L’Émigré/Lettre 096

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 143-149).


LETTRE XCVI.

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La Duchesse de Montjustin
au
Marquis de St. Alban.


Il faut encore, mon cher cousin, que je vous importune de ma morale. L’intérêt que je prends à une femme que vous adorez m’y oblige, et vous me remercierez un jour d’une sévérité qu’il m’est bien pénible d’exercer.

Nous étions convenus que vous rendriez vos voyages à Lœwenstein moins fréquens, et que vous vous observeriez scrupuleusement en présence du mari de la Comtesse et éviteriez de vous trouver tête à tête avec elle, pour ne pas l’embarrasser ; quel est l’effet de ces belles promesses ? Vous êtes sans cesse chez Madame de Loewenstein ; le Commandeur vous y engage, vous en presse, voilà votre excuse pour le premier article ; mais est-il donc impossible de refuser quelquefois le Commandeur, de trouver des prétextes pour rester chez vous, ou pour venir à Francfort. Vous avez évité, j’en conviens, de vous trouver seul avec la Comtesse, mais quelle est votre maintien avec elle ? vous ne montrez pas d’empressement, mais votre silence, votre air préoccupé et sombre sont bien plus significatifs que ne le serait l’empressement le plus marqué, et sont plus embarrassans pour la Comtesse ; vous ne prenez souvent aucune part à la conversation, et lorsque la Comtesse parle, vous semblez sortir d’un songe profond, votre visage sombre s’éclaire à l’instant, vos regards se portent involontairement vers elle et il est aisé d’y lire tout le feu de la passion. Vous ne la louez pas, mais dès qu’elle cesse de parler, vous retombez dans votre léthargie. Le mari sans être un aigle pour la pénétration observe ces changemens si prompts, et j’en suis aussi assurée que s’il me l’avait dit ; le bruyant Commandeur n’y prend pas garde, parce que lorsqu’il est en train de faire ses récits de guerre ou de galanterie, il prend le silence pour de l’attention ; la mère croit que vous êtes occupé de vos malheurs, et cependant porte quelquefois sur vous et sa fille des regards à la fois inquiets, et attendris ; la Comtesse gênée et triste, redouble d’attention pour son ouvrage, et fixe ses yeux sur son métier ; voilà exactement ce que j’ai vu pendant trois jours, et ce qui m’a fait beaucoup de peine, en portant sur-tout mes regards sur l’avenir. Un tel état de gêne ne peut subsister, et je crains quelque explosion dont les effets pourraient être à jamais funestes au repos de mon amie ; elle m’a parlé dans notre dernier voyage de la princesse de Clèves, et cela ne venait pas fort à propos ; il était clair qu’elle était frappée par la ressemblance de position, et en me parlant de l’embarras d’une femme vertueuse, qui cherche un appui contre elle-même, et se débarrasse par la plus étrange confidence d’un secret qui lui pèse ; c’était elle-même que la Comtesse avait en vue. Tout cela, me direz-vous, mon Cousin, n’est que conjecture de ma part ; eh bien ! je le vois, il faut des preuves et en voici ; lisez cette lettre de la mère de la Comtesse, vous y verrez la sollicitude qu’excite en elle la mélancolie visible d’une fille qu’elle adore. Mademoiselle Émilie m’a confié cette lettre à laquelle elle a été fort embarrassée de répondre. Elle a préféré d’aller à Lœwenstein, et d’avoir un entretien avec la mère de la Comtesse, à qui elle a persuadé que l’état de sa fille venait uniquement de la disposition de son corps, et que l’exercice et la dissipation étaient les seuls remèdes à y apporter ; mais l’aimable Émilie n’en est pas moins inquiète de son amie ; elle trouve que chaque voyage que vous faites ici empire sa situation ; tantôt la Comtesse veut se confier à sa mère, tantôt elle songe à faire un voyage en Westphalie. Mettez fin à tant de troubles, mon cher cousin, refusez le Commandeur lorsqu’il vous presse d’aller à Lœwenstein ; allez passer quinze jours, un mois avec le Président ; enfin, faites de bonne foi tout ce qui est en vous pour éviter de voir la Comtesse ; quand je vous parle de bonne foi, ce n’est pas que je doute de la vôtre ; mais j’ai souvent éprouvé que lorsqu’on est dans le cas d’avoir à se décider entre deux partis, et qu’il est question de quelque chose qui touche notre cœur, l’esprit se presse de déférer à ce que le cœur exige, et se contente alors des plus faibles raisons.

Adieu, mon cher cousin, je vous conjure au nom de votre amitié pour moi, et pour dire mille fois plus, au nom de votre tendresse pour la Comtesse, de réfléchir attentivement sur ma lettre. Adieu encore. Je renouvelle toujours avec un nouveau plaisir à mon cher cousin l’assurance de mon éternelle amitié.

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