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L’Émigré/Lettre 128

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 77-80).


LETTRE CXXVIII.

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La Duchesse de Montjustin
à la
Cesse de Loewenstein.


Vous désirez, madame la Comtesse, que je vous donne des nouvelles de mon malheureux cousin, il est d’un abattement extrême, et sans cesse son esprit est assiégé des plus sinistres idées. J’ai beau vouloir ne pas le quitter, il s’échappe et s’enfonce dans la forêt, d’où il ne revient que bien tard, et les plus noirs pressentimens s’emparent de moi, lorsque son absence se prolonge. Monsieur le Commandeur est venu le voir deux fois, et mon cousin a paru très sensible aux marques sincères de son amitié. Monsieur se Commandeur lui a proposé d’aller passer quelques jours à Lœwenstein, et la crainte de le désobliger à empêché le Marquis de le refuser, mais il aura de la peine à se déterminer : il me répète sans cesse que l’aspect de la douleur ne peut qu’être importun. Madame la Baronne de *** est venue aussi nous voir, et a fortement pressé le Marquis de venir passer quelques jours chez elle ; il y a toujours assez de monde, et c’est une raison de plus pour me faire désirer qu’il cède à ses instances : il est bon je crois, quand on est dominé par un chagrin violent, de se trouver avec des personnes qu’on considère, et en la présence desquelles on est forcé de se contraindre un peu. Le Marquis ne se gêne pas avec moi ; il m’interrompt et me quitte sans façon, il est enfin comme s’il était seul ; mais avec d’autres personnes il s’efforcerait par politesse d’écouter la conversation, et finirait par y prendre part ; enfin il n’aurait pas la liberté de manger à la hâte, de quitter la table, et de s’abandonner si facilement à ses tristes réflexions. On ne peut attaquer de front les sentimens profonds, il faut user de ruse, et opérer le plus naturellement possible des distractions. Vous êtes heureuse, madame la Comtesse, au milieu d’une famille qui vous chérit, et je me reprocherais de noircir votre imagination par cette triste lettre, si je ne savais que la sensibilité a besoin de s’exercer, et préfère à une indifférence apathique les objets même qui lui procurent de douloureuses affections. Je continuerai à vous donner des nouvelles du Marquis, et ce sera toujours pour moi un grand plaisir que de vous renouveler l’assurance de mon très-tendre attachement.

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