L’Émigré/Lettre 018
LETTRE XVIII.
au
Marquis de St. Alban.
Je vous ai promis, mon cher et jeune
ami, le détail des aventures de mon
émigration, et en voici le tableau tracé
avec la plus exacte vérité. Vous
vous rappelez que j’étais en Provence
pour le soutien de quelques droits à
une succession considérable. Je n’avais
pas tardé à voir le danger que
je courais dans un pays où la vivacité des esprits se joignait à la fermentation
générale, et je choisis Nice pour
y attendre en sureté le dénouement
de la scène tragique qui fixait l’attention
de l’Europe. Plusieurs personnes
distinguées de la Provence s’y
étaient ainsi que moi réfugiées ;
j’étais dans cette ville à portée de recevoir
promptement des nouvelles de
France, et la douceur charmante du
climat ainsi que la société de quelques
personnes du pays et de mes compatriotes
adoucissaient les regrets de
mon exil, enfin l’espérance soutenait
mon courage ; mais la journée du
10 Août et la captivité du Roi remplirent
mon esprit des plus noirs
pressentimens. Bientôt après une
armée Française s’avança près du
Var, jeta l’épouvante dans la ville
de Nice et dans tout le Piémont. Une
terreur panique s’empara des esprits, dès qu’on eut pénétré les dispositions
des Français ; chacun se hâta de prévenir
leur arrivée, et de sortir de la
ville. L’allarme fut si vive, la précipitation
si grande, que l’on ne se
donna pas le temps de rassembler le
peu d’effets précieux qu’on aurait pu
emporter ; je fus du nombre de ceux
qui prirent ce parti et je pensai que
le plus sûr était de se rendre à Turin,
où l’on avait lieu de croire que les
Émigrés seraient accueillis favorablement.
Dans peu d’heures le chemin
du Col de Tende fut couvert de monde,
de vieillards, d’enfans, de femmes
grosses, d’autres qui portaient
sur leurs bras leur enfant qu’elles
nourrissaient ; des magistrats, des évêques,
des moines dispersés sur cette
route fuyaient consternés. Un évêque
de quatre-vingts-trois ans, entre
autres, offrait le spectacle le plus touchant ; hors d’état de marcher, il
était porté par des prêtres qui se relayaient
tour à tour ; une femme d’un
nom distingué se trouva au milieu du
voyage pressée des douleurs de l’enfantement,
et accoucha sur le chemin,
dénuée de tout secours ; pour comble
de malheur, des soldats Piémontais
entendant la nuit un grand bruit sur
la route, et ne distinguant rien, se figurèrent
qu’un détachement de Patriotes
arrivait sur eux, ils tirèrent et blessèrent
plusieurs des personnes qui
marchaient en avant de notre misérable
troupe. La pluie survint et dura
huit jours. Les chemins furent
inondés, les rivières débordées, et
tous les fléaux semblaient se rassembler
contre des infortunés fugitifs ;
on craignait de se noyer à chaque pas ;
celui qui tombait et s’embourbait, invoquait
envain du secours. Le malheur extrême rend l’homme barbare en
concentrant tout son intérêt sur lui-même.
Quelques uns avaient des
charettes, d’autres des chevaux et
des mulets ; mais à peine arrivés à la
Scarena, les troupes Piémontaises
s’en emparèrent. On se flattait de
trouver à Tende une auberge pour y
prendre quelque repos ; elle était
occupée par ces troupes, et après
une aussi longue marche, et tant de
fatigues, il fallut passer la nuit en
plein air, inondés de la pluie,
les pieds dans l’eau ; les cris, les
pleurs des femmes et des enfans
ajoutaient à l’horreur de cette situation,
et l’espoir abandonnait tous les
cœurs. Nous passâmes le Col de Tende,
et des voitures venues de Turin
offrirent un instant l’espoir d’achever
plus heureusement notre route ; mais
la cupidité aveugle et barbare ne permit pas à un grand nombre de
profiter de ce secours ; on demanda
un prix exorbitant de ces voitures, et
il y en eut une qui fut payée cinquante
louis pour deux journées de marche.
La troupe infortunée arriva
enfin à Turin ; lieu si désiré et qui
nous semblait devoir être le terme de
nos malheurs ; mais en arrivant, nous
vîmes affiché au coin des rues, un
règlement qui défendait aux Français
de séjourner plus de huit jours
à Turin et dans les états du roi de
Sardaigne. Les hommes qui étaient
en état de servir prirent le parti de
se rendre à l’armée de Condé, au
moyen de quelques secours qu’ils se
procurèrent ; les femmes, les enfans,
les vieillards obtinrent ensuite la permission
de rester ; mais le séjour dans
la ville était trop cher pour des personnes
réduites à la plus affreuse misère. Il fallut se retirer dans les
villages voisins, et je m’associai à une
famille intéressante pour former un
petit établissement dans une cabane
de paysans où nous passâmes quatre
mois ensevelis en quelque sorte sous
les neiges. Plusieurs de mes compatriotes
ne pouvaient subsister que
de la bienfaisance des habitans, et ignorant
la langue du pays leur situation
seule invoquait la compassion. Les habitans,
hommes grossiers, mais humains,
étaient frappés de notre courage, de
celui des femmes sur-tout, ainsi que
de leur piété. Ils admiraient leur résignation
à un sort si malheureux, et
je partageais ce sentiment en voyant
des femmes, qui peu de mois auparavant
étaient au milieu de domestiques
empressés de les servir, aller acheter
des légumes, de la viande et faire
ensuite la fonction de cuisinière. Dans les premiers momens, on se livre à
la douleur ; mais la nécessité impérieuse
subjugue bientôt les esprits ;
lorsqu’on sent qu’il est impossible de
lutter contre elle, on rentre en soi-même
alors pour y chercher des ressources,
et le courage vient roidir
l’ame qui se familiarise peu à peu
avec un nouvel ordre de choses. Dix-huit
mois s’étaient écoulés pendant
que nous étions dans cette triste habitation,
il n’était pas à croire que
cette dernière ressource nous serait
enlevée ; mais les Français s’étant
emparés du mont St. Bernard menacèrent
Turin ; alors les Émigrés furent
obligés par ordre du gouvernement
de quitter le Piémont. Incertains
du lieu où il nous serait permis
de respirer, nous prîmes enfin la résolution
de nous rendre à Venise. Nous
louâmes une barque où s’entassèrent quatre-vingts personnes et nous suivîmes
le cours du Pô. Les combinaisons
de la pauvreté industrieuse diminuèrent
les frais que semblerait
devoir coûter un aussi long voyage.
Quinze francs par tête nous acquittèrent
de tout. Je ne puis, pour
l’honneur de l’humanité, passer sous
silence la réception des habitans de
tous les lieux où la barque s’arrêtait
le soir. Dès la première soirée nous
vîmes à Casal, le curé, les magistrats
et un grand nombre d’habitans qui s’étaient
rendus sur la rive pour nous
offrir leurs maisons et nous prodiguer
les marques les plus touchantes d’intérêt ;
ils nous partagèrent entre eux
pour nous doner des lits et un bon
souper, et dans un quart-d’heure
quatre-vingts personnes se trouvèrent
réparties chez les plus considérables
habitans qui regardaient comme un bonheur de nous recevoir, et celui
qui en avait un petit nombre enviait
à un autre l’avantage qu’il avait de
posséder une maison plus grande ; jamais
l’hospitalité ne fut exercée d’une
manière plus cordiale, plus noble et
plus touchante. C’est ainsi que nous
fûmes reçus à Cazal, Vérone, Plaisance,
Cazal-maggiore, Borgo-forte
etc. etc. Souvent même plusieurs
de ceux qui nous avaient ainsi reçus
prenaient le lendemain les devants,
au moment de notre départ, et se
rendant au lieu de la prochaine couchée,
y prévenaient les habitans de
notre arrivée, commandaient à souper
dans les auberges et nous retrouvions
en débarquant les personnes
qui nous avaient reçus la veille, et qui
avaient fait plusieurs lieues pour nous
procurer de nouveaux secours ; souvent
aussi on remplissait la barque de provisions de tout genre. Si jamais
les humains ont été ce qu’ils devraient
être, un peuple de frères,
c’est pendant notre route. Combien
le récit de nos malheurs les attendrissait !
Combien de fois nous avons
vu leurs yeux se remplir de larmes
en nous écoutant ! On voyait pendant
le repas, régner sur la famille qui
nous recevait, une joie pareille à celle
d’un jour de noces ou d’une fête occasionnée
par le plus heureux événement.
Chacun s’empressait de nous
offrir ce qu’il y avait de meilleur en
fruit, en vin, en gibier, et l’attention
était portée jusqu’à offrir aux
femmes des bouquets des plus belles
fleurs. Au milieu de ces marques
de sentiment et de générosité, mes
idées quelquefois se portaient sur
Paris, où le sang coulait à grands
flots, où le peuple furieux traînait dans les rues des corps déchirés, promenait
sur des piques des têtes dégoûtantes
de sang. Je me demandais
si c’étaient les mêmes êtres que ceux
qui nous recevaient avec tant de bienveillance,
qui nous montraient une si
vive et si touchante sensibilité. J’ajouterai
à ce tableau de l’humanité,
sous son plus bel aspect, un trait qui
le terminera dignement. Nous trouvâmes,
en sortant de la barque à Crémone,
un homme que nous avons appris
être un négociant, et qui nous
suivit à l’auberge. L’intérêt qu’il
prenait aux malheureux Émigrés,
était peint dans ses yeux et se manifestait
par ses gestes. Après nous
avoir offert en général ses services, il
resta quelque temps en silence avec
l’air d’un homme embarrassé, qui
balance à s’expliquer ; une dame de
notre compagnie descendit pour parler à l’aubergiste, et il la suivit. Elle
rentra quelque temps après, et nous
conta que ce monsieur, qui avait paru
s’intéresser si vivement à nous, l’avait
priée d’entrer un instant dans une petite
salle en bas, et que là, il avait
tiré deux rouleaux de cinquante louis
en la suppliant de les accepter et de
les partager avec ceux de ses compagnons
de voyage qui en avaient
le plus de besoin. Cette dame nous
ajouta qu’elle les avait refusés, que le
monsieur avait insisté à plusieurs reprises,
avait tâché même de lui mettre
dans sa main les deux rouleaux,
et qu’enfin, il était sorti aussi affligé
de ses refus qu’elle était touchée de
son offre généreuse. Nous admirâmes
ce noble procédé ; mais la dame
fut blâmée de n’en avoir pas profité
pour aider plusieurs prêtres qui étaient
sans ressources. Nous attendions un souper frugal que nous avions commandé,
et l’on s’impatientait de la
lenteur de l’hôte lorsqu’il entra avec
l’air d’un empressement respectueux,
une serviette sur l’épaule comme un
maître d’hôtel, et nous dit que le
souper était servi dans la pièce voisine.
Nous y passâmes, et nous trouvâmes
la pièce éclairée de bougies et
la table couverte d’une grande quantité
de plats et plusieurs bouteilles
de vin sur un buffet ; à côté étaient
de très-beaux fruits, des confitures,
des biscuits et deux ou trois sortes
de vins de liqueur ; l’hôte voyant notre
surprise, nous dit que tout avait
été ordonné et payé par un monsieur
de la ville qui était entré avec nous
à l’auberge. Il ne voulut pas nous
apprendre son nom et se borna à nous
dire que c’était un négociant fort riche,
et un des plus honnête homme qu’il y eût dans toute la Lombardie.
Le lendemain aucun des garçons de
l’auberge ne voulut recevoir la plus
petite gratification, et nous arrivâmes
à la barque suivis de plusieurs
personnes qui s’attendrissaient à la
vue des enfans, des prêtres, des
vieillards, et levaient les mains au
ciel en nous souhaitant toute sorte de
prospérités. Nous cherchâmes envain
parmi ces personnes, le généreux
inconnu. Il avait cru sans doute devoir
se dérober à notre reconnaissance ;
mais de nouveaux bienfaits de sa
part nous attendaient dans la barque,
elle était remplie de provisions de
tout genre.
Fatigué de lire les horreurs de la Révolution, mon jeune ami aura sans doute du plaisir en lisant les détails de faits qui honorent l’humanité, et de douces larmes succèderont aux pleurs amers qui ont inondé souvent ses yeux.
J’ai demeuré un mois à Venise où s’était retiré un de mes amis, j’y trouvai mon valet de chambre qui m’y attendait depuis huit mois, et qui avait sauvé de Nice ma vaisselle et une somme assez considérable. Il lui avait fallu autant de courage et d’adresse que de fidélité, pour me rendre le service qui me met à portée de vivre dans l’aisance. Le peuple Vénitien est bon et obligeant, et il n’est point de secours qu’il n’ait offert et donné aux Français qui en avaient besoin. Je me contenterai de vous citer un trait de l’hospitalière bonté de cette nation. Un des prêtres qui étaient venus avec nous, disait depuis quinze jours la messe dans une paroisse, et c’était son unique moyen de subsister ; un jour il fut suivi au sortir de l’église, par un homme enveloppé d’un manteau, et lorsqu’il fut près de la porte l’homme s’approcha de lui et lui demanda de vouloir bien lui dire une messe le lendemain à une chapelle qu’il désigna. Le prêtre lui promit de faire ce qu’il désirait, et l’homme au manteau s’approchant alors de plus près, voilà monsieur, dit-il, la rétribution que je vous prie d’accepter pour votre messe et au même instant il lui mit dans la main un papier qui enveloppait deux médailles d’or de quinze ducats. Le prêtre voulut se défendre de les recevoir ; mais l’homme au manteau le quitta aussitôt, et passant par une petite ruelle, disparut à ses yeux.
Je serais resté à Venise si l’air humide n’avait pas été contraire à ma santé. J’ai quelque temps été en suspens sur le lieu où je me fixerais ; enfin je me suis déterminé à venir à ***. On y est plus à portée qu’en Italie d’être instruit de ce qui se passe en France, et on y a bien plus de ressources pour la lecture ; enfin le Gouvernement y laisse les Émigrés en paix.