L’Émigré/Lettre 074

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 272-286).


LETTRE LXXIV.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Il a fait hier le plus beau temps du monde, et mon oncle, qui était de bonne humeur à déjeuner, m’a demandé comment je me portais, et si je ne serais pas bien aise de faire une belle promenade ? je l’ai assuré que j’en serais charmée. Il a aussitôt proposé de faire porter le dîner dans la forêt, auprès de cette charmante fontaine que vous connaissez, et où vous êtes venue plusieurs fois. Les ordres ont été donnés à la cuisine de tout préparer, et deux heures après toute la famille a monté en voiture, et mon oncle a voulu que je vinsse avec lui dans la calèche. Au moment de partir, il a dit : mais si le Marquis venait pour dîner, il y a long-temps qu’on ne l’a vu. Eh bien ! a dit ma mère, il pourrait prendre ici un cheval ou un cabriolet et nous venir joindre. — Il y a quelque chose de mieux à faire, allons dîner chez lui. Nous lui donnerons un grand embarras, a dit ma mère. — Tant mieux, cela nous amusera un petit moment, et il ne durera pas long-temps, puisque nous avons notre dîner. On a fait quelques objections ; mais vous connaissez mon oncle, il a insisté et a donné les ordres au cocher. Pendant la route, il m’a répété plusieurs fois : il sera bien-empêtré en nous voyant arriver à l’heure du dîner ; ne serez-vous pas bien aise de le voir dans son hermitage ? Il a su fort bien arranger son petit appartement ; pour un homme galant comme lui, c’est bien le cas de tuer le faucon, pour bien traiter une aussi belle dame. Vous vous souvenez bien de cette histoire, n’est-ce pas ? je ne sais plus où j’ai lû cela, mais enfin c’est un cavalier fort pauvre, qui, n’ayant rien à donner pour dîner à la dame de ses pensées… — Ah je sais, je sais mon oncle. Vous pouvez imaginer tout ce qui s’est passé dans mon esprit pendant la route. Je le répète encore, je le dirai mille fois, il y a dans le monde des fatalités, et je crois que si tous les gens qui ont commis des crimes, expliquaient par quelle gradation de circonstances ils sont arrivés au fatal moment qui les a rendu coupables, on en trouverait plusieurs dignes au moins d’être plaints. C’est sans doute pour cela qu’on se sert en Français du mot de malheureux ; en parlant d’un criminel, on dit : c’est ce malheureux qui a volé, qui a tué. Il est des gens pour qui la vertu est bien facile ; mais celui qui est poursuivi par le besoin, et qui trouve sous sa main une somme qui peut le tirer de la misère !… plaignons-le, ma chère, et gémissons de la barbarie des lois qui mettent dans la même balance la vie d’un homme, et une pièce de monnoie. Je faisais ces réflexions pendant la route ; de ce qui peut mériter la commisération, je passais à ce qui peut mériter l’indulgence ; des crimes je passais aux faiblesses ; mais ce n’était pas, ma chère amie, pour me préparer à l’avance des excuses. C’était les autres qui étaient l’objet de ma compassion, et je me rappelais les malheurs de la vicomtesse de Vassy et son innocence ; enfin je songeais à la rigueur avec laquelle on a traité la baronne de ***, entourée de pièges, auxquels peut-être aucune femme ne peut se vanter qu’elle eût su échapper. Mon courage s’affermissait par la nécessité d’en faire usage, et si j’avais besoin d’autres motifs, l’orgueil, je crois, viendrait à mon secours, en me faisant voir combien il est glorieux de triompher en quelque sorte du sort. J’étais donc plus disposée que jamais à être sur mes gardes et à ne pas donner au Marquis la plus légère occasion de me parler indirectement de ses sentimens. J’étais bien déterminée à composer mes regards et à prendre un maintien éloigné de la contrainte et de la familiarité, et à ne pas ménager suivant l’occasion, les termes qui caractérisent la plus vive reconnaissance, à souvent prononcer ce mot comme un mot de ralliement pour bien spécifier le genre de mes sentimens, et lui donner, en quelque forte, la mesure de ceux qu’il a le droit d’attendre de moi. Nous sommes arrivés, et Bertrand, qui était dans la cour, a fait de grandes exclamations. Mon oncle lui a fait signe de se taire et de nous conduire à l’appartement du Marquis. Il voulait me faire entrer la première, mais je m’en suis défendue ; il est entré et nous l’avons suivi ; le Marquis était occupé à écrire, et sa surprise ne peut se rendre ; mon oncle l’a embrassé et lui a dit : Marquis, nous venons vous demander à dîner. — Mesdames, tout est ici à vos ordres, mais excepté du lait et des œufs, vous ne trouverez rien à trois lieues à la ronde. C’est le cas de tuer le faucon, a dit mon oncle. J’ai cru à ce mot qu’il se trouverait mal, et il m’a regardée d’un air pénétré. Je me suis hâtée de dire : voilà, un homme bien embarrassé pour un dîner. Bertrand était derrière nous qui se désolait : Mesdames, a-t-il dit, je crois que le père Schmitt a un bon jambon, et je sais faire de la soupe à l’oignon ; et nous de rire, et Bertrand de se fâcher pour la gloire de son maître, et de dire à ma mère : si Madame était venue avec encore quatre carosses au château de Monseigneur :… son maître l’a regardé d’un air sévère. — Eh bien ! le mot de monseigneur est lâché ; je suis habitué à cela moi dès l’enfance ; et s’adressant à mon oncle : monsieur le Marquis m’a défendu, depuis qu’il est émigré, de l’appeler ainsi. Mon oncle a dit : eh bien ! monsieur Bertrand, votre maître a raison et vous aussi. Enfin on a tiré le Marquis d’embarras sur le dîner, et ç’a été pour lui un grand soulagement. Nous avons regardé quelques desseins fort jolis ; nous en avons sur-tout fort loué un qui représente son pavillon et quelques points de vue qui sont à l’entour. Voilà encore le destin qui m’a fait offrir ce dessein, et je n’ai pu me dispenser de l’accepter. Nous avons dîné dans un petit cabinet de verdure fort joli, où il faisait très-frais, et toute la compagnie a été fort gaie. Mon oncle à la fin du dîner m’a dit de chanter, et quoi ? son air favori, ce bel air, voi chi languite senza speranza. Vous voyez que si on avait voulu faire choix de paroles propres à m’embarrasser, on n’aurait pas pu mieux réussir. Il me serait difficile de vous dire quelle a été la contenance du Marquis ; j’évitais ses regards sans affectation, et je parlais souvent au Commandeur qui était auprès de moi, ce qui me faisait détourner de ma droite où était le Marquis. Après le dîner mon oncle a été faire la sieste dans la chambre du Marquis, et nous avons été nous promener dans un fort joli bosquet qui touche le pavillon. Une demi-heure après, comme il faisait trop chaud, nous sommes revenus attendre le réveil de mon oncle dans un petit sallon qui est au premier, et mon mari a été parler au concierge d’un achat de fourrage. Ma mère, quelques momens après, m’a dit, qu’elle avait oublié sa boîte sur le banc. Je me suis levée pour appeler un domestique, et n’ayant trouvé personne, j’ai été moi-même la chercher ; en tournant une petite allée qui mène à l’endroit que nous venions de quitter, j’ai vu le Marquis, qui avait été nous y chercher. Ah ! vous voilà seule, Madame, par quel hasard ? Je lui ai dit le sujet qui m’amenait dans le jardin, et tout en parlant je suis arrivée près du banc, il s’est empressé d’y prendre la boîte et de me la remettre : j’ai repris le chemin du pavillon. — Le Commandeur avait bien raison, Madame, en parlant de faucon… j’ai doublé le pas en disant : voilà comme est mon oncle. Le Marquis a soupiré : vous êtes bien pressée, Madame. — Ma mère m’attend, et je me suis mise à courir un peu. Ah ! me fuir, c’est trop fort ; de grâce, Madame. Il m’a prise par le bras pour m’arrêter : une minute, m’a-t-il dit. — On m’attend, et j’ai voulu continuer à courir. Il ne m’a pas quittée, et répétant avec vivacité : quoi me fuir ! courir ! il m’a prise dans ses bras et m’a serrée fortement, et pendant une minute ou deux il est resté immobile en me regardant de l’air le plus passionné. Je me suis efforcée de me dégager et un mouvement que j’ai fait m’ayant rapprochée de son visage, il a pressé ma bouche de ses lèvres à plusieurs reprises, avec une ardeur effrayante. J’ai crié et Bertrand est accouru. Jugez de ma confusion, c’est alors seulement que le Marquis m’a laissée libre. M’étant arrêtée un moment, à quelques pas de lui, je l’ai regardé avec indignation, et lui ai dit : je ne vous reverrai jamais. Je crois même avoir murmuré le mot d’insolent. Qu’ai-je fait ! a-t-il répondu, comme revenant à lui, je suis un homme perdu ! Il a été assez long-temps sans rentrer et est revenu avec mon mari ; mon oncle n’a pas tardé à nous rejoindre ; mon mari a parlé fourrage, et le Marquis s’est efforcé de prendre part à cette conversation pour cacher son embarras. Il a conté histoire sur histoire sur le danger des fourrages de mauvaise qualité, sur les friponneries des entrepreneurs militaires ; j’ai causé avec ma mère, et quelque temps après on a apporté du thé. L’heure du départ est enfin arrivée à mon grand contentement, et mon oncle en partant lui a fait promettre de ne pas tarder à nous venir voir. Je suis sérieusement irritée contre lui : se laisser aller à toute l’impétuosité de ses mouvemens au mépris de tout ce qui peut arriver, user enfin de violence ; vous trouverez qu’il ne peut être justifié. Envain chercherait-il à s’excuser sur l’ardeur de sa passion, puisqu’on pourrait invoquer les mêmes motifs d’excuse pour les derniers excès, pour les plus grands attentats. Pensez-vous, ma chère amie, qu’il ne soit pas triste de perdre toute confiance dans un homme à qui l’on doit la vie, et que ses qualités et ses agrémens rendent si intéressant dans la société : puis-je être un instant sûre de lui ? Il ne m’a que trop appris à n’y pas compter ! Comment recevoir un homme qui a perdu le souvenir de tout respect pour moi, et comment cesser de voir celui à qui je dois la vie de ma mère et la mienne ! S’il était en mon pouvoir de faire quelque voyage, ce serait le mieux ; mais il serait bien dur pour moi d’être obligée de me séparer de vous, et pourquoi ? parce qu’il plaît à un homme de m’aimer ; hélas ! je ne dis pas tout, et si je veux être juste, il faut commencer à l’être envers moi-même ; le Marquis ne serait pas si dangereux, si mon cœur ne conspirait pour lui ; s’il me permettait de le repousser avec toute la sévérité de l’indifférence : c’est donc contre moi aussi que j’ai des précautions à prendre. Sa témérité d’hier m’a laissée dans un trouble qui ne venait pas seulement de la surprise et du mécontentement ; il y avait dans ce trouble quelque chose qui allait jusqu’à mon ame, et une sorte de plaisir, je crois, se mêlait à une véritable colère ; c’est en réfléchissant cette nuit à ce qui m’est arrivé, que j’ai démêlé ces divers mouvemens. C’est ma raison alarmée qui a porté sa lumière dans mon ame, et m’a donné ces avertissemens. L’idée m’est venue de me confier à ma mère ; qu’en dites-vous ? Instruite de la situation de mon ame, et des inquiétudes que me cause le Marquis, elle pourrait sans affectation me dérober à ses empressemens, et toutes les fois qu’il serait avec moi, me fortifier de sa présence. Enfin, avec un peu d’adresse, elle pourrait éloigner les occasions de le voir et en diminuer le nombre. Réfléchissez, ma chère Émilie, aux moyens d’assurer le repos de votre amie.

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