L’Émigré/Lettre 045

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 81-90).


LETTRE XLV.

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le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


C’est après en avoir conféré avec madame la duchesse de Montjustin, que j’ose m’adresser à vous, et je ne dirai pas pour vous importuner, puisqu’il s’agit de secourir l’infortune et de prêter un appui à l’innocence. Daignez lire la lettre que je joins ici. Elle m’a été remise il y a deux jours, et j’ai volé aussitôt à l’endroit qu’on m’indiquait. Comment pourrai-je vous peindre l’affreux spectacle qui s’est offert à mes yeux ? un vieux nègre couvert de haillons m’a fait traverser une petite cour, où je crois que le soleil n’a jamais dardé ses rayons ; montant ensuite par un escalier dont les marches à demi rompues laissaient passer le jour à travers, je suis arrivé à une espèce de grenier.

Là, j’ai vu, couché sur un grabat, un vieillard à cheveux blancs. Près de lui, sur le bras d’un mauvais fauteuil, était un cordon rouge devenu feuille morte auquel pendait une croix cassée ; une jeune fille dans le plus grand délabrement était accroupie près d’un réchaud, occupée à faire chauffer un peu de bouillon d’herbes, et le nègre, les mains jointes sur sa poitrine, se tenait dans un coin levant de temps en temps les yeux au ciel : je suis demeuré interdit un moment à l’aspect et des personnes et du lieu. « C’est sans doute monsieur le Marquis de **** à qui j’ai eu l’honneur d’écrire, qui veut bien venir me visiter ? — Oui, monsieur le Comte, j’accours à vos ordres, pour vous offrir tous les services qui peuvent dépendre de moi. — Je suis touché, Monsieur, de votre générosité ; mais je suis bien près du terme où l’on n’a plus de recours à avoir que dans la bonté divine. Daignez m’écouter : je vous ai écrit une lettre qui vous a exprimé faiblement, et mes sentimens et ma résignation, et je vais en peu de mots vous expliquer ce qui m’a conduit ici, et ce que j’attends avec confiance d’un homme d’honneur et d’un gentilhomme. Je suis lieutenant-général des armées du Roi, et j’ai soixante-seize ans ; lorsque j’ai appris au fond de ma province que la noblesse se rendait auprès des Princes, pour tâcher de rétablir le meilleur des rois sur son trône, j’ai consulté mon zèle bien plus que mes forces, et je suis accouru auprès des Princes avec le peu d’argent que j’ai pu rassembler au moment : j’ai eu l’honneur de commander la coalition de ma province. Lorsque l’armée a été dispersée, j’ai été obligé de vendre en détail mes chevaux, ma montre, mes boucles, et je suis venu ici pour y joindre ma malheureuse fille que je savais y être arrivée depuis quelque temps ; je l’ai trouvée expirante dans la plus affreuse misère, et n’ayant auprès d’elle pour la secourir que ce brave homme que vous voyez. À ces mots le nègre a fondu en larmes, et s’est comme traîné vers le Comte, dont il a baisé la main à genoux en répétant d’une voix entrecoupée de sanglots : bon maître, bon maître ; le vieillard était attendri ; mais on voyait qu’il ne pouvait plus pleurer. Il a repris en disant : ma malheureuse fille, en mourant m’a laissé chargé de cet enfant que vous voyez, qui en ce moment est à la fois, et toute ma ressource et l’objet de toutes mes sollicitudes pour l’avenir. J’ai reçu quelques secours d’un honnête bourgeois, seul confident de ma détresse ; ils suffiront pour soutenir ma faible existence qui ne peut durer long-temps ; mais après moi, qui prendra soin de ma malheureuse petite-fille ? Apprenant que vous étiez ici, Monsieur, j’ai pensé que la providence lui adressait un protecteur. — Vous ne vous êtes pas trompé, et je répondrai à votre confiance qui m’honore autant qu’elle me touche. — J’achève, Monsieur, j’ai pensé que lorsque le ciel aura disposé de moi, vous pourriez vous intéresser pour faire entrer mon enfant auprès de quelque personne honnête et charitable ; elle a reçu une excellente éducation, et quoiqu’elle n’ait que quatorze ans, elle a des talens et de l’instruction. Voilà, Monsieur, ce que j’ose espérer de votre générosité qui m’est connue, parce que nous avons eu des amis communs. Je l’ai assuré que ses vues seraient remplies dans cette triste circonstance, que je ne croyais pas aussi prochaine que lui. Il m’a interrompu en levant les yeux au ciel, et disant : j’ai vu tomber le trône et l’autel, j’ai vu le meilleur des rois périr sur un échafaud, et la plus intéressante des reines subir un fort non moins affreux, avec plus d’ignominie encore. Comment pourrais-je désirer de rester dans un monde souillé de tant d’horreurs ? J’avais à peine la force de parler, madame la Comtesse, et les larmes inondaient mon visage. Il m’a tendu sa main brûlante de l’ardeur de la fièvre, et m’a dit : je suis touché de vos sentimens. Vous pouvez, lui ai-je dit, Monsieur, m’en récompenser puisque vous daignez y mettre quelque prix. — Eh comment, Monsieur ? — En acceptant quelques faibles secours que la fortune me met à portée de vous offrir. Il s’en est toujours défendu, et à la fin, vaincu par mes instances, il m’a dit : je m’abandonne à vous, mais songez auparavant s’il n’est pas des infortunés plus intéressans à secourir ; je sens que je n’ai que quelques jours à vivre, et ceux qui peuvent fournir une longue carrière, être utiles à leur patrie, sont à préférer. — Il n’en est pas, Monsieur, de plus digne d’intérêt, daignez m’en laisser le juge. Je lui ai fait promettre de se laisser transporter dans une maison plus commode, et il y a consenti. Je me suis ensuite approché de la jeune demoiselle, que les sanglots suffoquaient pendant les discours de son père. Votre sort va changer, lui ai-je dit, Mademoiselle, tâchez de vous calmer, et livrez-vous encore à l’espoir. — Ah ! Monsieur, c’est pour mon papa que je pleure, vous en aurez donc soin, Monsieur ? ah je le crois, vous paraissez si bon. Cette jeune personne, au reste, est de la figure la plus noble et la plus intéressante. Pauvre, malheureuse !… dans son triste état cette beauté peut être un malheur de plus ! Je me suis empressé de les quitter afin de profiter du reste de la journée pour leur chercher un logement ; j’ai été assez heureux pour en trouver un convenable, dès le soir le bon vieillard et sa fille ont été décemment logés ; j’ai mis auprès de lui une garde, et envoyé chercher un médecin, qui m’a dit en sortant, que le malheureux père n’avait que peu de jours à vivre ; cette fâcheuse idée a empoisonné toute la satisfaction dont j’avais joui. Quel eût été mon bonheur si j’avais pu le rendre à la vie ! J’ai fait part à ma cousine de ces tristes détails, elle m’a donné, madame la Comtesse, le conseil de m’adresser à vous, pour vous demander vos bons offices pour la jeune demoiselle ; elle pense, ainsi que moi, que vous trouverez du plaisir à la protéger et à la secourir, et que parmi vos amies, et vos connaissances, il peut se rencontrer quelque personne qui veuille bien en prendre soin. Enfin le père m’a laissé même le maître de la faire entrer comme femme de chambre, en changeant de nom.

Je voudrais bien devoir à une plus heureuse circonstance, le bonheur de me rappeler à votre souvenir, et je vous supplie d’agréer avec bonté l’hommage du plus profond respect, de mon immortelle reconnaissance, et de la plus juste admiration.

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