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L’Émigré/Lettre 141

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 112-115).


LETTRE CXLI.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


On ne parle dans le château de Lœwenstein, ma chère cousine, que de l’arrivée du prince de *** qui doit venir passer ici deux jours. Tout est en l’air, à la cuisine, à l’office, et l’on s’empresse de meubler un bel appartement ; au milieu de tout ce mouvement le Commandeur fait semblant de n’être pas flatté autant qu’il l’est réellement de recevoir un aussi grand seigneur. Eh ! mon dieu, dit-il à sa sœur, ne semble-t-il pas que vous n’ayez jamais vu de prince, pourquoi tout ce tracas ? Donnez-lui un bon dîner comme vous avez coutume, et un appartement honnête comme il y en a plusieurs dans ce château, c’est tout ce qu’il faut ; à voir votre occupation, il semblerait qu’il faut lui donner un spectacle et un feu d’artifice. Il affecte de parler ainsi devant moi, mais je le surprends occupé de donner des ordres tout comme sa belle-sœur. Je m’étends sur cette arrivée parce qu’un gentilhomme du voisinage, qui est venu dîner ici, m’a dit, que le bruit courait que le Prince était amoureux de la Comtesse, et avait le projet de l’épouser. La famille serait certainement flattée d’une telle alliance, mais je serais surpris que la Comtesse fît de nouveau le sacrifice de sa liberté par aucun motif de convenance. Elle m’a dit bien souvent avant la mort de son mari, qu’une fille devait se résigner à la volonté de ses parens, à moins de quelque répugnance invincible et bien fondée, mais qu’on ne devait qu’une fois cette soumission, et qu’une veuve pouvait bien en se remariant ne suivre que son propre goût ; cependant de si grands avantages se trouvent dans l’alliance dont il s’agit ! un rang qui la met au-dessus de la plus haute noblesse, des richesses immenses, des terres superbes, des moyens de placer ses parens à l’armée, ou dans d’autres emplois, tout cela peut faire une exception à des principes généraux. Si je n’étais pas un malheureux Émigré, je hasarderais de la disputer à tous les Princes du monde, et je vous avoue que ce ne serait pas sans quelque espoir. La Comtesse me marque en toute occasion une amitié qui ferait le bonheur d’un frère ; souvent même elle montre en me voyant, en m’écoutant, un trouble que ne connaît pas l’amitié ; mais ce prince m’inquiète, je deviens démocrate en ce moment, je déteste les princes et suis partisan de l’égalité : c’est après-demain qu’il vient, je vous écrirai la réception. Adieu, ma chère cousine, que j’aime et aimerai toute ma vie bien tendrement.

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