L’Émigré/Lettre 068

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 245-249).


LETTRE LXVIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Le portrait est fini, ma chère cousine, et toute la famille en est enchantée ; vous savez mon goût pour les inscriptions, et j’en ai proposé une tirée d’Esther, que la modeste Comtesse s’est envain efforcée de rejeter

« Je ne trouve qu’en vous une certaine grâce
« Qui toujours me prévient et jamais ne me lasse. »

J’aurais bien pu mettre on ne trouve ;

mais il fallait mettre ne nous lasse qui n’est pas fort harmonieux, et il sera censé que c’est le mari qui parle. La mère de la Comtesse m’a demandé avec de douces instances, qui n’en étaient que plus pressantes par leur modération, le portrait de son beau-frère ; et j’ai remis à la semaine prochaine ce travail, qui n’aura rien de gênant pour moi. Le Commandeur sera en cuirasse, et tiendra d’une main son bouclier sur lequel seront ses armes avec leurs supports et sa devise, qui exprime en langue teutonique à peu près ces mots : Les aïeux montrent la voie. Comme je ne veux rien vous cacher, ma chère cousine, je vous avouerai que je me suis levé à cinq heures tous les jours, et que j’ai fait porter mon ouvrage, à mesure qu’il avançait, dans ma chambre pour faire d’après le portrait une miniature ; je retombe dans mon péché, me direz-vous ; mais j’avais le portrait de la Comtesse, m’aurait-il été défendu de le corriger. Qu’ai-je fait de plus en copiant le tableau que j’ai fait ? vous me direz que c’est une nouvelle tromperie, et qu’il est mal de faire des choses qu’on doit cacher, et pour lesquelles on n’a pas l’aveu des personnes intéressées. Eh bien ! ma cousine, je conviens de ce principe avec vous ; mais ne croyez-vous pas avec moi, que la Comtesse est bien persuadée, que je n’ai pas laissé passer cette occasion de me procurer un si précieux dédommagement de mes sacrifices ; si cela est, je n’ai rien à me reprocher puisqu’elle est instruite, qu’elle a dû s’en douter dès le commencement, et ne m’a fait aucune défense. Adieu, ma chère cousine, j’irai pour vous voir ces jours-ci à Francfort, et il vous en coûtera pour me donner à dîner pendant mon séjour trois ou quatre œillets ; et une belle rose suffira, je crois, pour le thé et le café. J’ai découvert dans un village ici près deux émigrées, l’une est la comtesse de B*** l’autre la princesse de… elles sont logées dans une espèce de chaumière, et travaillent dès le matin, à la lueur d’une lampe, à broder des souliers et des gilets ; peut-être pourrez-vous les aider à en obtenir un prompt débit et un bon prix. J’ai été les voir et leur ai offert mes faibles services pour acheter de l’étoffe et de la soie ; j’ai admiré leur courage, et je crois que cette facilité à se soumettre à son fort, à se conformer aux circonstances, est un des attributs du caractère Français. Il y a bien en cela du courage ; mais il semble coûter peu, et provenir en partie d’une légéreté de caractère qui s’oppose à la profondeur des sentimens : c’est en m’examinant moi-même que j’ai cru faire cette découverte, et non en portant sur les autres un œil de critique pour diminuer de leur mérite. Adieu, ma cousine.

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