L’Émigré/Lettre 026
LETTRE XXVI.
à
la Cesse de Loewenstein.
J’avais entendu dire que la personne
qui faisait les fleurs dont je vous ai
parlé, avait eu en France de la fortune,
et que la Révolution l’avait réduite
à faire usage de ce talent pour
vivre ; mais j’étais bien loin de la
soupçonner d’être une si grande dame.
Elle vient quelquefois à Mayence,
où elle a une amie, et elle y fait apporter
des fleurs par la jeune fille
que vous avez vue. Un jour j’allai
chez elle, et comme elle était sortie, l’hôtesse me mena à la chambre de
la Duchesse. Je la trouvai lisant un
volume de Voltaire, un autre était
sur la table, et contenait Zadig ou la
Destinée. Je lui dis qu’il y avait
beaucoup de philosophie dans ce petit
roman, et elle me répondit, il
faut bien croire à une destinée qui
se joue de tous les desseins des hommes,
élève ce qui est bas et abaisse
ce qui est élevé. Et elle cita à ce
sujet ces vers que je la priai de
m’écrire, et qu’elle me dit être de
Corneille.
« Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
« Que suivant que d’en haut son bras la précipite ;
« Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir.
Je lui dis : il faut convenir, Madame, qu’il y a peu de marchandes de fleurs en état de faire de pareilles citations. Elle se mit à sourire et je n’osai lui faire aucune question. Je suis retournée deux fois chez elle sans la rencontrer, et la dernière fois je remis à la jeune ouvrière un billet pour vous. Vous avez dû trouver la figure de la Duchesse intéressante et spirituelle, et à présent que je sais son état, je trouve ses manières très-nobles : mais préjugé ! préjugé ! il y a deux jours que j’aurais dit décentes. J’ai beaucoup d’impatience de la revoir, et ce n’est pas pour lui faire mon compliment ; car la grandeur dans sa situation n’est qu’un fardeau importun et embarrassant. Mon goût pour les aventures de roman me fera chercher à former une liaison avec elle, et je donnerai l’essor à mes sentimens d’intérêt et de bienveillance, bien faciles à se changer en amitié. Enfin lorsqu’elle viendra ici, je l’engagerai à loger chez ma mère qui, depuis votre lettre, m’a témoigné beaucoup d’empressement pour la voir. Adieu, ma chère Comtesse.