L’Émigré/Lettre 043
LETTRE XLIII.
au
Marquis de St. Alban.
Le billet que je reçois de vous, mon
cher Marquis, s’est croisé avec une
lettre que je vous ai écrite avant-hier,
et je me suis empressée aussitôt
que vos ordres me sont parvenus de
les exécuter. Voici donc un très-beau
bouquet pour la fête de la Comtesse,
composé de tout ce que j’ai
de mieux ; il y a du jasmin d’Espagne
double, entre autres, et des héliotropes
qui vous paraîtront, je crois, approcher
bien près de la nature, et j’ai eu soin d’y faire entrer de l’eau de
jasmin et de la vanille, de sorte que
l’odeur jointe à la forme et aux couleurs
des fleurs, rendra l’illusion
presque complette. J’espère que vous
me pardonnerez mon amour propre ;
il faut bien qu’il trouve un refuge, et
le mien s’est allé nicher dans mon
art de faire des fleurs. J’ai joint un
petit bouquet de grenades, que je vous
prie de donner en mon nom au Commandeur ;
un autre de pensées pour la
digne, et aimable mère de la Comtesse,
et une grosse rose avec un petit bouton
pour madame de Warberg ; je
crois que cela est assez ingénieux ;
enfin quelques fleurs aussi pour le
père et le mari. À propos de mari,
le hasard m’a mise à portée de savoir
quelque chose qui vous intéresse et
vous fera de la peine ; mais il est nécessaire
que vous en soyez instruit. J’ai dîné hier avec fort peu de monde
chez un banquier très-honnête et dont
j’ai reçu des services, auxquels ma
délicatesse a seule mis des bornes. On
s’est entretenu après dîner des affaires
de France, et des Émigrés, et
à ce sujet le frère du maître de la maison
a parlé de votre aventure, du
bonheur que vous aviez eu de rencontrer
le Commandeur et sa nièce,
et de tous les soins qu’ils vous ont
rendus. Il a fini par ajouter en riant :
un de mes amis qui m’a raconté cette
histoire, m’a dit : que le mari trouve
le Marquis très-reconnaissant. La
compagnie à ces mots s’est également
mise à rire, et quelqu’un a dit : le
comte de Loewenstein craint de
passer pour jaloux ; mais il est si attentif
à tout ce que dit et fait sa
femme, qu’il serait, je crois, difficile
d’échapper à ses observations. Personne ne sait mieux que moi, ai-je dit, cette
aventure de roman ; mais il y manque
le fond, qui est un beau sentiment ;
et c’est dommage, car le cadre est
parfait. Le Marquis est mon cousin,
et le hasard m’ayant conduite pour mon
petit commerce à Lœwenstein, chez
ses généreux hôtes, il m’a entretenue
de toutes leurs bontés, et il ne tarit
point dans les effusions de sa reconnaissance ;
mais elle porte autant, je
vous assure, sur la mère que sur la
fille, et tout autant sur le Commandeur.
Il aurait été surprenant qu’on
n’eût pas arrangé un roman sur cet
événement, il n’y en a pas qui y prête
davantage. Si monsieur le Comte est
porté à être jaloux, il peut aisément
prendre les expressions d’un homme
pénétré de reconnaissance et ses
empressemens, pour des témoignages
d’un sentiment plus tendre ; je conviendrai aussi, que s’il ne connaît
pas les manières galantes des Français,
il peut encore être induit en
erreur plus facilement. Mon cousin
est du très-petit nombre des gens de
son âge, qui retracent cette ancienne
galanterie, dont les vieilles femmes
regrettent la perte, et qui vient d’une
envie générale de plaire, jointe à une
grande politesse. Personne ne pourrait,
au reste, mieux que moi rassurer
monsieur de Loewenstein,
car je connais à mon cousin une
grande passion qui n’ajoute pas peu
au regret qu’il a d’être expatrié. J’ai
dit tout cela sans chaleur et avec une
sorte de négligence. Tout le monde
a été de mon avis sur le ton de galanterie
des Français, qui fait supposer
qu’ils sont occupés de femmes
qui ne les intéressent nullement. Je
vous ai fait amoureux pour dérouter encore davantage, et vous voyez que
je ne suis pas sans talent pour le rôle
de confidente. Ne faites pas cependant
trop de dépense en reconnaissance ;
la Comtesse est pour les trois
quarts et demi dans l’intérêt que j’ai
pris dans cette conversation, et dans les
craintes qui m’ont occupée. C’est une
des personnes pour qui je me suis
senti le plus de penchant, et il me
semble que je suis son amie depuis
plusieurs années ; j’ose me flatter
qu’elle partage mes sentimens, ainsi
que mademoiselle Émilie, par contre
coup. J’ai donc été effrayée pour
son repos, des discours qu’on tient
sur votre liaison, et qui peuvent revenir
à son mari, et sachant par vous-même
l’impression qu’elle vous a faite,
je tremble des indiscrétions que vous
pouvez commettre, soit par l’expression
de vos regards, soit par des manières trop empressées, enfin de
tout ce qui peut déceler la passion
aux yeux d’un homme attentif et
intéressé. J’ai été plus loin, et j’ai
craint la Comtesse elle-même ; car
sans vous faire de complimens, elle
peut bien vous préférer innocemment
à tout ce qu’elle a vu, sans être éprise
de vous, et cette préférence, qui ne
tiendra qu’à son goût et à son discernement,
peut avoir l’air de venir
de son cœur ; enfin, à quels dangers
n’est pas exposée une femme
qui passe des journées entières avec
un jeune homme poursuivi par l’infortune,
qui, en disposant un cœur
sensible à l’attendrissement, semble
frayer vers lui une route plus abrégée !
Je suis rentrée chez moi, mon
cher cousin, pour vous faire part, et
des discours qu’on tient et de mes
réflexions : je sais que vous êtes susceptible de passions violentes ; mais
je connais votre honnêteté : songez à
votre situation et à celle de la Comtesse,
si douce, si paisible, si éloignée
des orages des passions. Je sais que
des femmes plus aimables que moi
vous auraient fait un récit plaisant des
inquiétudes d’un vieux comte de Tun-der-then-trunck, qu’elles vous féliciteraient
du petit amusement que le
sort vous a destiné, en vous conduisant
auprès d’une jeune et belle dame
de château ; qu’elles vous inviteraient
à mériter qu’elle vous dise comme cette
dame Allemande, qui trouvait qu’un
prince la pressait trop vivement : pour dieu, votre altesse a la bonté d’être trop insolente. Je suis persuadée, mon
cousin, qu’au fond de votre cœur vous
applaudirez à ma pédanterie. Adieu.