L’Émigré/Lettre 020
LETTRE XX.
à
la Cesse de Loewenstein.
Combien votre amitié me touche, ma
chère Victorine, et combien m’a été
utile en ce moment votre officieuse
prévoyance ! Je venais de lire la gazette
qui met au nombre des blessés
mon cher Baron ; j’étais toute entière
à l’inquiétude la plus déchirante
lorsque votre lettre m’est arrivée.
Vous avez prévu la douleur qui m’accablait,
vous ne vous êtes occupée que
pour la guérir, je vous dois mon repos, et qu’un bienfait a de prix quand
il vient d’une main chère ! Mais, ma
tendre amie, rassurée en ce moment
sur le passé, que l’avenir est inquiétant !
Cette malheureuse guerre durera-t-elle
encore long-temps ? Les
transes continuelles qu’elle me fait
éprouver ne peuvent se décrire ; des
grades, des rubans peuvent-ils servir
de compensation à tant d’inquiétudes.
La paix, l’union, les douceurs d’une
tendre intimité ne sont-elles pas mille
fois au-dessus du vain plaisir de faire
parler de soi, d’entendre les autres
parler de ce qu’on aime ? Je ne suis
pas politique, peut-être les intérêts
de mon cœur font-ils illusion à mon
esprit, mais je suis bien tentée d’être
de l’avis d’un homme d’esprit, qui
soutenait chez ma mère, que les Puissances
n’auraient pas dû se mêler des
affaires des Français, qu’il aurait été plus sage de laisser se consumer leur
feu dans l’intérieur et ne pas, dirait-il,
en citant un ancien, l’attiser avec l’épée. On dit que c’était le sentiment
de l’impératrice de Russie ; si
cela est, je dois être bien fière. Ce
sentiment n’est peut-être pas celui
du marquis de St. Alban. Les Émigrés
veulent que les Puissances fassent
les plus grands efforts, déploient
toutes leurs ressources pour détruire
jusqu’au germe de la révolution Française,
dont la contagion suivant eux,
menace tous les pays ; peut-être
ont-ils raison ; peut-être aussi sont-ils
aveuglés par leur ressentiment
et l’intérêt, qui leur inspirent une
impatience bien excusable. Je pense
comme eux qu’il importe à l’humanité
d’éteindre l’incendie qui consume
la France, et peut s’étendre dans le
reste de l’Europe ; mais je diffère avec eux sur les moyens. La guerre est
le plus grand des fléaux, et la main
de tout souverain qui signe un manifeste
pour la commencer doit trembler.
Il faudrait dans un tel instant
mettre sous ses yeux le tableau d’un
champ de bataille, où le sang coule
de toutes parts ; des monceaux de cadavres,
des milliers de blessés, remplissant
l’air des cris de la douleur ;
il faudrait lui peindre les angoisses des
femmes, des mères, des sœurs d’une
partie de ses sujets, attendant l’arrivée
de chaque courrier avec une inquiétude
déchirante, osant à peine
parcourir les détails même des victoires,
et fixer leur regards sur des
lauriers teints du sang de leurs proches
et de leurs amis. Les plus brillans
succès sont-ils un dédomagement
de tant de désastres. Souvenez-vous,
ma chère Victorine, qu’en lisant le siècle de Louis XIV. nous lui
fîmes l’application de ces vers sublimes
de Corneille.
« À vaincre tant de fois mes forces s’affaiblissent
« L’état est florissant, mais les peuples gémissent,
« Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits
« Et la gloire du trône accable les sujets.
Adieu, je respire depuis votre lettre ; mais je ne puis songer de sang froid à la guerre. Je déteste tous les conquérans et je voudrais que l’univers ne fût habité que par ces bons Quakers, qui ont en horreur l’effusion du sang. J’embrasse mille fois ma charmante Victorine, j’espère la voir incessament et lui faire lire dans mes yeux, dans toute ma personne, le sentiment de reconnaissance qu’elle ajoute à une tendresse que je croyais au-dessus de tout ; mais le cœur le plus aimant a donc toujours quelque vide que découvrent de nouvelles et vives émotions ; le mien ne semblait pas pouvoir vous aimer davantage, et c’est cependant ce que je crois éprouver depuis votre lettre.