L’Émigré/Lettre 056
LETTRE LVI.
au
Marquis de St. Alban.
J’ai vu votre parent, mon cher Marquis ;
il m’a raconté en détail ses malheurs,
et fait la peinture énergique
de l’état de Paris. Quel temps ! quelle
ville ! Paris, m’a-t-il dit, présente
un spectacle atroce, dégoûtant ; on y
voit des corps sanglans et tout auprès,
des troupes de libertins et de femmes
débauchées ; une barbare tranquillité
règne dans le peuple, et les plaisirs
ne sont pas un seul instant interrompus.
Les temples sont profanés, la noblesse, les richesses, les dignités
sont mises au rang des crimes, et les
domestiques épouvantés deviennent
les accusateurs de leurs maîtres. La
vertu n’est cependant pas tout-à-fait
disparue de ce siècle, et il offre de
grands exemples. Les mères suivent
leurs enfans fugitifs, les épouses leurs
maris. Les personnages les plus illustres
sont réduits à la plus affreuse
misère et la supportent avec fermeté.
Enfin les morts les plus glorieuses
que célébre l’antiquité, n’ont rien qui
surpasse celles de nos jours. Comment
trouvez-vous le récit du Comte
de Verville ? Aucun siècle, direz-vous,
ne rassemble autant de cruautés,
et une aussi féroce insensibilité. Eh
bien ! mon cher ami, il y a dix-huit
cents ans que Rome présentait un aussi
horrible tableau, et ce que vous venez
de lire est la fidelle, si ce n’est l’énergique traduction de ce que dit
Tacite.
Tempus ipsa, et jam pace sævum, discors seditionibus, atrox prœliis, bella civilia, plura externa, ac plerumque per mixta : fœdum in urbe atque atrox spectaculum, lacera corpora, et juxta scorta, inhumana securitas, et ne minimo quidem temporis voluptatis intermissæ, pollutæ ceremoniæ, nobilitas, opes, gestique honores pro crimine ; terrore corrupti in dominos servi ; non tamen adeo virtutum sæculum sterile, ut non et bona exempla prodiderit. Comitatæ profugos liberos, matres seculæ conjuges, supremæ Clarorum virorum necessitates, ipsa necessitas fortiter tolerata, et laudatis antiquorum mortibus pares exitus.
Tout se trouve dans ce passage de Tacite, les cruautés mêlées à la débauche, la profanation des églises, la misère où sont réduites des personnes du plus haut rang, et leur courage ; enfin des actes héroïques brillent aussi comme du temps de Tacite, dans cette ville souillée de tant de crimes ; votre parent m’a raconté une action de ce genre qui serait célébre dans l’histoire, et il ne manque à l’héroïne qu’un nom en us.
Le comité de la ruine publique cherchait depuis long-temps un homme de la classe des bourgeois, sans pouvoir le trouver ; irrité de l’inutilité de ses perquisitions, il prend le parti de faire arrêter sa femme ; on lui demande où est son mari, elle assure qu’elle l’ignore, on persiste à vouloir lui faire avouer qu’elle sait où il est, et elle répond toujours qu’elle n’en a aucune nouvelle, on la menace de la mort, et elle persiste à nier ; les espions du comité continuent leurs recherches, et le mari déguisé en femme trouve le moyen de la visiter ; il vient chaque jour la consoler et lui apporter tout ce qui peut lui rendre moins fâcheux le séjour d’une prison. Quelque temps se passe, et la prisonnière est amenée devant le tribunal révolutionnaire ; elle y subit un long interrogatoire qui a pour objet son mari, et n’avoue rien de ce qu’on désire si vivement ; des menaces on passe à l’exécution, elle est jugée et condamnée à mourir le lendemain matin ; son mari vient la voir quelques momens après qu’elle est rentrée en prison, elle le reçoit avec un visage calme, s’entretient avec lui comme elle avait fait les autres jours, ensuite feint d’avoir appris que sa mère, qui était à trois lieues de Paris, est malade, l’engage à l’aller voir le lendemain et à revenir lui en donner des nouvelles le soir ; le mari la quitte, ne revient qu’à l’heure convenue, et apprend que sa femme a péri sous la hache du comité. De tels exemples consolent quelques momens et reconcilient avec l’humanité.
Vous désirez, mon jeune ami, que je vous dise si le régime actuel peut durer, et si je crois à une prochaine Contre-révolution. Il est bien des personnes à qui je ne répondrais pas sur un pareil sujet. Le zèle fortifié par les désirs de l’intérêt personnel aveugle la plupart des hommes, et ce zèle transforme l’examen de i’esprit en incertitude de sentimens, et ne permet de manifester que les plus favorables conjectures. Combien j’ai vu de gens soupçonnés de démocratie, parce qu’ils faisaient le calcul des degrés possibles de la résistance des Français ; il y a peu de temps, qu’aux yeux d’un grand nombre, celui-là était Démocrate, qui ne croyoit pas que les Français s’enfuiraient à l’aspect d’une moustache Autrichienne ou Prussienne. Votre question exige quelques détails pour vous mettre à portée de juger par vous-même de mon opinion ; car il n’appartient à personne d’exiger une foi aveugle. Il faut que je pose les bases sur lesquelles j’appuie mon sentiment, et cela demande de la réflexion. Je remettrai donc à vous envoyer ma réponse dans quelques jours.