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L’Émigré/Lettre 010bis

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P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 71-133).
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HISTOIRE
du Marquis de St. Alban.

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Je suis d’une famille qui a eu depuis long-temps d’assez grandes illustrations, et qui jouissait avant la Révolution d’une fortune considérable. Mon père, marié de très-bonne heure, entra au service par obéissance pour le sien qui avait servi avec distinction, et est mort au moment d’être élevé au premier grade des honneurs militaires ; à sa mort mon père s’empressa de donner sa démission de son régiment, pour vivre indépendant ; il s’affranchit bientôt après de la gêne des devoirs de la société, se livra à un goût raisonné pour le plaisir, avec un petit nombre d’amis ou de complaisans, qui formaient une petite secte de philosophes Épicuriens, dont mon père était le chef. Le goût des plaisirs, le mépris des hommes, et l’amour de l’humanité et de tous les êtres sensibles formaient la base de leur système ; mon père méprisait les hommes en théorie par delà ce qu’on peut imaginer, et cédait à chaque instant à un sentiment de bienveillance et d’indulgence, qui embrassait les plus petits insectes. Il aima ma mère quelques années avec une vive tendresse, ensuite il eut constamment pour elle les égards les plus flatteurs, et les meilleurs procédés. Le caractère trop indulgent de mon père le rendoit incapable de diriger mon éducation, il ne pouvait ni voir pleurer un enfant ni le contrarier ; une sévérité de quelques momens était au-dessus de ses forces. Il prit le parti de confier le soin de mon éducation au président de Longueil, son parent et son ami depuis l’enfance. Le Président, sans partager les opinions de mon père le chérissoit à cause des agrémens de son esprit, et par l’estime qu’il avait pour son caractère et son cœur. Mon père suivait des principes de philosophie, qui l’écartaient de la société et des affaires ; le Président, avec un grand fond de lumières et de philosophie, suivait la carrière des affaires, et avec d’autant plus de succès, que la nature, en lui donnant un esprit plein de sagacité joint à un jugement sûr, semble l’avoir fait homme d’état. Mon père après avoir réglé ses affaires domestiques en remit le soin à ma mère, se conserva une pension considérable, et prit le parti de voyager. Le Président, de ce moment me tint lieu de père. Ce fut lui qui fit choix de mon précepteur, et qui traça le plan de conduite qu’il devait suivre. Il lui indiqua le genre et la marche de mes études, et fixa le degré de sévérité ou d’indulgence dont il devait user. C’est à lui que je dois mon instruction et en quelque sorte mes sentimens, puisque c’est lui qui a eu l’art de les développer. Semblable à un habile cultivateur, il a donné de l’air aux bonnes plantes et les a fait arroser, tandis qu’il a arraché et étouffé une partie des mauvais germes. À l’âge de quinze ans, j’entrai dans un régiment de cavalerie ; mais je ne fus envoyé à la garnison que dix-huit mois après ; ce temps fut employé à me perfectionner dans les mathématiques, à étudier les fortifications et l’artillerie. Le Président disait que les sciences exactes ont un charme infini pour les jeunes gens capables d’application, que le penchant que l’homme a pour la vérité, se trouve satisfait par l’enchaînement de vérités progressives qui mènent à de grands et incontestables résultats ; c’est dans la jeunesse, ajoutait-il, que l’esprit a toute l’appréhension nécessaire pour saisir les choses abstraites, et que leur connaissance se grave plus profondément dans la mémoire. Il savait que, pour la plupart des officiers généraux en France, les fortifications et l’artillerie étaient une science mystérieuse, et qu’ils étaient obligés de s’en rapporter aux gens de ce métier, sans pouvoir apprécier leur mérite. Le comte de Maillebois, me disait-il, est le seul qui ait approfondi de bonne heure ces objets importans, et c’est à cette étude qu’il a dû en partie la réputation dont il a joui. Il me disait aussi : les hommes sont modifiés par l’état qu’ils embrassent, au point, en quelque sorte, d’être entre eux comme des êtres distincts. Il faut qu’un souverain, qu’un ministre connaissent la moralité des hommes des diverses classes de la société, et un militaire appelé au commandement doit connaître à fond l’homme soldat. La science militaire est composée de deux choses, de morale et de géométrie ; par l’une on apprend l’art de plier l’homme à une exacte discipline, d’exalter son ame et de lui inspirer un noble orgueil de son état ; par l’autre on combine les moyens les plus prompts d’opérer avec précision différens mouvemens. Il peut paraître surprenant que de telles leçons m’ayent été données par un magistrat ; mais Machiavel, secrétaire de Florence, a bien plus fait ; il a le premier, dans les temps modernes, développé les principes de l’art de la guerre, et publié, n’ayant jamais porté les armes, une tactique qui fut adoptée par tous les souverains de l’Europe. C’est ainsi que l’homme d’un esprit supérieur, généralise les idées et saisit les principes premiers, applicables aux diverses sciences. Je me souviens qu’un jour étant avec lui et quelques personnes dans une grande bibliothèque, on parla de livres de politique ; le Président s’avança vers une armoire, y prit un volume et nous dit : voici un excellent ouvrage sur la politique, et en même temps il nous en lut les premières phrases qui contenaient ces mots : l’art est long, la vie courte, le jugement difficile, l’expérience trompeuse, l’occasion rapide. Le livre était écrit en Latin où les expressions ont plus de force. Chacun admira ce début, et l’on demanda si c’était Aristote, ou Tacite ; on parla des modernes et l’on cita Bacon et Grotius ; ce n’est aucun de ces politiques ou philosophes, dit le Président, c’est un médecin, Hypocrate, qui commence ainsi ses aphorismes ; cela vous fait voir que toutes les sciences se touchent, et que les principes généraux sont les mêmes. Un ancien militaire attaché à ma famille prit soin, au régiment, de diriger ma conduite et de me faire suivre mes premières études lorsque les exercices m’en laissaient le temps. Quoique jeune et sans expérience, j’apperçus dès-lors que les troupes étaient fatiguées des divers changemens introduits chaque année dans la discipline et la tenue. Les officiers obligés sans cesse et d’apprendre et d’oublier, se pliaient avec peine sous le joug des nouvelles ordonnances, qu’ils prévoyaient ne devoir pas plus subsister que les autres. Chaque garnison, chaque régiment offraient des différences dans le régime suivant la sévérité, la négligence, ou l’inquiète ardeur des chefs. Je fus présenté à la cour à dix-neuf ans, et quand je songe à cette pompe qui environnait le Roi, à cette foule empressée qui circulait dans ses appartemens, à l’accent de respect avec lequel se prononçait le nom de Roi ; à l’impression qu’il faisait sur les esprits, et aux affreux événemens des temps postérieurs ; je ne puis croire que ce soit le même peuple ; je ne puis concevoir comment dans un si court espace, des souvenirs gravés par la main des temps, pendant douze siècles, ont été effacés ; mais peut-être trouvera-t-on le principe d’un si étonnant changement dans le caractère ardent et passioné de la nation ; peut-être un philosophe dira-t-il, qu’un peuple qui dans son extrême enthousiasme adorait ses rois, qui baisait le cheval écumant du courrier qui apportait la nouvelle de la convalescence de Louis quinze ; qui n’avait rien fait pour lui ; que ce peuple précipité dans une voie contraire, par l’emportement, devait être outré dans sa fureur comme il l’avait été dans son attachement passioné. La mode n’était pas dans ce temps d’être fort assidu à la cour, la magnificence en était en quelque sorte bannie, et des jeunes gens qui dépensaient des femmes immenses à Paris pour leurs plaisirs, paraissaient à Versailles en habit noir. Le Roi, avec raison, en témoigna son mécontentement. Ces petites circonstances servent à faire voir le changement survenu dans les opinions, et combien peu la cour en imposait aux esprits. Un homme éclairé frappé du spectacle que lui présentait la confusion des rangs, et la suppression de la pompe extérieure attachée à certains états, disait, quelques années avant la Révolution : « je crois voir la monarchie décroître à mesure que les vestes raccourcissent et se changent en gilets. » Je me souviens d’un passage de Jean Jacques Rousseau, qui me vint plusieurs fois à l’esprit dans ce temps, lorsque je me trouvais à Versailles. « Des marques de dignité, un trône, un sceptre, une robe de pourpre, une couronne, un bandeau, étaient pour les hommes des choses sacrées, et rendaient vénérable l’homme qu’ils en voyaient orné. Sans soldats, sans menaces, sitôt qu’il parlait il était obéi ; maintenant qu’on affecte d’abolir ces figues, qu’arrive-t-il de ce mépris ? Que la majesté royale s’efface de tous les cœurs, que les rois ne sont plus obéis qu’à force de troupes. Les rois n’ont plus la peine de porter leur diadème, ni les grands les marques de leurs dignités ; mais il faut avoir cent mille bras pour faire exécuter leurs ordres. Quoique cela leur semble plus beau, peut-être, il est aisé de voir qu’à la longue cet échange ne tournera pas à leur profit. » Il y avait à Paris cinq ou six maisons où circulait tout ce qui composait la haute société, et l’opinion publique n’était que leur écho. Là, on voyait rassemblés les ministres passés, présens, et futurs ; là, étaient distribuées les places à l’Académie, et préparées les intrigues qui devaient élever un homme au ministère et en faire descendre un autre. Là, le M. de **** qui depuis le ministère de monsieur de Choiseul, ne pouvait renoncer à la jouissance d’un grand crédit, était une des personnes qui avait le plus d’empire dans le monde. Sa maison rassemblait tout ce qu’il y avait de plus distingué dans les diverses classes de la société. Monsieur Necker était l’objet du culte de la maîtresse de la maison, qui chérissait en lui les moyens de conserver un grand ascendant dans le monde, et une influence dans les affaires. C’est là que toutes les trames ont été ourdies pour le rappel et le soutien de monsieur Necker, et pour accréditer ses opinions ; c’est là que le résultat du conseil, principe de la subversion totale de la monarchie, a été conçu, communiqué, applaudi ; c’est là que l’absence de Necker de la séance du 23 Juin a été proclamée comme un acte héroïque, qu’ont été forgés les instrumens qui ont brisé le trône. Les jeunes gens recevaient dans cette maison les principes d’opposition à l’autorité, qu’ils répandaient dans d’autres sociétés, et qui devinrent la règle de leur conduite. Ce qui paraîtra surprenant, c’est que la Maréchale était la personne la plus infatuée de l’avantage d’une haute naissance, et des distinctions attachées à son rang. Elle n’était populaire que pour dominer, et croyait qu’on serait toujours maître de ce Tiers qu’elle caressait pour en faire le corps d’armée de Necker, par qui elle prétendait régner. Je ne puis résister à vous raconter un trait qui vous fera connaître la vanité de la Maréchale, et qui dans le moment me frappa de la manière la plus comique. J’avais dîné chez elle avec plusieurs personnes dévouées au parti de Necker, et ardentes à soutenir le doublement du Tiers, et l’opinion par tête ; au moment où cette question était agitée avec le plus de chaleur, la Maréchale ouvrit sa boîte pour prendre du tabac, et le lourd avocat Target s’avança et prit familièrement une prise de tabac dans la boîte ouverte de la Maréchale. Je ne pourrais vous peindre l’étonnement et l’indignation qu’une telle audace excita chez elle. On vit qu’elle était bien loin de penser que les droits de l’homme pussent s’étendre jusqu’à prendre du tabac dans la boîte d’une grande dame, et quelqu’un lui dit avec malice : c’est un effet naturel de l’égalité. Je me suis laissé aller à ces détails parce qu’ils servent à faire voir que l’oppression du peuple n’a point été le principe des attentats auxquels il s’est livré ; que le désir de dominer et non le patriotisme a dirigé les premières entreprises contre l’autorité, et que l’ascendant de quelques sociétés a exalté les esprits. La femme dont je vous parle a été fatale à la France, et je ne pouvais en vous rendant compte de ce que j’ai vu, la passer sous silence. Répandu comme je l’étais il me fut facile de voir les ressorts qu’on faisait jouer pour le rappel de Necker, et enflammer le peuple en sa faveur. Une circonstance légère en apparence, frappa le président de Longueil, au moment du rappel de Necker avant les États-généraux ; le hasard nous fit trouver ensemble sur son passage, et nous rendit témoin de la joie universelle qu’inspirait ce charlatan politique ; quand il fut à la salle des Cent-suisses, en se rendant chez le Roi, ces colosses s’animèrent et se mirent à battre des mains, le Président s’approcha de moi avec un air pensif etconsterné : le royaume de France est perdu, me dit-il, et le trône est à bas ; je le regardai avec surprise, cherchant ce qui pouvait occasionner un si triste présage, et quand nous fûmes dans les cours du Château : vous avez été étonné, me dit-il, du propos que je vous ai tenu ; mais vous allez juger s’il est fondé, et mes motifs doivent particulièrement frapper un militaire. Les Suisses de la garde du Roi ont applaudi avec transport monsieur Necker sur son passage, tandis que des soldats sous les armes sont des hommes qui doivent être impassibles comme les armes qu’ils portent : appartient-il à des gardes de participer à une émotion populaire ? Si les gardes du monarque partagent les affections et les mouvemens du peuple, qui le contiendra ! Ce ne sont plus dès-lors des soldats, mais des hommes qui jugent, sentent et se conduisent d’après leur opinion et leur sentiment, et non d’après leur devoir. Serait-il facile de faire arrêter monsieur Necker par des gardes enivrés de sa personne ? La conduite des Cent-fuisses peut faire juger des dispositions des autres troupes. À son arrivée ce ministre s’empressa d’avancer le moment de l’assemblée des États-généraux dans l’espérance chimérique de fortifier et de consolider sa puissance de l’appui de la nation. Un esprit de vertige s’empara alors des esprits ; le rang le plus éminent, les dignités, les emplois les plus importans n’étaient rien aux yeux des plus grands seigneurs, comparés à la place de député aux États-généraux ; des jeunes gens qui n’avaient aucun moyen de s’y distinguer mettaient leur amour propre à être élus, et tel qui avait fait une chanson se croyait comptable à sa patrie de son génie pour la régénérer. Les femmes, les mères, les maîtresses intriguaient pour faire élire leur fils, leur mari, leur amant ; enfin l’enthousiasme d’un nouvel ordre de choses régnait sur les esprits, et les courtisans les plus corrompus s’empressaient, par l’effet de la mode, d’être représentans d’une nation qu’ils avaient opprimée gaiement pour servir leur intérêt ou leur vanité. Necker dans l’espoir de produire un plus grand effet sur un vaste théâtre, et dominé par la soif des applaudissemens, insista auprès du Roi, malgré tout le conseil, pour que les États fussent assemblés à Paris ou à Versailles.

Le Président de Longueil en sentit le danger et écrivit à la Reine pour le lui faire connaître ; je me souviens encore des expressions de sa lettre. « Si l’on assemble, lui disait-il, les États à Paris ou à Versailles c’est porter des brandons de feu sur des matières combustibles. Le peuple Français est aimable, léger, facile ; mais emporté, mais barbare dans ses emportemens, témoin la guerre des Armagnacs etc. » Le fatal génie de Necker l’emporta, et la Reine dit depuis à un ministre : « le Président de Longueil m’a donné d’excellens avis, mais je n’avais pas le crédit de les faire suivre. » Le charme de la nouveauté, le besoin d’intérêt, et de mouvement déterminèrent la plus grande partie ; le désir de s’élever, en manifestant ses talens sur un grand théâtre animaient quelques personnes, et plusieurs, parmi le Tiers, songeaient à sortir de leur obscurité, à se procurer des protecteurs et à obtenir des grâces. Je ne rapporte que ce que j’ai vu, et il me serait possible d’en donner des preuves. Surpris de la vivacité des démarches de quelques membres du Tiers pour se faire élire, je leur représentai que leur âge et leur santé leur rendraient pénibles les fonctions et le travail de la députation. Ils me répondirent que leurs intérêts et celui de leur famille déterminaient leur empressement ; enfin quelques uns me firent l’aveu qu’ils espéraient obtenir des lettres de noblesse, et d’autres, des bénéfices pour leurs enfans ou des places lucratives. Dans le temps où l’on s’occupait d’établir des Assemblées provinciales, ou d’accorder aux pays qui avaient eu des États, le rétablissement de ces Assemblées ; j’ai vu un homme, qui cherchait à se faire valoir par son zèle pour le peuple, intriguer sourdement pour avoir la présidence permanente de l’Assemblée de sa province. Tel était le patriotisme qui régnait dans les esprits avant l’assemblée des États, et ensuite les zélés partisans du peuple n’ont suivi que leur ressentiment contre la cour. Un cordon bleu refusé, la préférence accordée à un rival pour un gouvernement, ou une place à la cour ont été les principes qui ont inspiré à des grands et à des nobles, des sentimens contraires à la monarchie. Le duc d’Orléans, devenu justement l’horreur du genre humain ! cet homme sans principes et sans résolution, qui n’a jamais eu l’étoffe d’un ambitieux, et qui est parvenu successivement au comble de la scélératesse parce que le crime de chaque jour ne surpassait que d’un degré celui de la veille ; le Duc disait alors, et je crois qu’il le pensait. « Les États feront tout ce qu’ils voudront, peu m’importe, pourvu qu’il me soit permis d’aller ou de venir en Angleterre, ou ailleurs, et qu’on ne puisse ni m’enfermer ni m’exiler… » Enfoncé dans la fange de la débauche, il n’élevait pas alors ses vues par delà une liberté indéfinie, favorable à ses vicieuses inclinations. Je me souviens que dans le commencement de la Révolution, frappé de l’inconséquence du Duc, le Président me dit un mot d’un grand sens. Il est commun, dit-il, de voir des gens qui veulent la fin sans aimer les moyens ; mais le duc d’Orléans veut les moyens sans la fin. Il ne tint en effet qu’à lui d’être au 14 Juillet, lieutenant-général de l’État, et il ne s’agissoit pour cela que de se montrer aux yeux d’un peuple aveuglé et corrompu par lui, dont il étoit en ce moment l’idole. Je l’ai beaucoup connu dans un temps où toute la jeunesse de la Cour avait avec lui des liaisons plus ou moins étroites. Il avait de l’esprit, mais par étincelles, l’amour du plaisir éteignoit dans lui toute affection morale, et un seul sentiment, celui de la vengeance, pouvoit donner quelqu’action à son ame, et a été le principe de sa conduite. Cette connoissance de son caractère m’a fait apprendre depuis sans surprise, que lorsqu’on vint l’avertir que madame la princesse de Lamballe, entre les mains d’un peuple factieux, était en grand danger, et qu’il pouvait la sauver, « il faut la laisser, dit-il, suivre sa destinée. » Quelque temps après ses valets de chambre vinrent lui dire tout effrayés qu’on promenait la tête de cette Princesse, « eh bien ! dit-il, c’est une tête comme une autre. » Ces détails m’ont un peu écarté des objets qui me concernent ; mais mon histoire peu fertile en événemens ne peut être intéressante que par l’exposé sincère des sentimens qui m’ont affecté, à l’aspect des scènes tragiques et mémorables dont j’ai été témoin ; que par la peinture de quelques détails qui servent à donner une juste idée des temps, des hommes et de leurs motifs. Je reviens à ce qui me regarde. Les sages conseils du Président me préservèrent de la contagieuse épidémie qui s’était répandue dans toutes les classes ; j’assistai aux assemblées d’élection qui se firent à Paris ; mais n’ayant pas l’âge requis et n’ayant formé aucune brigue, j’étais bien certain de n’être point élu. Enfin arriva ce jour tant désiré de l’ouverture des États. Jamais la majesté royale ne parut dans un plus grand éclat. Les divers ordres du royaume revêtus des habits de leur état, la pompe de la religion, la Reine réunissant la dignité, la beauté dans sa personne, et dans sa parure le goût et la magnificence ; le Roi revêtu des ornemens de la royauté, tout concourait à présenter le plus imposant des spectacles. Je revins à Paris, et je ne m’étendrai pas sur ce qui se passa dans les premières assemblées des États. Une sourde fermentation agitait à Paris les esprits. Les capitalistes occupés de faire assurer la dette par la Nation, favorisaient toutes les entreprises de l’Assemblée, et le peuple s’habituait à la regarder comme la protectrice de ses droits et des propriétés, et les agens de l’autorité royale comme ses ennemis. Je fus témoin au Palais royal des premiers symptômes de la cruauté atroce à laquelle s’est livré ce peuple regardé comme si léger, si aimable. Le peuple dans tous les pays jouit avec avidité de la vue des exécutions, et peut-être, de l’empressement à être spectateur des supplices, il y a peu de distance pour en devenir l’instrument. Un homme fut traité dans la rue, d’espion de la police, à tort ou à raison, par un autre qui avait à se plaindre de lui, ou lui en voulait. Le peuple s’attroupa et se mit à le poursuivre de rue en rue, de place en place ; la plaisanterie se mêlait à la fureur, ce qui est un caractère distinctif du peuple Français, et le malheureux poursuivi à coups de pierres vint se réfugier au Palais royal. Il n’y fut pas en sureté, et saisi par les plus acharnés, il fut plongé à plusieurs reprises dans le grand bassin. On délibéra ensuite sur ce qu’il fallait lui faire, et il fut proposé de lui couper les oreilles ; alors je vis une femme au-dessus du peuple, et mise avec assez d’élégance tirer froidement de sa poche une paire de ciseaux et les offrir. Je m’éloignai avec horreur de cette affreuse scène ; et j’appris que le malheureux si barbarement poursuivi avait expiré dans sa course, avant de pouvoir trouver un asile. Voilà le premier acte de cruauté, suivi peu de temps après des meurtres de Foulon et de Berthier. À la honte éternelle de ce peuple, la postérité apprendra en frissonnant d’horreur les barbaries exercées sur leurs cadavres. Il se disputa long-temps leurs membres déchirés et sanglans, et le cœur du malheureux Berthier, étant devenu le partage d’une troupe effrénée, elle s’assembla autour du même bassin et se mit à danser en chantant à la lueur des torches qu’elle portait. Cette détestable troupe, ivre d’une aveugle rage, et se passant de main en main ce cœur, hurlait dans sa joie atroce ce refrain d’un Vaudeville :

Ah ! il n’est point de Fêtes
Quand le cœur n’en est pas.

Je restai à Paris, où le Roi se rendit après l’affreuse nuit du cinq Octobre ; je fus témoin de son entrée dans cette capitale, et pour vous donner une idée du caractère d’une nation que le luxe et les plaisirs rendaient presque insensible à tout ce qui ne frappait pas au moment sur ses jouissances, je vais vous raconter l’effet que produisit cette déplorable marche d’un monarque outragé et captif, sur ce qu’on appelait la bonne compagnie. Son cortège étonnant par sa composition, affreux par sa contenance féroce et ses cris, mit trois heures à passer dans la rue Royale où j’étais ; des troupes à pied ou à cheval, des canons conduits par des femmes ; des charettes, où sur des sacs de farine étaient couchées d’autres femmes ivres de vin et de fureur, criant, chantant, et agitant des branches de verdure, ensuite le Roi et sa famille escortés de la Fayette et du comte Destaing l’épée à la main à la portière, et environnés d’une foule d’hommes à cheval, voilà ce qui se présenta successivement à mes yeux pendant l’espace de trois heures. Je me rendis dans une maison voisine où se rassemblait ordinairement l’élite de la société, mon cœur était navré, mon esprit obscurci des plus sombres nuages, et je croyais trouver tout le monde affecté des mêmes sentimens ; mais écoutez les dialogues interrompus des personnes que j’y trouvai, ou qui arrivèrent successivement. « Avez-vous vu passer le Roi, disait l’un ? — Non j’ai été à la comédie. — Molé a-t-il joué ? — Pour moi j’ai été obligé de rester aux Thuilleries, il n’y a pas eu moyen d’en sortir avant neuf heures. — Vous avez donc vu passer le Roi. — Je n’ai pas bien distingué, il faisait nuit. » Un autre : « Il faut qu’il ait mis plus de six heures pour venir de Versailles. » D’autres racontoient froidement quelques circonstances. Ensuite. — « Jouez-vous au Wisch ? — Je jouerai après souper, on va servir. » Quelques chuchotages, un air de tristesse passager. On entendit du canon. « Le Roi sort de l’hôtel de ville ; ils doivent être bien las. » On soupe ; propos interrompus. On joue au Trente et Quarante, et tout en se promenant, en attendant le coup et surveillant sa carte on dit quelques mots : « Comme c’est affreux ! » et quelques uns causent à voix basse brièvement. Deux heures sonnent, chacun défile et va se coucher. De tels gens vous paroissent bien insensibles ; eh bien ! il n’en est pas un qui ne se fût fait tuer aux pieds du Roi.

Le Président prévit alors l’entière et inévitable subversion de la monarchie ; je me rappelle à ce sujet un passage de Montaigne, qu’il me cita à l’appui de son opinion. La majesté royale s’avale plus difficilement du sommet au milieu, qu’elle ne se précipite du milieu à fonds. Deux jours après l’arrivée du Roi, je fus à portée de voir avec quel succès on a travaillé à inspirer au peuple une aveugle aversion pour la Reine ; chaque jour la curiosité l’attirait en foule sur la terrasse des Thuilleries qui est au-dessous des appartemens occupés par la famille Royale. Je passai au milieu d’un nombre infini d’hommes et de femmes qui étaient devant les fenêtres de ces appartemens. Comme ils contemplaient avec un curieux empressement le Roi et la Reine qui se montraient de temps en temps aux fenêtres, j’entendis plusieurs femmes se dire : « Voyons donc cette Reine avec toute sa méchanceté. » J’allais quelquefois aux Thuilleries faire ma cour ; la contenance de la Reine était digne d’admiration. Captive réellement au milieu des bourgeois préposés pour garder son palais, elle paroissait supérieure aux événemens, et profondément affectée, elle montrait un visage calme, et savait allier la dignité souveraine, avec les ménagemens dictés par la politique envers une foule de bourgeois enorgueillis d’être admis dans le palais des rois ; la plupart surveillant indécemment ses actions, épiaient jusqu’à ses regards et à ses gestes, pour y lire sa pensée et démêler le degré d’affection qu’elle avait pour ceux qui l’approchaient. Le trône avoit été à demi renversé, la majesté royale avilie ; la puissance souveraine avait cédé à la violence populaire, et, le croirait-on ? rien ne semblait avoir changé dans Paris, où régnait le même luxe, le goût du plaisir, celui du jeu et le même empressement pour les spectacles. L’Assemblée ne paroissait être qu’un sujet de conversation plus varié et plus animé. Les Aristocrates et les Démocrates se trouvaient dans les mêmes maisons. Les plaisanteries se mêlaient au récit des plus importantes discussions ; on ne songeait plus le lendemain à la scène souvent tragique de la veille. Telle est la mobilité du caractère d’une nation, qui oublie promptement le mal passé, et toute entière au plaisir présent, détourne ses yeux d’un avenir effrayant. Au milieu de cette dissipation générale, il y avoit des clubs, des conciliabules où l’on s’occupait sérieusement des affaires, et dans lesquels l’ambition et la cupidité, ardentes à profiter des malheurs publics, combinaient en secret leur marche et préparaient des attaques fatales à l’autorité de jour en jour affaiblie. Des femmes séduisantes par leur beauté ; deux ou trois qui étaient des saltimbanques d’esprit, faisaient servir la politique à leurs plaisirs et leurs plaisirs à la politique ; leurs faveurs étaient souvent l’amorce plus ou moins attrayante qu’elles offraient aux jeunes prosélytes de la démocratie. La présomption que l’homme est porté à avoir de ses talens et de son esprit faisait croire à plusieurs jeunes gens qu’ils joueraient un rôle éclatant ; mais la Révolution, en mettant en quelque sorte l’homme à nud, faisait évanouir promptement cette illusion, qu’il était aisé de se faire à l’homme de cour, à celui du grand monde qui se flattait d’obtenir dans l’Assemblée les mêmes succès que dans la société. Le ton, les manières, une certaine élégance qui cache le défaut de solidité, l’art des à propos, tout cela se trouve sans effet au milieu d’hommes étrangers au grand monde et habitués à réfléchir. Le Comte de *** est un exemple frappant de médiocrité démasquée, de présomption déjouée, d’infidélité punie. Les succès qu’il avoit eus dans la société avaient enflé son ambition, il crut avoir dans la Révolution une occasion de s’élever promptement, et se flattant d’être l’oracle de l’Assemblée, il quitta une cour où quelques agrémens dans l’esprit et des connoissances en littérature lui avaient obtenu un accueil flatteur. Il s’empressa, de venir à Paris armé de sa tragédie de Coriolan, d’une douzaine de fables et de cinq à six chansons. Madame de Stael alla au devant du futur premier ministre, Jeanne Gray à la main, et tous deux s’électrisèrent en faveur de la démocratie ; mais bientôt le mérite du Comte fut apprécié à sa valeur, et il fut trop heureux d’obtenir d’être ministre à ****. Traité avec le plus grand mépris dans cette cour ; et privé de l’espoir de jouer un rôle à Paris, la mort lui parut être sa seule ressource ; mais il porta sur lui une main mal assurée ; le courage manqua à ce nouveau Caton, pour achever… l’amour de la vie prévalut, un chirurgien fut appelé, et le Comte prouva qu’il ne savoit ni vivre ni mourir.

Le Roi dès les premiers temps de son séjour à Paris, fut livré sans défense à tous les artifices ; Necker était le maître du conseil, et le comte de Montmorin, élevé avec le Roi, comblé de ses bienfaits n’était que le servile instrument du ministre des finances ; l’ambition et la cupidité dominaient les habiles scélérats qui influaient sur l’Assemblée, et la liste civile objet de leur convoitise aiguisait leur esprit ; une foule d’intrigans attirés par la même amorce, s’empressait de multiplier de faux avis pour se rendre nécessaires, d’autres faisoient éclater un zèle fougueux pour se faire craindre et se donner un crédit sur la multitude qui forçât le Roi à acheter leur silence. Un trait, que je choisis entre cent, vous fera juger de la profonde scélératesse des moyens inventés par la cupidité. Vous avez entendu parler d’un marquis de Favras qui avait cherché à signaler son zèle pour le service du Roi ; ses démarches indiscrettes et mal combinées parurent fournir une occasion d’intimider ceux qui étaient animés du même esprit ; on supposa une conjuration, le malheureux Favras fut condamné, et jamais on n’oubliera qu’un de ses juges osa lui dire en l’exhortant à la résignation, qu’il fallait une victime au peuple. Un Magistrat qui n’était pas de ses juges, crut y voir une occasion pour lui, de faire promptement une grande fortune ; plein de son projet il se rend en robe à la prison et demande à voir le marquis de Favras ; le geôlier habitué au respect pour les magistrats ne fait point de difficulté, il est introduit et reste seul avec le prisonnier ; Favras troublé et ignorant les formes de la justice, croit voir en lui son juge, et se dispose à lui répondre avec respect, et à le persuader de son innocence. Le magistrat prend la parole, entre dans quelques détails sur son affaire, lui en fait voir la gravité et frappe son imagination du danger éminent auquel il est exposé : « il vous reste cependant, ajoute-t-il, un grand motif d’espoir, le Roi et la Reine ont été sans doute instruits de vos projets : » et il lui fait à cet égard questions sur questions, de la manière la plus insidieuse. Favras nie qu’il ait reçu des ordres du Roi, le Magistrat lui fait sentir que sa seule ressource est en ce moment de dire la vérité, que son affaire ne peut devenir graciable, que dans le cas où il sera prouvé qu’il n’a fait qu’agir conformément aux intentions du Roi et de la Reine ; que tous ceux qui leur sont attachés prendront alors son parti, et agiront efficacement pour le dérober au supplice. Favras troublé par l’aspect de la mort, sans rien articuler de précis, convient qu’il a parlé à des gens qui approchent le Roi, et qu’il lui a fait offrir ses services ; il se rappelle des circonstances vagues, qui peuvent donner lieu à croire que le Roi était instruit de ses desseins, enfin il en dit assez pour faire entrevoir au Magistrat une heureuse issue à son projet ; celui-ci, tire aussitôt une feuille de papier timbré, en lui disant : « votre grâce n’est plus douteuse, il ne s’agit que de mettre par écrit ce que vous venez de me dire, d’implorer la bonté du Roi, et de lui rappeler que vous n’avez rien tenté que pour le servir et d’après les conseils de gens qui l’approchent. » Il dicte à Favras une déclaration telle qu’il la désire, et le malheureux prisonnier, qui se voit entre la vie et la mort, ne chicane pas sur les termes. Le Magistrat le quitte en l’exhortant à la sécurité, et ne perd pas un instant à mettre à profit sa déclaration ; il fait savoir au Roi par une personne affidée qu’il a entre les mains une pièce juridique, qui le compromet, et encore plus la Reine ; il insiste particulièrement sur l’observation que le Roi seul est inviolable, et ne met pas en doute que la Reine sera mise en jugement ; le Roi ne voit que le danger apparent et ne réfléchit pas plus que son ministre sur l’illégalité de la déclaration ; une somme immense est comptée au Magistrat, et il remet au Ministre cette pièce qui prouve l’abus qu’il a fait de son ministère, et dont il ne pouvait faire usage sans risquer lui-même de périr sur un échafaud. Favras attend toujours l’effet de sa déclaration, et n’est point effrayé de sa condamnation ; soutenu par l’espoir de sa grâce il retarde l’heure de son supplice jusqu’à la nuit, et n’est désabusé que pressé par le fatal cordon.

Je ne vous parlerai pas en détail des divers systèmes qui régnoient, l’intérêt personnel en était le principe essentiel ; l’établissement de deux chambres était un de ceux qui avait le plus de partisans, et il était simple que la perspective de la place de sénateur de la nation Française excita vivement l’ambition de plusieurs. Quel beau rêve n’était-ce pas pour un juge de village, de se voir élever en France à une dignité pareille à celle des Pairs d’Angleterre ? Chacun des principaux acteurs étendoit, ou limitait ses projets, et formait à son gré une constitution ; mais tous ébranloient à l’envi les fondemens de la Monarchie. C’est d’après cette diversité de systèmes que depuis l’entière subversion du gouvernement, et la sanglante anarchie qui l’a remplacé, les premiers auteurs des troubles prétendent devoir être considérés comme des hommes distingués par la modération de leurs idées et la pureté de leurs principes. Il leur suffit en ce moment, pour avoir cette prétention, que leurs systèmes, que leurs actions, leurs discours ayent été surpassés par d’autres en violence : ainsi N. N. se regardent comme des hommes modérés, parce qu’ils n’ont pas participé au cinq Octobre ; mais l’un oublie qu’il a un des premiers prêché une doctrine incendiaire dans une grande province, un autre qu’il a le premier tenté de dégrader le Monarque en proposant qu’il ne fût pas participant à la formation de la constitution. Les L**** et leur parti se vantent d’avoir soutenu le Roi constitutionel, et d’avoir empêché qu’à son retour de Varennes, il ne fût mis en jugement.

Dumourier se vante de n’avoir pas voulu servir sous Robespierre. Ainsi cherchant à faire oublier leurs attentats contre le gouvernement, et le Monarque, chacun des différens partis s’attache à une époque à laquelle il a été primé par un autre parti, dont il n’a pas adopté les maximes, et se range ainsi dans la classe des opprimés. Il s’ensuivrait qu’en dernière analyse il n’y aurait de coupables que ceux qui ont voté précisément la mort du Monarque.

Je viens de vous rendre un compte fidelle de mes premières années, et de vous faire part de l’impression que m’ont fait éprouver les commencemens de la Révolution. Je vais en continuant un récit auquel l’amitié seule peut trouver quelque intérêt, vous parler d’un événement qui affecte mon cœur d’un douloureux souvenir, et qui vous fera connaître à quelles barbaries se porta en peu de temps un peuple, dont on vantait la douceur et l’humanité.

Une jeune veuve, après la mort de son mari, s’était retirée quelque temps dans un couvent ; elle vint habiter une terre voisine de la mienne. Je fis connoissance avec elle. Madame de Granville, c’était son nom, n’était point une de ces personnes célébres par la beauté, ou des prétentions à l’esprit, elle avait vécu loin du monde, avec un vieux mari, et avait exercé son esprit pour s’occuper, sans avoir ni l’occasion ni le désir d’en faire parade. Peu connue dans la société, elle n’y paroissait que depuis la fin de son deuil. On en parlait comme d’une femme qui n’était ni sans agrémens ni sans esprit ; mais la mode, cet arbitre suprême des Français, n’avait point consacré son mérite, et il y avait peu de presse pour aller chez elle. Mes parens, qui désiraient vivement de me voir marié, crurent que je ne pouvais trouver un parti plus avantageux et m’engagèrent à lui rendre des soins. Ses bonnes qualités, sa franchise, sa simplicité jointes à une figure agréable m’inspiraient de l’intérêt et l’envie de lui plaire ; je pris ces dispositions pour de l’amour, et je lui en parlai le langage ; mais j’ai senti depuis, en y réfléchissant, combien ce léger sentiment était différent de l’amour, de cette impression qui saisit le cœur, l’esprit, les sens comme une soudaine ivresse, et ne laisse, dès les premiers momens, rien à faire à la raison. Telle est l’idée que je me fais de l’amour, et la vie aurait peu de charmes pour moi sans l’espoir de la réaliser. Je me faisais illusion auprès de madame de Granville, et le président de Longueil ne s’y trompait pas. Vous prenez, me disait-il, l’exaltation de votre tête pour la chaleur de votre cœur. Madame de Granville était sans art comme sans prétention, elle parut sensible à mes empressemens, et me l’avoua avec ingénuité. Riche et maîtresse d’elle-même, il lui paraissait simple de recevoir mes hommages ; le besoin d’aimer me faisait saisir l’image de l’amour. J’étais dans cette situation lorsque la Révolution commença. Madame de Granville qui avait embrassé avec vivacité le parti Aristocratique, avait été passer quelque temps pour affaires dans sa terre, elle y était tombé malade, et comme je me trouvai dans son voisinage, j’allai la voir ; je la trouvai remplie d’effroi, d’après les récits qu’elle entendait faire chaque jour des excès auxquels le peuple se livrait contre les nobles. On en avait massacré plusieurs et on avait brûlé un grand nombre de châteaux. Madame de Granville sensible et généreuse, s’étoit fait jusque-là chérir de ses vassaux, et je ne pouvais croire qu’on cessât de respecter une femme qu’on avait vue tant de fois avec attendrissement, se rendre à pied dans les plus misérables chaumières, y porter des secours, et ce qui est encore plus touchant, des soins et des consolations. Les bienfaits marquent la supériorité et la compassion ; mais les soins ont quelque chose d’amical et qui tient en quelque sorte de l’égalité. Je n’ai pas une grande expérience, mais il me semble que la reconnaissance n’existe véritablement que lorsque l’amour propre fait cause commune avec elle.

Les espérances que j’avais conçues étaient bien peu fondées ; il n’est pas de vertu que respecte le fanatisme et sur-tout quand sa fureur est attisée par des mains habiles et scélérates. Enfin, l’intérêt ne connaît aucun ménagement, et l’espoir du pillage était le patriotisme de la multitude. Les terreurs de madame de Granville n’étaient que trop justes, elle savait que ses gens étaient pour la plupart partisans de la démocratie, et il lui était évident qu’elle serait trahie par eux, au moment où ils pourraient le faire impunément. Je restai auprès d’elle pour la rassurer et la secourir, s’il en était besoin ; mais hélas ! quoique déterminé à la défendre au péril de ma vie, je fus réduit à n’être que le spectateur désespéré de son malheur. J’abrège un récit affreux, qui ne pourrait exciter que l’horreur ; je me bornerai à dire qu’elle fut inhumainement traînée dans un cachot, après avoir vu brûler son château ; qu’elle y expira dans des convulsions affreuses excitées par la terreur. Je fus arrêté, conduit par un peuple furieux à ma terre où la même scène se renouvela ; mon château fut pillé ensuite brûlé, mais le courage et l’intelligence d’un de mes gens me procurèrent la liberté et j’en profitai pour aller rejoindre mon régiment. L’image de madame de Granville expirante au milieu d’une multitude furieuse était sans cesse présente à mon esprit, ses cris douloureux retentissaient dans mes oreilles, et ce terrible souvenir pénètre encore en ce moment mon ame, d’un sentiment qui la déchire. Mon séjour à mon régiment ne fut pas long, on avait exigé des troupes un serment qui me répugnait et qui dénaturait entièrement le genre des engagemens consacrés par dix siècles. Plusieurs officiers étaient favorables à la Révolution, et une grande partie des soldats de l’infanterie était disposée à abandonner le parti du Roi. Il n’en était pas de même de la cavalerie, dont la composition est différente. Les cavaliers moins vagabonds, plus occupés et la plupart fils de fermiers, laboureurs, plus connus de leurs officiers, plus éprouvés, étaient restés attachés à leur ancien ferment. Je revins à Paris consterné des dispositions où j’avais vu une partie des troupes, et l’ame flétrie de la cruelle fin de madame de Granville. Mon père après avoir parcouru l’Europe venait d’y arriver, et il fut témoin de la mort de ma mère, auprès de laquelle il s’était rendu pour lui donner ses soins ; le hasard avait fait rencontrer à ma mère la troupe de cannibales qui promenait les têtes sanglantes de Berthier et Foulon, avec lesquels elle avait eu quelques liaisons ; à cet effroyable aspect elle tomba évanouie dans sa voiture, on la ramena chez elle, et sa santé déjà languissante ne résista pas à l’atteinte que lui porta ce hideux spectacle ; elle se réveillait en sursaut, poursuivie en rêve par l’aspect des visages affreux et déformés de ces malheureuses victimes des fureurs populaires. Mon destin était d’être ainsi frappé par la Révolution dans les endroits les plus sensibles. La mort de ma mère, des affaires, et un intérêt de curiosité à l’aspect des grands mouvemens qui agitaient la capitale retinrent quelque temps mon père à Paris ; mais les troubles croissant sans cesse, et le séjour en devenant dangereux, il prit le parti de se retirer dans une terre éloignée où il comptait vivre en sureté, en attendant le rétablissement de l’ordre ; il me recommanda de suivre les conseils du Président et partit. Le Président de Longueil après m’avoir prodigué tous les soins de l’amitié, m’aida de ses conseils pour me guider dans la situation embarrassante où se trouvaient tous ceux qui comme moi étaient demeurés invariablement attachés à la Monarchie. Le militaire, me dit-il, est désorganisé, et son état ne vous permet pas d’être utile au Roi. Chaque personne que vous voyez excite en vous un douloureux souvenir, et rouvre la plaie de votre cœur, si vous portez les yeux sur les intérêts publics, la nécessité de vous éloigner n’est pas moins pressante. Offrez à la Reine vos services pour n’avoir rien à vous reprocher. Tentez, comme vous en avez l’idée, d’assurer au Roi la province de ****, où vous avez de grands biens, dans laquelle votre nom est respecté, et si vos efforts sont inutiles, partez et attendez en terre étrangère des temps plus favorables. Les Puissances, sans doute, finiront par connaître leurs véritables intérêts ; elles ont joui avec satisfaction, et cela était dans l’ordre, du spectacle de nos troubles ; qui devaient affaiblir nos forces ; mais elles commencent à sentir que le mal dont nous sommes travaillés est épidémique, et qu’il est de leur intérêt d’en empêcher les progrès pour n’en pas éprouver elles-mêmes les atteintes. La Reine reçut avec bonté mes offres de services, et me fit dire que dans l’occasion elle profiterait de mon zèle. Je me rendis dans la province de ***, et bientôt je m’apperçus que la démocratie avait gangrené tous les esprits. Mes tentatives furent infructueuses, et ce fut un grand bonheur pour moi d’avoir été averti à temps, des ordres donnés par le commandant de la milice nationale, pour m’arrêter. Échappé à ce danger, je voyageai en Angleterre et en Italie. Si je faisais un roman, je ne manquerais pas d’être amoureux d’une belle princesse en Italie ; je lui prêterais tout l’emportement de la plus ardente passion, et à son mari celui de la plus violente jalousie. Il me ferait assassiner un soir en sortant de l’appartement de sa femme, et je n’échapperais que par le plus grand hasard, à cet attentat. Je pourrais, si je voulais montrer de l’esprit à peu de frais, peindre le contraste que présentent des capucins qui occupent la demeure des Caton, des Brutus ; enfin me passionner froidement sur la peinture et la musique, parler d’un faire large ou mesquin etc. etc. La vérité est que la facilité de satisfaire ses goûts s’oppose en Italie aux grandes passions, et qu’un observateur attentif trouve dans les habitans de Rome des traits frappans du caractère des Romains. Ils étaient superstitieux, les modernes n’ont pas dégénéré à cet égard ; ils aimaient les cérémonies religieuses ; les spectacles de tout genre, les cérémonies font fréquentes et pompeuses à Rome, le peuple y court avec empressement, et le prix du pain et l’abondance du bled concentre son attention. Les Romains étaient éloquens et les habitans de Rome s’expriment avec chaleur et énergie, leurs discours abondent en images ; leur accent, leurs gestes sont expressifs, variés et ajoutent à la véhémence et à la grâce de leurs expressions. Les Romains étaient braves et familiarisés avec l’effusion du sang, le peuple à Rome est toujours armé d’un couteau, et venge ses querelles par des combats où il montre un grand courage. Ces combats, et les assassinats qui ne sont pas aussi nobles, sont à tel point fréquens, que le nombre des hommes tués ou blessés s’élève à Rome, année commune, à douze ou treize cents, enfin les transtévèrins offrent dans les traits de leur visage la plus frappante ressemblance avec ceux des anciens Romains, et se rappelant avec orgueil leurs ancêtres, ils se plaisent à se nommer entre eux Brutus, Ciceron etc. Je pourrais aussi, en parlant de l’Angleterre, rapporter la description des jardins célébres, m’extasier sur la verdure Britannique et copier, en parlant du Gouvernement, Lolme qui à copié Blacksthone. Je bornerai le récit de mes voyages à un court résultat, que je me rappellerai toute ma vie avec un regret amer. Le goût des arts appelle en Italie ; l’admiration pour Frédéric et Catherine attirait dans le Nord, et l’on accourait avec empressement en France pour les habitans du pays. On y venait pour vivre avec des Français ; parmi eux seulement s’était perfectionné l’art de la société et celui de converser. Parmi les Français seuls on voyait régner généralement le savoir sans pédanterie, la noblesse des manières sans morgue, la gaieté sans bruyans éclats. Les Allemands tiennent table pour faire bonne chère, et les Français pour réunir des personnes qui se conviennent ; chez les Français seuls on voyait l’orgueil du rang faire place au goût de la société, et les plaisirs de l’esprit rapprocher tous les états, sans les confondre. Il est des hommes aimables dans tous les pays ; en France, c’était la nation qui était aimable, pleine de goût, et d’élégance dans ses manières, comme autrefois les Athéniens. La génération actuelle doit renoncer et peut-être ceux qui lui succéderont à une aussi agréable manière de vivre. Le caractère Français est dénaturé et l’esprit de faction, dont la jeunesse est imbue, prépare une génération entière aux troubles, aux plus sanglantes scènes. Et qui peut conjecturer le genre de mœurs qui peut naître d’un ordre de choses, qui ne se trouve pas dans les annales du monde. L’imprimerie n’a existé dans aucun des pays célébrés dans l’histoire ancienne, et ce puissant et prompt moyen d’enflammer les esprits doit produire de nouvelles combinaisons de gouvernemens. Les journalistes exercent dans ce siècle une autorité qui s’étend sur les quatre parties du monde ; mais j’abandonne ces réflexions qui présentent un trop vaste horizon, pour finir le récit qu’on a désiré. Au retour de mon voyage je joignis l’armée des Princes, et j’appris pendant la campagne qu’un oncle et un de mes cousins, que j’aimais tendrement, avaient été massacrés à l’affreuse époque de ce mois de septembre, dont il serait à désirer, pour l’honneur de l’humanité, qu’on pût perdre à jamais la mémoire. Peut-être que mon émigration a été la cause de la mort de mes parens, cette idée me poursuit souvent et aggrave les chagrins qui m’accablent. Quand l’armée des Princes a été dispersée, j’ai songé aux moyens d’employer utilement mon faible courage, et je me suis adressé à un de mes parens qui est lieutenant-général au service de Prusse ; il a bien voulu me prendre pour son aide-de-camp, en attendant que je puisse servir dans une armée Française. Mon père a trouvé le moyen de me faire passer des fonds qui m’ont suffi jusqu’à ce moment, et peuvent m’aider à gagner des temps plus heureux. Voilà mes aventures jusqu’à ce jour, jusqu’au moment où j’ai été accueilli avec tant de générosité, soigné avec tant d’intérêt, où j’ai éprouvé enfin des bontés dont le souvenir vivra éternellement dans mon cœur.

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