’elles eussent toute honte bue pour apprendre sans rougir qu’une plante a un sexe ou que même elle en a deux ? Nous ne pensons pas, quant à nous, que la botanique soit une étude si pernicieuse, et surtout nous tenons qu’il faut renoncer à sauver la pudeur des femmes par. l’ignorance. Elles ont fait leur temps, ces ingénues, ces Agnès rougissantes, qui avaient peur du loup sans l’avoir jamais vu, et qui, pour n’être pas mangées, se cramponnaient à la jupe de leur mère ou de leur gouvernante. Pour rien au monde on n’eût souffert qu’elles missent les pieds dans un musée ; livres, revues, journaux, on écartait soigneusement de leurs yeux tout ce qui aurait pu en ternir la virginale pureté ; Florian même était suspect, et pourtant le diable n’y perdait rien. Dans le secret de leur cœur, ces innocences étaient souvent fort dégourdies. Quel caquet ! et comme on s’en donnait à huis-clos !

Il est facile de mettre sur la scène certains travers des jeunes Américaines, de tourner en caricature les libertés parfois exagérées de leurs allures, de leurs opinions ou de leur langage. Toutefois, il y a bien des années déjà, Tocqueville avait signalé l’inconséquence que nous commettons en donnant aux femmes une éducation timide, retirée, presque claustrale, comme au temps de l’aristocratie, et en les abandonnant ensuite sans guide et sans secours au milieu des désordres inséparables d’une société démocratique. Il avait remarqué que les Américains sont mieux d’accord avec eux-mêmes. Il les approuvait d’avoir vu qu’au sein d’une démocratie, il est impossible de comprimer tout à fait l’indépendance des caractères et difficile de contenir les goûts, que la jeunesse y est hâtive, la coutume changeante, l’opinion publique souvent incertaine ou impuissante, l’autorité paternelle faible et le pouvoir marital contesté. Il les louait d’avoir jugé que, dans un tel état de choses, il y a peu de chances de pouvoir contraindre les passions de la femme, qu’il vaut mieux l’habituer à les combattre elle-même. — « Les Américains, disait-il, ont mieux aimé garantir son honnêteté que de trop respecter son innocence. Quoiqu’ils soient un peuple fort religieux, ils ne s’en sont pas rapportés à la religion seule du soin de défendre sa vertu, ils ont cherché à armer de bonne heure sa raison. » — Nous ne savons si on enseignera la botanique au collège Sévigné, nous y verrions peu d’inconvéniens et beaucoup d’avantages. Mais si on y apprend aux jeunes filles à entendre parler librement de beaucoup de choses sans que leur imagination s’émeuve ou s’effarouche, si on s’applique à les rendre raisonnables sans en faire des raisonneuses, si on les émancipe de tous les préjugés inutiles sans les délivrer d’un seul scrupule utile, tout le monde s’en trouvera bien, à commencer par les maris qui les épouseront. Et puisqu’il a été décidé que le collège Sévigné n’aurait pas d’internat puissent quelques-unes des externes ! qui le fréquenteront s’accoutumer, non certes à se passer de chaperon pour parcourir des centaines de lieues comme beaucoup d’Américaines, mais tout bonnement à traverser seules îe jardin du Luxembourg sans penser au loup et sans que le loup pense à elles ! Ce serait un progrès heureux dans nos mœurs, et la conquête d’une liberté si honnête et si nécessaire nous consolerait amplement de la perte décent Agnès. Dût même cette race disparaître entièrement, nous en serions encore consolés.

— Prenez-y garde, poursuivent les faiseurs d’objections. Ce n’est pas seulement l’innocence des jeunes filles que met en péril l’étude des sciences physiques et naturelles, c’est leur religion, c’est leur foi. Voulez-vous en faire des esprits forts ? Les libres penseurs sont un peuple désagréable, les libres penseuses sont une engeance qui ne se peut supporter. — Nous ne voulons pas prendre ici la défense de toutes les libres penseuses ; il en est que le sage redoute, il en est même qu’il évite. Mais nous espérons bien que, dans les collèges féminins qui se fondent comme dans ceux qui se fonderont plus tard, là conscience sera respectée, qu’il ne s’y fera aucune propagande d’aucun genre. Autrement quelle raison aurait-on de blâmer celle qui se fait dans les couvens ? Contraindre à croire ou à ne pas croire, l’un vaut l’autre, et quand vous vous servez de votre autorité pour imposer votre foi ou votre mécréance à de jeunes esprits qui ne sont pas armés pour la discussion, c’est bien de contrainte que vous usez. Mais, en vérité, nous ne voyons pas pourquoi des femmes qui sauront ce que c’est que le protoxyde d’azote, auxquelles on aura expliqué la loi de la gravitation ou les principales époques que les géologues reconnaissent dans la formation de la terre, seraient fatalement condamnées à l’impiété. Nous disions que des grâces qui sont à la merci d’un peu de physique ne-valent pas qu’on les regrette ; une foi qui ne peut résister à un peu de chimie ou de géologie ne mérite pas qu’on en mène grand deuil. Au surplus, il est possible que l’étude des sciences inspire aux jeunes filles quelque défiance ou quelque dégoût à l’endroit de certaines légendes puériles, de certaines dévotions écœurantes : où serait le mal ? Quand on débarrasserait le jardin du Seigneur de ses parasites, de son gui, de sa cuscute, de ses orties, de ses orobanches, de ses cryptogames vénéneux, le maître de l’enclos ne serait pas le dernier à se réjouir de ce bienfaisant carnage. Si l’on parvient à nous démontrer qu’une foi inepte à d’absurdes miracles de récente invention est une garantie pour la morale, pour la conduite de la vie, pour la santé de l’âme, nous consentons à partir de notre meilleur pas pour l’aller dire à Lourdes.

Nous nous sentons d’autant plus libres d’approuver hautement l’institution des collèges féminins et de former des vœux pour leur prospérité que nous ne fondons pas sur leur succès des espérances exagérées ou chimériques. Les enthousiastes s’en promettent des résultats prodigieux. Ils affirment que quand les deux sexes recevront à peu près la même éducation, la conformité de leurs esprits produira l’accord de leurs humeurs, de leurs opinions et de leurs volontés, que les nations et les familles ne seront plus en proie aux zizanies intestines, que la paix et l’harmonie y seront assurées, que le règne d’Astrée commencera. C’est aller un peu loin et un peu vite, et il faut se défier des prophètes. Un savant s’accommode mieux d’une ignorante qu’un imbécile d’une femme d’esprit, et quand ils auraient tous les deux mordu à la botanique, il n’est pas prouvé que parce qu’ils sauront l’un et l’autre distinguer une labiée d’une rosacée, leur entente sera plus cordiale et leur félicité conjugale plus certaine. On raconte qu’un docteur allemand rencontra, dans une ville d’eaux, une jeune et charmante miss, dont il tomba amoureux. Aucun d’eux ne sachant la langue de l’autre, ils ne se comprenaient point et ne laissaient pas de s’entendre à merveille. On se maria. Animée d’un beau zèle, la jeune femme se mit, toute affaire cessante, à étudier l’allemand ; elle, y fit des progrès rapides, elle arriva bientôt à le parler aussi couramment que l’anglais. Mais de ce jour, hélas ! on ne s’entendit plus, la paix du ménage fut à jamais compromise[2]. La moralité de cette aventure est que les maris et les femmes, comme les peuples et les rois, ne s’accordent quelquefois qu’à la condition de se taire ; il suffit d’un mot malencontreux pour tout gâter. Les exagérations nuisent aux meilleures causes ; gardons-nous de croire ou de faire semblant de croire que l’enseignement secondaire des jeunes filles soit une recette miraculeuse, un remède à tous les maux, une panacée. C’est assez des avantages sérieux que le bon sens nous permet d’en attendre. Tout régime social, toute institution politique a ses inconvéniens et ses défauts. La démocratie a les siens, auxquels il importe de parer, et les femmes seules peuvent les corriger, les femmes seules peuvent contenir ses fâcheux entraînemens, travailler avec succès à ennoblir ses mœurs. Dans une société où règne la loi nécessaire, mais brutale du nombre, il est bon qu’elles soient nanties de ce droit de veto qu’elles savent si bien exercer. Au moyen âge, le culte passionné qu’elles inspiraient enfanta la chevalerie, et la chevalerie fut une institution précieuse qui tempéra dans une certaine mesure les abus de la force et la brutalité des puissans. La démocratie, qui de sa nature est peu chevaleresque, a besoin qu’on lui prêche sans cesse la miséricorde à l’endroit des faibles, le respect des minorités et qu’on lui donne le goût des pensées généreuses. C’est l’affaire des femmes, et il est à désirer qu’aujourd’hui surtout, elles ne soient pas réduites au métier d’odalisques ou de ménagères ou de servantes, qu’elles aient une part considérable dans l’éducation des enfans, que dans la famille et hors de la famille elles jouissent d’une autorité croissante ; or l’ignorance n’en a point, et c’est là un motif suffisant pour qu’on s’occupe toujours plus de les instruire. Tocqueville louait encore les Américains d’avoir travaillé de tout leur pouvoir à élever l’intelligence de la femme au niveau de celle de l’homme et d’avoir en cela compris admirablement la véritable notion du progrès démocratique. — « Pour moi, ajoutait-il, je n’hésiterai pas à le dire, quoiqu’aux États-Unis la femme ne sorte guère du cercle domestique et qu’elle y soit à certains égards fort dépendante, nulle part sa position ne m’a semblé si haute, et si on me demandait à quoi je pense qu’il faille principalement attribuer la prospérité singulière et la force croissante de ce peuple, je répondrais que c’est à la supériorité de ses femmes. »

Les écoles secondaires suffisent aux femmes qui rêvent la maternité, elles ne suffisent pas à celles qui aspirent à la liberté. Ces dernières ne seront jamais les plus nombreuses, la nature et les hommes y pourvoiront ; mais quel que soit leur nombre, il convient de compter avec elles, et d’ailleurs il se pourrait faire que d’année en année il y en eût davantage. Les grands moralistes qui ne voient pour elles point de salut et point de destinée hors du mariage devraient se charger de les marier toutes à leur convenance. Quelques-unes ne trouvent pas de mari, d’autres n’agréent pas ceux qui se présentent, d’autres encore, par indépendance d’humeur ou par ambition d’esprit, préfèrent au mariage la joie de se faire une situation sans le secours des hommes et de devenir quelque chose dans l’art, dans la science ou dans la philanthropie. Qui aura le cœur de les en blâmer ? À vrai dire, le type de la jeune fille qui fréquente les universités pour y étudier la médecine opératoire ou la procédure civile a été mal recommandé à la faveur du monde par les premiers échantillons qu’il en a vus. L’étudiante russe, plus ou moins nihiliste, avec ses cheveux courts et ses lunettes bleues, s’est acquis une réputation aussi douteuse que la propreté de son col et de ses manchettes. D’autres, qui n’étaient pas nihilistes, ont promené à Zurich et ailleurs leurs curiosités équivoques et le laisser-aller de leurs mœurs. Quelques-unes, tout à fait honnêtes et recommandables, étudiaient en conscience ; la plupart couraient après le fruit défendu, et celles qui, leurs études terminées, ont fourni une carrière utile à la société ne font pas légion. Toutefois cette semence a levé, et tous les pays, à l’exception peut-être de l’Allemagne, ont aujourd’hui leurs étudiantes plus ou moins sérieuses. Dans un livre plein d’intérêt et de renseignemens qu’il a publié naguère sur l’Italie, M. Emile de Laveleye nous apprend qu’en 1878 neuf jeunes filles étaient inscrites aux cours des diverses universités de la Péninsule, trois à Turin, deux à Rome, deux à Bologne, une à Naples et une à Padoue. Il tenait de la bouche même d’un recteur que leur présence dans les amphithéâtres ne donnait lieu à aucune objection, qu’elles se faisaient respecter pendant les leçons comme après, que d’ailleurs, avant d’être admises, elles avaient subi, comme les autres étudians, toutes les épreuves préliminaires et conquis la licence lycéale[3]. Le savant économiste a raison de nous rappeler à ce propos que certaines nouveautés sont plus vieilles qu’on ne pense, et que Bologne compta autrefois parmi ses professeurs les plus illustres « Clotilde Tambroni, qui enseignait le grec, Laura Bassi, la physique, et Marie Agneti, les mathématiques. »

Croirons-nous que la défaveur qui s’attache encore aux femmes en quête de grades universitaires s’affaiblira par degrés, que les hommes finiront par leur ouvrir de bonne grâce les carrières dont elles cherchent à forcer l’entrée ? Certains précédens sembleraient en faire foi. Beaucoup de femmes occupent depuis peu des places et des emplois dans l’administration des postes, des télégraphes, des chemins de fer ; on ne songe plus à leur disputer cette conquête. La France est en ceci moins routinière que d’autres nations. Paris est à la fois l’endroit du monde où les jeunes filles ont le moins de liberté et où les femmes ont le plus de part aux occupations et aux affaires que les hommes ont coutume de se réserver. Que de comptables exacts, diligens, expéditifs, le sexe faible ne fournit-il pas au grand et au petit commerce parisiens ! Nous croyons savoir qu’une princesse qui sera un jour impératrice d’Allemagne, et dont l’esprit distingué et généreux se préoccupe des questions sociales, avait rapporté une impression assez vive du séjour qu’elle fit à Paris pendant l’exposition de 1867. Elle avait constaté que les femmes utiles, si on s’en tient au sens économique du mot, y sont bien plus nombreuses et bien plus méritantes qu’ailleurs, et la comparaison qu’elle faisait à cet égard entre les Françaises et les Allemandes était à l’avantage des premières. Aurons-nous avant peu des femmes médecins pour nous tâter le pouls, des femmes avocats, qui comme Mme Gordon à San-Franeisco, plaideront en robe de soie noire, une rose à leur corsage ? Les uns disent oui, les autres se récrient avec un étonnement mêlé de scandale et jurent leurs grands dieux qu’ils ne le souffriront jamais ; mais leurs exclamations ne prouvent rien. C’est l’éternelle histoire du premier qui vit un chameau ou un Persan. Est-il possible d’être Persan ? Comment s’y prend-on pour être chameau ? Cela n’empêche pas qu’il n’y ait dans ce monde et des Persans et des chameaux, et qu’ils ne trouvent fort naturel d’y être. Le rire finit toujours par faire justice de l’absurde, il n’a jamais raison de la raison.

Ce qui nous paraît sûr, c’est que les femmes médecins et les femmes avocats, quand leur jour sera venu, ne seront qu’une exception, et ce qui est encore plus sûr, c’est que la société aura beau déférer aux vœux de certaines femmes et user à leur égard d’une complaisance infinie, elle ne parviendra jamais à les contenter. Celle-ci ne peut se consoler de n’être pas belle ou de ne l’être plus ; celle-là se croit du talent et n’en a point ; une troisième n’a trouvé au bout d’une carrière d’aventures que le vide ou les lassitudes de l’âme et l’obsession d’un pesant ennui, implacable comme une vengeance. Telle autre rêvait en se mariant d’être bientôt ou veuve ou séparée ; la nature et les tribunaux lui ont refusé cette grâce. Telle autre a voulu qu’on parlât d’elle, on en parle beaucoup, et elle a découvert un peu tard que le bruit ne remplace pas la considération. Telle autre encore a mangé du fruit défendu à pleines dents, parce que le serpent lui avait dit : « Manges-en, et tu deviendras semblable à un homme : eritis sicut viri. » Elle commence à s’apercevoir que le serpent s’est moqué d’elle, et de grand cœur elle écraserait la tête du maudit sous son talon. Toutes sans exception s’en prennent à la société, qui franchement n’est pas responsable et ne pense pas leur devoir des dommages et intérêts. Dans sa brochure, M. Dumas adresse de salutaires avis à ces infortunées ; il leur a consacré quelques pages vraiment admirables, qu’elles feront bien de méditer. Il leur représente que la misère et la maladie mises à part, les malheurs dont nous nous plaignons ne sont que des bonheurs qui n’ont pas voulu se laisser faire, que l’homme ainsi que la femme veut le plaisir, la fortune, l’amour, la gloire, et que la gloire, l’amour, la fortune, le plaisir le trompent, qu’alors il s’indigne contre sa destinée, qu’il crie à l’injustice. « Il a joué avec l’espoir de gagner, il a perdu, il paie. Qu’y faire ? Il n’avait qu’à ne pas jouer… Tout être qui ne s’attache qu’aux choses éternelles ne connaîtra pas ces malheurs-là. De là cette sérénité des grands religieux et des grands philosophes ; de là leur mépris bienveillant, charitable et doux pour les infortunes humaines dont ils ont trouvé la cause dans les erreurs et les faiblesses du petit désir humain. » — Eh ! quoi, s’écrient les mécontens et les mécontentes, prétendez-vous faire de nous des automates, des machines, ou nous transformer en raisonneurs, en saints, en contemplatifs ? Est-ce là ce que vous nous demandez ? — Moi, je ne vous demande rien, leur répond M. Dumas, j’établis tout bonnement ce qu’on appelle un état de situation.

Pour ce qui est des femmes qui s’affligent de payer l’impôt sans l’avoir voté, nous attendrons pour nous apitoyer sur leurs douleurs qu’elles nous montrent un seul homme qui, après l’avoir voté ou avoir cru le voter, éprouve quelque plaisir à le payer. Avant de souhaiter qu’on leur octroie les droits politiques après lesquels elles soupirent, nous attendrons qu’elles se déclarent prêtes à accepter leur part de toutes les charges que l’état fait peser sur ceux à qui il confère le droit de suffrage, sans oublier le service militaire universel et obligatoire. Nous attendrons aussi qu’elles nous aient démontré, non l’égalité des deux sexes, que nous ne contestons point, mais leur parité et leur parfaite ressemblance, et qu’elles aient répondu à Rousseau qui disait : « En ce qu’ils ont de commun, ils sont égaux ; en ce qu’ils ont de différent, ils ne sont pas comparables. » Enfin nous attendrons qu’elles se soient mis en règle avec Platon, qui, dans sa république idéale, ne les autorisait pas seulement à être électeurs et éligibles, mais leur donnait accès à toutes les magistratures civiles, judiciaires ou politiques. En revanche, ce grand esprit entendait que leur éducation comme leurs habitudes fussent identiques à celles de l’homme, et, les enrôlant sous les drapeaux, il les relevait de toutes leurs fonctions domestiques. Mais n’ayant pas vu que cela fût possible sans abolir la famille, il la supprimait d’un trait de plume ; cette extrémité ne l’effrayait point. Le génie ne fait jamais les choses à demi ; conduit par cette infaillible logique qui est à la fois son privilège et sa croix, il pousse jusqu’au bout la rigueur de ses raisonnemens. C’est là proprement la marque du lion.

Est-ce au nom de leur bonheur que les femmes aspirent à jouer un rôle apparent dans la politique ? Leur candeur serait extrême. Connaissent-elles un homme dont la politique ait fait le bonheur ? Serait-ce au nom de leur dignité, qui s’indigne d’obéir toujours, de ne commander jamais ? On raconte que les Abipones de l’Amérique du Sud, toutes les fois que leurs femmes les rendaient pères, s’empressaient de s’aliter et d’observer un jeûne rigoureux, dans l’intention de faire croire que c’étaient eux qui venaient d’accoucher. On raconte pareillement que, chez les Caraïbes, les maris imitent à ravir les contorsions et les plaintes d’une accouchée, et que les commères de l’endroit accourent à l’envi pour les féliciter en cérémonie sur leur heureuse délivrance. On voit encore, paraît-il, quelque chose de semblable dans certaines vallées de la Biscaye. Les robustes montagnards qui les habitent se plaisent à faire ce qu’ils appellent la couvade, et tandis que leur épouse vaque aux soins de la cuisine, ils prennent sa place auprès du nouveau-né et reçoivent avec une fatuité mêlée de superbe les complimens des voisins et des voisines[4]. Il faut que la gloire attachée à la pénible besogne d’enfanter soit bien enviable, puisque chez les Abipones, les Caraïbes et les Biscayens, l’homme la dispute à la femme. À cette gloire ajoutez celle de nourrir le petit être, de le gorger de son sang le plus pur, de le soigner, de le nettoyer sans cesse, de désarmer ses impatiences par une patience d’ange, et plus tard de l’élever, de lui apprendre la vie, le monde, de lui donner une âme, des entrailles et un cœur. La femme qui fait tout cela et qui le fait bien mérite qu’on lui tresse des couronnes, et foi de Caraïbe, elle honore plus son sexe devant Dieu et devant les hommes que si elle concourait à l’élection d’un conseiller général, d’un député, voire même d’un sénateur.

Mais, répondra-t-on, ce n’est point par une puérile vanité que nous réclamons le droit de suffrage et ceux qui en dérivent, c’est à titre de garantie. Quels gages peuvent nous offrir des lois délibérées et votées exclusivement par les hommes ? — Est-il donc vrai que les femmes aient perdu leur industrie, leur adresse, qu’elles aient désappris l’art de faire obéir leurs maîtres ? Ne sont-ils pas de leur plein gré ou malgré eux leurs délégués naturels ? Ne savent-elles plus que leurs armes les plus puissantes sont ces droits qui ne s’écrivent pas dans une charte et qui survivent à toutes les constitutions ? Oublient-elles que l’apparence de l’autorité est peu de chose au prix de l’influence, et que dans ce monde la plus irrésistible des influences est la femme ? Cherchons la femme, se disent les juges, et il est certain que, dans le bien comme dans le mal, quiconque la cherche la trouve ; mais il ne faut pas qu’elle se pique de devenir un homme. « Plus elles voudront nous ressembler, disait Rousseau, moins elles nous gouverneront, et c’est alors que nous serons vraiment les maîtres. »

Puisque les Praxagora du temps présent ont le goût des fortes lectures, qu’elles lisent les historiens latins ; elles y verront le rôle parfois excessif que les femmes ont joué dans la Rome antique et leur grandeur croissante qui épouvantait Caton, et elles s’apercevront bien vite qu’il n’est pas possible d’écrire l’histoire des Romains sans écrire du même coup celle des Romaines. Qu’elles consultent Aristote, il leur apprendra que Sparte, la martiale et austère Sparte, était une véritable gynécocratie : « Que ce soient les femmes qui gouvernent ou que les gouvernans soient gouvernés par elles, ajoutait-il, je n’en vois pas la différence. » Qu’elles causent avec le bon Plutarque, il leur dira « que les Lacédémoniens eurent dans tous les temps une extrême déférence pour leurs épouses et qu’ils leur permettaient de s’ingérer dans les affaires publiques bien plus qu’ils n’osaient eux-mêmes s’ingérer dans leurs affaires privées. »

Avant de proposer ses réformes à l’assemblée du peuple, Agis dut au préalable les faire agréer par sa femme, par sa mère, par son aïeule. Maint autre réformateur a procédé comme lui et suivi sa méthode, sachant bien que le sexe qui propose n’est pas celui qui dispose. Aujourd’hui la majorité des hommes réfléchis et exempts de préjugés dogmatiques considère le divorce comme un mal nécessaire qui en prévient de pires, et souhaite qu’on le rétablisse, pourvu qu’on le rende difficile. Si les chambres ne votent pas le rétablissement du divorce, la faute en sera aux femmes et non aux hommes : ce sont elles qui ne l’auront pas voulu. Ce qu’on appelle l’opinion publique n’est fort souvent que leur opinion particulière. Les révolutions ne sont pas toujours leur ouvrage et même les contrarient quelquefois ; mais tôt ou tard les révolutionnaires doivent entrer en accommodement avec elles, ne fût-ce que par une cote mal taillée. Elles forment une haute cour de cassation, qui révise, qui confirme ou qui annule les décisions de l’histoire. La république sera solidement fondée quand elles se résoudront à l’épouser, et dans les pays qui nous avoisinent la royauté sera bien malade le jour où elles cesseront de croire que les rois et les reines, les impératrices et les empereurs soient nécessaires à leur sécurité, à leur bonheur, à la joie de leurs yeux ou à l’avancement de leurs fils.

G. Valbert.
  1. Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent, par Alexandre Dumas fils ; Paris, Calmann Levy.
  2. Das Weib, philosophische Briefe, von Emerich du Mont ; Leipzig, 1880.
  3. Lettres d’Italie, par M. Emile de Laveleye ; Bruxelles, 1880.
  4. Les Origines de la famille, questions sur les antécédens des sociétés patriarcales, par M. A. Giraud-Teulon, 1874.