L’Émigré/Lettre 086

La bibliothèque libre.
P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 5-36).


LETTRE LXXXVI.

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le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je ne suis point surpris, mon cher Marquis, de l’article que vous avez lû dans les papiers publics, concernant ma bibliothèque, que la nation a mise en vente ; et je vous dirai ce qu’un homme de lettres a dit en pareil cas : je n’aurais guères profité de mes livres, si je ne savais pas les perdre. C’est pour vous que je la regrette ; mon dessein était de vous prier de l’accepter à l’époque de votre mariage, lorsque vous auriez habité votre hôtel ; mais au reste, mon cher et jeune ami, si nous examinions attentivement quels doivent être les effets de la Révolution sur les esprits, la perte que vous faites vous paraîtra peu sensible. Le cours des idées augmente ou diminue le prix des choses, et dirige vers d’autres objets l’intérêt et la curiosité. Ma bibliothèque était composée en grande partie de livres sur la jurisprudence et sur l’histoire de France ; un de mes oncles, qui était évêque, m’avait laissé une collection complette des procès-verbaux du Clergé, qui était alors d’un grand prix ; un missel Mozarabe et une bible de Mayence, qui lui avaient coûté deux cents Louis ; enfin une multitude d’ascétiques, de théologiens, de controversites, de sermonnaires. Cette partie de ma bibliothèque, à quelques volumes près de sermons éloquens, n’avait pas plus de prix à mes yeux, que les dossiers de livres faits pour remplir des espaces vides. On a fait autrefois de la religion une science arbitraire, qui est devenue l’objet des méditations d’un nombre infini d’hommes d’un génie ardent et subtil ; mais les controverses sont passées de mode, et les gens sages s’en tiennent au seul livre qui ne vient pas des hommes, à l’Évangile. C’est par faste, ou par l’effet d’une vague curiosité, bien éloignée du véritable désir de connaître, qu’on rassemble un grand nombre de livres de tout genre, et ce que dit Sénèque à ce sujet est fort sensé : « Voulez-vous que l’étude laisse dans votre esprit des traces durables ? bornez-vous à quelques auteurs pleins de génie, et nourrissez-vous de leur substance. Être par tout c’est n’être nulle part. Une vie passée en voyage procure beaucoup d’hôtes et pas un ami. Il en est de même de ces lecteurs précipités, qui sans prédilection pour aucun écrivain, parcourent à la hâte tous les livres. » Goûter d’une foule de mets annonce un estomac blasé. Les bibliothèques, qui contiennent par delà une certaine quantité de livres, peuvent être comparées aux dictionnaires qu’on ne lit pas, mais auxquels on a quelquefois recours. Il suffit pour les particuliers qu’il y ait de grandes bibliothèques publiques, qu’ils puissent consulter dans l’occasion, et qui seront toujours bien plus complettes. J’ai parcouru les catalogues de la bibliothèque Ambroisienne, et de celle du Vatican, et sur vingt mille volumes de ces immenses collections, il n’y en a pas cent qui offrent rien d’intéressant à la curiosité d’un homme, dont l’esprit a suivi la marche de son siècle. Que lui fait la restitution d’un passage dans une homélie de St. Chrysostome, et combien est peu intéressante aujourd’hui la fameuse histoire du concile de Trente ? Je ne vois rien de curieux dans cette assemblée, si ce n’est que les Cardinaux y dansèrent. Tous les ouvrages peuvent être rangés dans quatre classes : dans la première sont ceux de pure érudition, et qui ne sont bons qu’à être consultés. Les productions de la plupart des auteurs qui ont écrit jusqu’au milieu du 17. siècle, sont de ce genre ; on ne mettait alors au rang des bons livres, que ceux dans lesquels étaient citées beaucoup d’autorités. Ménage, dit, en parlant d’un de ces ouvrages, il y a telle page où se trouvent vingt et une éruditions. Qui dirait qu’on s’est occupé pendant plusieurs années de savoir combien avait duré l’action de l’Heautontimorumenos ?

Dans la seconde classe se trouvent ceux qui ont dû leurs succès à l’esprit de parti, au goût dominant, ou aux préjugés du temps où ils ont été écrits, et ils peuvent être comparés aux ouvrages de société, qui perdent tout leur prix, lorsqu’ils sont transplantés dans une autre. Les lettres Provinciales, les ouvrages de St. Evremont, et une multitude d’autres bien inférieurs, sont de ce nombre.

Dans la troisième classe sont ceux qui traitent d’objets intéressans par eux-mêmes, mais qui ne présentent que les premiers élans de l’esprit, de premiers aperçus et des systèmes trompeurs, qui ont séduit dans un temps où les esprits étaient encore peu avancés ; tels sont les ouvrages de Descartes, de Mallebranche, ceux de Grotius ; ils ressemblent à un échafaudage qu’on enlève quand le bâtiment est construit.

Dans la quatrième classe sont ceux dans lesquels l’auteur a atteint, à peu près, le degré où peut s’élever l’esprit humain, sur un sujet donné ; tels sont les ouvrages de Locke, et ceux de Newton ; enfin dans cette classe, très-peu nombreuse, sont les ouvrages où règnent, non les sentimens et le goût du moment, mais la simplicité, la grâce, l’élévation et la force des idées, l’énergie du sentiment et le charme du style, : tels sont ceux de Corneille, de Racine, de Voltaire, de Montesquieu, de la Bruyère, de la Rochefoucaut, de la Fontaine, les lettres de Sévigné, etc.

J’avais beaucoup de livres sur le droit public, étudié en Allemagne avec tant d’application et si négligé en France ; mais cette science, qui fixe les rapports généraux des peuples, et la constitution de plusieurs, cessera bientôt d’occuper les esprits, parce que l’édifice Gothique, dont elle donne la description, est miné de toutes parts. Les traités de politique et tout ce qui est relatif à cette fameuse balance de l’Europe tomberont aussi dans l’oubli, parce que les rapports des peuples sont changés, que l’ambition n’a plus pour objet la seule domination, mais la quantité de numéraire et l’accroissement du commerce. De la jurisprudence romaine il ne subsistera que ce qui est fondé sur le droit naturel, et les coutumes particulières, souvent aussi nuisibles que bizarres, seront remplacées par de sages règlemens, auxquels seront également soumis tous les peuples du même empire. Les orateurs du barreau cesseront aussi d’être lus avec intérêt, lorsqu’on n’aura plus besoin d’y chercher des raisons et des exemples à l’appui de droits qui n’existeront plus, et l’éloquence qui brille dans plusieurs ne les soutiendra pas. Des plaidoyers sur un mur mitoyen, un testament, une substitution seront entièrement écliptés par des discours et des motions sur les plus grands objets de la législation, sur la politique, la guerre et la paix. La révolution de la France, unique dans son espèce, a donné aux esprits une commotion violente, qui leur a fait parcourir en tous sens les sentiers de l’économie politique et de la législation. Les Français, charmés de leur indépendance, se sont livrés aux plus téméraires conceptions ; ils ont détruit, mais ils ont en même temps creusé, porté la lumière dans les routes les plus obscures, et ils en ont ouvert de nouvelles et forcé les barrières élevées par le préjugé. Un jour viendra où dans le calme on examinera ces nombreuses discussions enfantées au milieu du tumulte et de l’effervescence de l’esprit de parti, et l’on fera paisiblement un choix éclairé de résultats utiles à l’humanité. La peine de mort sera un jour abolie, et n’est-il pas étonnant que ce soit en faisant couler des flots de sang, que ce soit, assis sur des monceaux de cadavres, que le Français aura enseigné aux nations à respecter la vie de l’homme[1] ? A-t-on en effet le droit de priver un homme de ce qu’on ne lui a pas donné ? La loi n’exerce pas de vengeances, comment peut-elle prescrire la mort, qui ne peut être un remède au mal qui est arrivé ? C’est en vain qu’on a répété que le supplice de mort servait à prévenir d’autres crimes, l’expérience apprend que dans les pays où les supplices sont les plus multipliés et les plus cruels, les crimes ne sont pas moins communs. Les jurys en matière criminelle ne peuvent manquer d’être établis, et dès-lors vous voyez crouler toute la partie de ma bibliothèque relative à la jurisprudence criminelle.

Je m’arrête un instant, mon cher Marquis, parce que je crois vous entendre me reprocher, en lisant cette lettre, que je fais l’éloge de la Révolution ; mais il je vous disais que j’ai vu des enfans, qui, au sortir d’une terrible maladie, avaient considérablement grandi, serait-ce faire l’éloge de la maladie ? La Révolution a de même hâté la marche de l’esprit ; mais cet avantage ne sera jamais la compensation de la millième partie des désordres et des barbaries qui ont fait gémir l’humanité ; et quand la plus grande prospérité devrait un jour découler de cette sanglante source, je dirais toujours avec Publius Syrius : Abominandum remedii genus debere salutem morbo.

Je poursuis mon examen. J’avais un recueil considérable d’édits et de règlemens sur les impôts, ils ne seront plus même consultés, lorsque l’art du Financier, qui est à la science de l’économie politique, ce qu’est la chicane à la jurisprudence, réduit à la perception de taxes uniformes, ne sera plus un objet d’étude. Les ouvrages sur l’histoire de France, dont j’avais une ample collection, quelque soit le régime substitué un jour à l’anarchie sanglante qui désole la France, doivent cesser d’être recherchés, si l’on considère que l’intérêt est le seul principe d’une curiosité soutenue ; tous les hommes, sans qu’ils s’en rendent compte, cherchent dans l’histoire de leur pays des choses favorables ou glorieuses, pour leur classe et leur état : le noble est empressé d’y lire les privilèges dont ont joui ses ancêtres ; les prêtres, l’autorité qui était le partage du clergé, et ces connoissances leur fournissent dans l’occasion, des argumens dont ils s’étayent. Les changemens qu’aura subi le gouvernement, reconstruit même sur les anciennes bases, rendront cette lecture moins intéressante. Les détails relatifs à l’intérieur des cours, dont l’avide malignité, ou la curiosité aimaient à se repaître, n’auront plus le même intérêt : la toute puissance de Richelieu, qui frappait les esprits de crainte et d’admiration ; les factions, dont la plupart avaient leur source dans les intrigues de cour ; le pouvoir et le faste des grands, ensuite l’éclat du règne de Louis XIV, et l’enthousiasme de la nation pour sa personne, toutes ces circonstances faisaient porter des regards avides sur les plus petites particularités relatives à des hommes qui faisaient tout mouvoir à leur gré ; on se plaisait à y chercher les principes des plus grands événemens ; aussi après ces grands événemens de l’histoire générale, sur laquelle ils influaient, ces détails étaient ce qu’il y avait de plus intéressant ; mais d’ici à un long temps, les Grands n’en imposeront plus autant. On se souviendra d’avoir vu leurs pères, leurs parens réduits à la plus déplorable situation, et plusieurs, obligés de vivre de leur industrie ; la perte de leurs biens leur interdira long-temps cet éclat extérieur, qui joint au rang et à la naissance, inspirait le respect et l’admiration. Enfin l’essor que toutes les classes ont pris, a familiarisé les hommes d’un état obscur, avec l’exercice des plus grands emplois, et il en doit résulter, que la multitude n’aura plus le profond respect dont elle se sentait pénétrée pour les Grands, que ce même exercice mettait à une distance immense d’elle. Les tableaux terribles et multipliés que présenteront le souvenir, et la peinture des sanglantes scènes de la Révolution ; le récit de crimes affreux et d’actes héroïques suffiront à la curiosité et à l’intérêt, et ne laisseront point de place aux petites anecdotes de cour. La Révolution deviendra une époque nationale, comme la captivité de Babylone chez les Juifs, et l’an de l’Hégire chez les Arabes et les Turcs ; et une infinité de familles dateront de ce temps une illustration méritée par des services éclatans, ou un attachement héroïque à la monarchie, qui les rapprocheront des anciennes Maisons. J’ajouterai que nous n’avons point de bonne histoire de notre pays. Les Anglais l’emportent sur nous dans cette partie, et Hume et Robertson n’ont point d’égaux en France. Nos histoires ne contiennent que des récits sans intérêt, que des satyres dictées par l’esprit de parti, de fades panégyriques et des compilations faites sans discernement. Un historien ne peut avoir de gloire durable, que lorsqu’il approfondit la moralité de l’homme, et développe avec sagacité et impartialité les modifications que lui ont fait subir les institutions civiles et religieuses ; alors il devient intéressant pour toutes les nations et tous les siècles. Si Tacite en peignant les Germains n’eût fait que décrire des armures bizarres, des costumes singuliers ; s’il n’avait pas fait sortir de son sujet de grandes vérités morales, éternellement intéressantes, le mérite même de son style ne soutiendrait pas l’ouvrage. Le cabinet d’histoire naturelle qui m’offre des métaux à demi-formés dans les entrailles de la terre, et quelques changemens successifs de formes, excite ma curiosité ; mais quelle ne serait pas ma satisfaction, si je pouvais voir la première amalgame des divers élémens, et suivre le métal, jusqu’au moment où l’art en fait la coupe ciselée de Lucullus ; le diamant, jusqu’à celui où il brille sur le cou de Cléopâtre ? telle est en quelque sorte la tâche de l’historien qui présente le tableau de l’homme des divers siècles. Ce n’est pas dans nos histoires qu’on apprend à connaître les Français, mais dans un petit nombre de mémoires particuliers, et je maintiens que l’homme qui a lû attentivement madame de Sévigné, est plus instruit des mœurs du siècle de Louis XIV et de la cour de ce monarque, que celui qui a lu cent volumes d’histoire de ce temps, et même le célébre ouvrage de Voltaire. Le changement des mœurs, la domination de nouveaux sentimens font, de lustre en lustre, disparaître les ouvrages d’auteurs jadis admirés. Combien, parmi ceux qui enchantaient madame de Sévigné et sa société choisie et spirituelle, sont à peine connus aujourd’hui ? C’est par pure curiosité qu’on lit de nos jours quelques-unes de ces fameuses lettres provinciales, regardées par Boileau et tant d’hommes supérieurs, comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Le défaut absolu d’intérêt ne permet pas de continuer la lecture d’un ouvrage qui a dû sa célébrité à l’esprit de parti et au mérite du style, si remarquable dans un temps où l’on ne citerait pas un bon écrivain en prose.

La hardiesse des pensées a contribué à la vogue extrême des ouvrages de Voltaire, elle n’est plus sensible, à présent que la témérité a renversé toutes les barrières ; qui croirait que cet homme célébre a pensé être exilé pour avoir dit qu’Adam et Ève avaient les ongles un peu crochus, et la peau tannée ? Les pièces fugitives du même auteur dans lesquelles règnent l’esprit, la grâce et le ton du monde, auront-elles le même prix lorsque la société ne sera plus la même ? Qui sentira dans cent ans le mérite de cette charmante pièce intitulée : La vie de Paris et de Versailles. Le recueil immense de ses lettres, si agréablement écrites, mais monotones dans leur genre d’agrément, et relatives pour la plupart à la représentation de ses pièces, ou remplies de louanges si exagérées pour des personnes sans mérite, ne sera pas un jour plus intéressant que celui des lettres de St. Évremont. Les tragédies de Corneille, de Racine, de Voltaire semblent devoir durer éternellement ; mais si un homme de génie donnait plus de mouvement à ses drames, s’il agrandissait la scène, mettait en action la plupart des choses qui ne sont qu’en récit, s’il cessait de s’assujétir à l’unité de lieu, ce qui ne serait pas aussi choquant que cela paraît devoir l’être ; ces hommes auraient un jour dans cet auteur un rival dangereux pour leur gloire. Si l’on supposait la durée de la République, les changemens dont je parle seraient bien plus considérables ; le peuple jouerait un grand rôle dans toutes les pièces, et les sujets seraient presque tous relatifs aux événemens du temps et aux mœurs nouvelles qui en découleraient nécessairement. Le théâtre, chez toutes les nations porte l’empreinte du gouvernement : dans la Grèce, où la démocratie a été en vigueur, le peuple intervenait sur la scène, et de là les chœurs. En Angleterre, où le gouvernement se rapproche du régime républicain, les auteurs ont soin de se conformer au goût du peuple, et mettent aux plus nobles sujets des détails et des scènes à sa portée. En France, où la cour avait un si grand ascendant sur la ville, la scène n’était remplie que par des comtes des marquis.

Ce qui durera éternellement de Voltaire, ce sont ces vers pleins de majesté et d’harmonie, qui exhalent le doux parfum de l’humanité, et dans lesquels l’élévation de l’ame se joint à la pompe de l’expression. On saura à jamais par cœur les beaux morceaux de la Henriade et d’Alzire ; on se plaira à lire un autre poëme rempli de détails charmans ; mais plus de quarante volumes de son immense collection, ne seront un jour parcourus que par la curiosité. Il faut que tous les auteurs qui ont beaucoup écrit perdent de leur mérite, la portion relative uniquement au temps où ils ont vécu, au goût alors dominant. La Bruyère, dont le style est si correct, dont l’esprit a percé à jour les ridicules de ses contemporains, qu’il a peints de si vives couleurs, sera réduit à un bien petit volume, qui renfermera, non les ridicules de l’homme de Paris et de Versailles, mais les passions, les sentimens, l’esprit de l’homme de tous les pays et de tous les siècles ; on trouve dans la Bruyère ce passage : « On dit son secret en amitié, il échappe en amour. » Ce sont de pareilles pensées, si heureusement exprimées, qui dureront à jamais. Montesquieu perdra moins qu’un autre dans cette révolution d’idées et de sentimens, parce que les objets dont il a parlé seront éternellement intéressans, et que sa manière de s’exprimer est simple et piquante ; mais tout en admirant plusieurs parties de l’esprit des lois, je crois que cet ouvrage lui donnera moins de droits que les lettres persannes, pour se maintenir au premier rang des hommes de génie. Toutes les idées politiques répandues et dans l’esprit des Lois, et dans l’ouvrage, si bien fait, si sagement ordonné sur la grandeur et la décadence des Romains, sont contenues en germe dans les lettres Persannes, et le sujet y permet certaines idées qui déparent la dignité d’un ouvrage aussi grave que l’esprit des Lois : tel est ce passage au sujet de la polygamie et des sérails, le maître est un débiteur insolvable au milieu de ses créanciers.

Le temps avait rassemblé dans ma bibliothèque, un nombre prodigieux de romans, parce que mon libraire m’envoyait tout ce qui paraissait de nouveau, et leur perte vous paraîtra sans doute peu sensible. Ce n’est pas que je méprise ce genre d’ouvrages, et j’ai souvent souhaité qu’on brûlât tous les livres d’histoire, et qu’on les remplaçât par des romans ; la vérité y perdrait peu, et les récits d’actions vertueuses, la peinture des sentimens humains et généreux, substitués aux tableaux des excès de l’ambition, des fureurs du fanatisme et des plus honteuses faiblesses, exciteraient dans les esprits un noble enthousiasme pour la vertu. Que contiennent au reste les bibliothèques, si ce n’est des romans ? Il y en a sur la Divinité, sur l’Ame, sur les Gouvernemens, sur la nature de l’homme, et après les avoir lus on revient à dire avec Socrate : ce que je sais, c’est que je ne sais rien. La plupart des romans français, malgré le goût que j’ai pour les ouvrages d’imagination, ne sont pas pour moi un objet de regret, parce qu’ils sont presque tous dénués de style et d’invention, et que Gilblas excepté, ils n’ont pas, comme les romans anglais, le mérite d’offrir la fidelle peinture des mœurs, des hommes et d’une nation. J’ose assurer qu’un extrait fait avec discernement des pensées que renferment leurs romans, formerait le plus excellent ouvrage de morale. Les romans de l’abbé Prévost, qui ont eu une si grande vogue, ne peuvent plus se lire ; tout est invraisemblable dans ces romans écrits à la hâte pour faire subsister l’auteur. La seule histoire de Manon l’Escaut est à distinguer dans ses volumineuses productions ; c’est le comble de l’art d’avoir su inspirer un intérêt soutenu, pour deux créatures méprisables ; l’auteur a tellement nuancé leurs vices, et les a si habilement mélangés avec de bonnes qualités, que l’on ne peut arriver au dénouement de l’ouvrage sans le plus vif attendrissement. Un grand nombre d’autres romans, après avoir eu le plus brillant succès dans le temps où ils ont paru, n’offrent plus qu’un jargon inintelligible, et un dérèglement d’imagination qui n’a rien de piquant : qui peut aujourd’hui trouver quelque sel dans Tanzaï et Neadarné ?

Les voyages tenaient une grande place dans ma bibliothèque ; mais si l’on en excepte un petit nombre, la plupart sont écrits par des hommes sans lumières ni savoir, et sont remplis de faussetés et d’invraisemblances. Dégoûté de voir les auteurs décrire des coutumes bizarres, sans en chercher les principes et les rapports avec les mœurs d’une nation, j’aime autant en imaginer. Qu’ai-je besoin de savoir ce qu’un peuple de sauvages adore, quand je sais que des oignons, des vaches, des linges ont été l’objet du culte d’une grande nation ? Je ne regretterai pas non plus ces productions insipides d’auteurs qui s’extasiant froidement sur les beautés de la nature, décrivent avec emphase la plus petite montagne de la Suisse.

Pardon de cette longue lettre, à propos de ma bibliothèque ; mais j’ai voulu calmer vos regrets sur la perte que vous faites ; je ne vous ai point parlé en Sénateur pococurante, vieillard blasé et dégoûté, mais en homme qui suit le cours des idées. À mesure que l’esprit avance, une multitude d’ouvrages disparaît. L’Utopie de Thomas Morus, célébre dans son temps, n’offre plus rien d’intéressant depuis qu’on a étudié la science des gouvernemens, et un grand nombre d’auteurs pourraient faire aujourd’hui un bien meilleur roman politique que celui de Morus.

Vous voyez que les douze mille volumes qui formaient ma bibliothèque, se réduisent à un bien petit nombre, si l’on en ôte les théologiens, les controversistes, les sermonnaires, les livres de jurisprudence civile et criminelle, ceux qui concernent les droits féodaux et l’administration ; tous les livres dont la hardiesse faisait le prix ; la plus grande partie des histoires de France, tous les romans français à dix ou douze près, et la plupart des voyages ; enfin un nombre immense d’écrits qui ont dû leur succès au goût du moment, à l’intérêt des circonstances ; tous ces livres ne seront pas plus recherchés un jour, que les factums relatifs à des affaires qui dans leur temps fixaient l’attention générale. Le temps fait perdre de leur prix non-seulement aux pensées des hommes, mais à leurs actions, à mesure que des actions semblables se multiplient ; des exemples de valeur héroïque, des mots sublimes inspirés par l’héroïsme militaire ou patriotique, qu’on admirait chez les anciens, sont devenus des lieux communs ; dès qu’on entend commencer l’histoire, on en devine la fin et le trait, comme on devine souvent l’hémistiche d’un vers ; l’esprit se blase ainsi sur tout ; l’amour propre même s’use ; les triomphes, les honneurs, les applaudissemens multipliés n’offrent plus le même attrait, et l’homme, de jour en jour, doit être moins avide de succès qu’il voit prodiguer à un grand nombre de personnes, et souvent à des hommes méprisables. Il en doit être un jour des honneurs et de la gloire, comme de la demande des auteurs à la fin d’une pièce ; le flatteur empressement avoit enivré Voltaire, et les Poinsinet y devinrent insensibles. Que conclure de ce que je viens de vous dire, sinon, que rien n’est durable dans le monde, et que les pensées et l’estime des hommes sont comme les flots de la mer qui se succèdent et disparoissent ?

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  1. L’infame tyran de la France a le premier proposé à l’assemblée constituante l’abolition de la peine de mort.