L’Émigré/Lettre 141
LETTRE CXLI.

à la
Comtesse de Longueil.
On ne parle dans le château de Lœwenstein,
ma chère cousine, que de
l’arrivée du prince de *** qui doit
venir passer ici deux jours. Tout est
en l’air, à la cuisine, à l’office, et l’on
s’empresse de meubler un bel appartement ;
au milieu de tout ce mouvement
le Commandeur fait semblant de
n’être pas flatté autant qu’il l’est réellement
de recevoir un aussi grand
seigneur. Eh ! mon dieu, dit-il à sa sœur, ne semble-t-il pas que vous
n’ayez jamais vu de prince, pourquoi
tout ce tracas ? Donnez-lui un bon
dîner comme vous avez coutume, et
un appartement honnête comme il y
en a plusieurs dans ce château, c’est
tout ce qu’il faut ; à voir votre occupation,
il semblerait qu’il faut
lui donner un spectacle et un feu
d’artifice. Il affecte de parler ainsi
devant moi, mais je le surprends occupé
de donner des ordres tout comme
sa belle-sœur. Je m’étends sur
cette arrivée parce qu’un gentilhomme
du voisinage, qui est venu dîner
ici, m’a dit, que le bruit courait que
le Prince était amoureux de la Comtesse,
et avait le projet de l’épouser.
La famille serait certainement flattée
d’une telle alliance, mais je serais
surpris que la Comtesse fît de nouveau
le sacrifice de sa liberté par aucun motif de convenance. Elle m’a dit
bien souvent avant la mort de son mari,
qu’une fille devait se résigner à la volonté
de ses parens, à moins de quelque
répugnance invincible et bien fondée,
mais qu’on ne devait qu’une fois cette
soumission, et qu’une veuve pouvait bien
en se remariant ne suivre que son propre
goût ; cependant de si grands avantages
se trouvent dans l’alliance dont il
s’agit ! un rang qui la met au-dessus
de la plus haute noblesse, des richesses
immenses, des terres superbes, des
moyens de placer ses parens à l’armée,
ou dans d’autres emplois, tout cela
peut faire une exception à des principes
généraux. Si je n’étais pas un
malheureux Émigré, je hasarderais de
la disputer à tous les Princes du
monde, et je vous avoue que ce ne
serait pas sans quelque espoir. La
Comtesse me marque en toute occasion une amitié qui ferait le bonheur d’un
frère ; souvent même elle montre en
me voyant, en m’écoutant, un trouble
que ne connaît pas l’amitié ; mais ce
prince m’inquiète, je deviens démocrate
en ce moment, je déteste les
princes et suis partisan de l’égalité :
c’est après-demain qu’il vient, je vous
écrirai la réception. Adieu, ma chère
cousine, que j’aime et aimerai toute
ma vie bien tendrement.
