L’Émigré/Lettre 088

La bibliothèque libre.
P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 39-43).


LETTRE LXXXVIII.

Séparateur


Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Vous avez raison, mille fois raison, ma chère cousine ; tout divertissement est interdit à un Français, dont le cœur est déchiré par les maux de sa partie ; prévenez donc madame la Baronne qu’elle ne doit pas compter sur moi pour son spectacle. Je me suis reproché plusieurs fois d’avoir dansé chez le Commandeur, et cependant j’ai pour excuse, d’être arrivé sans m’en douter dans une salle préparée pour un bal. Je n’eus pas le temps de réfléchir un instant ; je me trouvai entraîné, et en quelque forte forcé à danser par le Commandeur ; vous en avez été témoin ; la première danse était un engagement pour la seconde, et il n’était plus temps de se défendre ; je n’aurais fait, en motivant ma résistance, qu’éveiller l’attention sur la faute que je venais de commettre, et la critique ne m’aurait pas plus épargné. Vous avez peut-être cru que le plaisir de tenir la main de la Comtesse, de la serrer dans mes bras, enfin, que tout ce que la danse et les Allemandes, sur-tout, présentent de douces illusions, mêlées de quelques réalités, m’avait séduit, enivré ; mais l’idée de l’embarras qu’éprouvait la Comtesse, les regards inquiets qu’elle portait, tour à tour, sur les spectateurs et sur moi, me rendaient timide et incertain. Les gens que l’on appelait à bonnes fortunes, m’auraient trouvé bien ridicule ; cherchant le plaisir seul sous le déguisement de l’amour, ils ne songent qu’à eux, et peu leur importe de déplaire momentanément. Combien le véritable amour est éloigné de cette intrépide personnalité ! J’étais en quelque sorte honteux des avantages que me donnait ma position, tant j’étais inquiet que la Comtesse ne me crût homme à en abuser, et à jouir intérieurement de son embarras. Elle a dû remarquer ma circonspection, et ma conduite en cette occasion devrait la rassurer dans d’autres circonstances. Hélas ! bientôt elle n’aura plus rien à craindre de mes empressemens ; il faudra la quitter, et pour combien de temps ! Que la Révolution dure ou qu’elle se termine, je serai également loin d’elle, et quel prétexte de m’en rapprocher ! je deviens indifférent sur tous les événemens, lorsque je n’en vois aucun qui me rappelle auprès d’elle. Le Commandeur m’a dit il y a quelques jours : l’état violent où sont les choses en France ne peut durer, et je suis persuadé que d’ici à un an vous serez dans votre château de St. Alban ; si cela est, je vous promets d’aller vous y faire une visite, avec ma sœur et ma nièce, et je suis bien sûr que nous y serons bien reçus. Vous devinez aisément ce que j’ai répondu ; mais ce qui vous surprendra, c’est que depuis ce moment je vois souvent la Contre-révolution faite, et cette nuit j’ai rêvé que la Comtesse était chez moi ; je la voyais dans ce grand appartement qui donne sur la terrasse ; sa mère au rez de chaussée, ainsi que le Commandeur. Le reveil a dissipé cette heureuse réunion de personnes qui me seront éternellement chères. Adieu, adieu, ma cousine, ce n’est pas dans les rians sentiers de l’espérance que mon imagination s’égare le plus souvent, et je veux vous faire grâce de mes sombres idées.

Séparateur