L’Émigré/Lettre 026

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P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 233-236).


LETTRE XXVI.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


J’avais entendu dire que la personne qui faisait les fleurs dont je vous ai parlé, avait eu en France de la fortune, et que la Révolution l’avait réduite à faire usage de ce talent pour vivre ; mais j’étais bien loin de la soupçonner d’être une si grande dame. Elle vient quelquefois à Mayence, où elle a une amie, et elle y fait apporter des fleurs par la jeune fille que vous avez vue. Un jour j’allai chez elle, et comme elle était sortie, l’hôtesse me mena à la chambre de la Duchesse. Je la trouvai lisant un volume de Voltaire, un autre était sur la table, et contenait Zadig ou la Destinée. Je lui dis qu’il y avait beaucoup de philosophie dans ce petit roman, et elle me répondit, il faut bien croire à une destinée qui se joue de tous les desseins des hommes, élève ce qui est bas et abaisse ce qui est élevé. Et elle cita à ce sujet ces vers que je la priai de m’écrire, et qu’elle me dit être de Corneille.

« Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
« Que suivant que d’en haut son bras la précipite ;
« Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir.

Je lui dis : il faut convenir, Madame, qu’il y a peu de marchandes de fleurs en état de faire de pareilles citations. Elle se mit à sourire et je n’osai lui faire aucune question. Je suis retournée deux fois chez elle sans la rencontrer, et la dernière fois je remis à la jeune ouvrière un billet pour vous. Vous avez dû trouver la figure de la Duchesse intéressante et spirituelle, et à présent que je sais son état, je trouve ses manières très-nobles : mais préjugé ! préjugé ! il y a deux jours que j’aurais dit décentes. J’ai beaucoup d’impatience de la revoir, et ce n’est pas pour lui faire mon compliment ; car la grandeur dans sa situation n’est qu’un fardeau importun et embarrassant. Mon goût pour les aventures de roman me fera chercher à former une liaison avec elle, et je donnerai l’essor à mes sentimens d’intérêt et de bienveillance, bien faciles à se changer en amitié. Enfin lorsqu’elle viendra ici, je l’engagerai à loger chez ma mère qui, depuis votre lettre, m’a témoigné beaucoup d’empressement pour la voir. Adieu, ma chère Comtesse.

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