L’Émigré/Lettre 053

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 126-130).
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LETTRE LIII.

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La Cesse de Loewenstein
à la
Duchesse de Montjustin.


Vous connaissez, madame la Duchesse, l’enthousiasme du Marquis pour Clarisse. Je suis occupée à lire cet intéressant ouvrage, et mademoiselle de Wergentheim le lit aussi dans ce moment, pour son plaisir, et afin de pouvoir nous en entretenir ensemble. Vous ne m’avez pas paru entièrement de l’avis du Marquis ; nous voudrions bien, madame la Duchesse, savoir votre sentiment, parce que nous pensons que personne ne peut mieux apprécier un tel ouvrage. Vous avez une mesure de sensibilité et de raison, qu’il est bien rare de trouver réunies dans la même personne ; le Marquis a beaucoup d’esprit ; mais mon amie prétend que pour peu que son cœur soit de la partie, son esprit ne sert qu’à trouver de spécieuses raisons pour appuyer ses sentimens. Vous voyez, madame la Duchesse, que c’est à vous qu’il appartient d’éclairer le jugement de deux jeunes personnes, qui voudraient se former une idée juste d’un ouvrage aussi célébre. On dira peut-être, qu’il importe peu de se faire un résultat exact du mérite d’un roman, et qu’il faut se contenter de l’impression qu’il cause, sans s’égarer en vains raisonnemens, pour savoir si l’on a raison d’avoir eu du plaisir et d’être ému ; mais, madame la Duchesse, on regarde Clarisse comme un ouvrage utile pour la jeunesse, et dès-lors, il est intéressant de savoir, s’il ne peut pas induire en erreur et égarer une jeune personne, qui se croirait justifiée par l’exemple de l’héroïne de ce roman. Daignez donc vous prêter à nos désirs ; le grand monde, où vous avez vécu de si bonne heure, vous a donné une expérience anticipée, et vous ne la devez pas à l’age qui refroidit le cœur, et dessèche même un peu l’esprit, en le dépouillant des fleurs brillantes de l’imagination. Mademoiselle de Wergentheim disait il y a quelques jours, en parlant de cette prompte expérience que donne l’habitation d’une ville comme Paris, ou d’une grande cour, qu’elle était pour une femme d’esprit par rapport à celles d’une province ou des villes d’Allemagne, ce que serait pour un militaire une armée, où l’on est toujours en action, comparée à des garnisons où l’on fait quelquefois des revues. Mademoiselle de Wergentheim a vécu dans des villes de guerre, ainsi cette comparaison ne vous surprendra pas, quoique d’une femme. J’aime à citer souvent mon amie qui a beaucoup d’ame et d’esprit ; mais je ne citerai jamais rien d’elle plus volontiers, qu’une application qu’elle vous a faite d’un passage d’un auteur ancien, qui dit en parlant d’une femme, qu’il regarde comme une des premières de son sexe. Elle fut honorée dans sa jeunesse, et aimée dans sa vieillesse. Elle prétend que lorsque vous serez parvenue à un âge avancé, ce passage pourrait servir d’inscription à votre portrait. Nous avons un grand plaisir à lire vos lettres ensemble, et la discrétion seule nous empêche de vous presser de les multiplier ; nous respectons d’ailleurs ces ignobles travaux que vous savez ennoblir. Il y a bien peu de temps que nous avons le bonheur de vous connaître ; mais de grands malheurs excitent un grand intérêt qui dispose à aimer, et il est des personnes vers lesquelles, le cœur se sent entraîné par un invincible attrait. Agréez, madame la Duchesse, mon bien tendre attachement, et l’assurance de la plus haute considération.

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