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L’Émigré/Lettre 143

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 119-125).


LETTRE CXLIII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


Il faut convenir, ma chère cousine, que les femmes l’emportent infiniment sur les hommes, pour la pénétration ; les moyens que vous m’indiquez pour savoir les dispositions de la Comtesse, m’ont paru infaillibles, et j’en ai fait usage ; mais il faut avant de vous en instruire, vous parler du Prince. Il est arrivé hier, une heure avant dîner, accompagné de deux gentilshommes et ayant à sa suite beaucoup de chevaux et de valets. Le Commandeur était dans sa grande tenue, ainsi que le comte de Loewenstein, et la Comtesse, était mise fort élégamment pour plaire à son oncle ; une douzaine de gentilshommes des environs, ou de Mayence, s’était rendue à Lœwenstein, pour faire leur cour au Prince et chasser avec lui ; lis ont été le recevoir avec le Commandeur au sortir de sa voiture, et sont entrés avec lui ; la Comtesse s’était avancée avec sa mère dans l’antichambre, et je les avais suivies : grands complimens du Commandeur, réception polie et gracieuse de la part des femmes, de la part du Prince révérences sur révérences. Le Commandeur m’a présenté à lui, et suivant l’usage, le Prince m’a dit être fort aise de faire ma connaissance. Bientôt après on a parlé de chasse, et le Prince a demandé à la Comtesse si elle y allait quelquefois ; sur la réponse qu’elle lui a faite, il s’est empressé de l’inviter à venir chez lui, et l’a assurée qu’il avait des chevaux très-sûrs à lui offrir. On a averti pour dîner, il s’est placé entre les deux dames, et moi, je me suis mis à côté de la Comtesse. J’aurais dû vous parler de la figure du Prince, et cela ne sera pas long : vous avez vu mille enseignes au prince de *** au Landgrave, à l’électeur de *** ; eh bien ! vous avez vu le Prince, c’est-à-dire un homme gros, blond et sans physionomie ; ses terres, ses chevaux, ses forêts sont pour lui un fond inépuisable de conversation, et tout cela est mêlé de grands complimens aux dames, parce qu’il est persuadé qu’il faut qu’un prince soit galant. Il s’est fort occupé de la Comtesse, et avec plus d’intention que ne le comporte la galanterie générale ; j’ai remarqué même quelque signe entre lui et un des gentilshommes qu’il avait amenés, et ces lignes semblaient dire : n’approuvez-vous pas mon dessein ? La Comtesse a répondu avec simplicité à ses empressemens, et n’a témoigné ni embarras ni plaisir. Le dîner a été long et les dissertations sur la chasse, des nouvelles de la guerre, les affaires de la France, et les louanges des vins du Commandeur ont fourni une ample matière à la conversation. Au sortir de table, le Prince s’est arrêté dans un sallon rempli de portraits de famille, où l’on voit entre autres un Loewenstein grand chambellan de l’empire Romain sous Conrad le Salique. Il a admiré l’antique illustration de la maison, s’est aussi arrêté devant le portrait d’une princesse de son nom, mariée il y a quatre cents ans à un Loewenstein, et a dit à ce sujet au Commandeur, qu’il n’ignorait pas que sa maison avait eu l’honneur de s’allier plusieurs fois avec la sienne, et que sa quatrième aïeule était Loewenstein ; un instant après il a regardé très-significativement le gentilhomme auquel il avait fait des signes, et son regard voulait dire : vous voyez que l’alliance que je projette n’est pas sans exemple. Il m’a paru, à la manière dont la Comtesse était aussi regardée par plusieurs des personnes de la compagnie, que le bruit du mariage était déjà répandu. J’ai voulu m’en assurer, et j’ai dit à un jeune homme qui me paraît assez bien avec le Prince : « si ce que l’on dit est vrai, cela ne sera pas une chose nouvelle, quoique flatteuse pour la maison de Loœenstein. Le mariage, m’a-t-il répondu ; il est vrai qu’on en parle, et je n’en serais pas surpris ; le Prince au retour de ses voyages a vu la Comtesse qui venait de se marier, et en est devenu amoureux autant qu’il peut l’être ; mais il a vu bientôt qu’il soupirerait en vain pour elle, et la chasse et le vin de Champagne ont paru achever sa guérison ; depuis qu’elle est veuve il en parle sans cesse, et il ne pourrait rien faire de mieux que de l’épouser ; elle est comtesse de l’Empire, alliée à plusieurs maisons souveraines, et sa fortune sera plus considérable que celle des personnes de son rang, auxquelles il est en droit de prétendre. La Comtesse de son côté serait fort bien, elle trouverait dans cette alliance une grande élévation, et tous les plaisirs que peut procurer une immense fortune, enfin le Prince est d’un très-bon caractère, et il la rendrait heureuse. » Cet homme ne connaît pas, à ce que je vois, la Comtesse, s’il croit que le Prince peut la rendre heureuse ; il n’a point l’idée des besoins de son cœur et de son esprit. Je juge le Prince, me direz-vous, sans le connaître, mais il montre si promptement ce qu’il n’est pas, que je me soucie peu de savoir ce qu’il est, et au rang, et à l’âge près, je ne le crois pas au-dessus du mari de la Comtesse. La soirée s’est passée à jouer et à prendre du thé ; le Prince a été fort occupé de la Comtesse, et ses gentilshommes se confondaient en révérences et en empressemens pour elle. On est allé se coucher. Le Prince doit partir demain pour la chasse, et ne reviendra que tard. Adieu, je vous ai fait part de tout ; jugez, ma cousine, et continuez à votre cousin vos conseils et vos bontés. Je vous écrirai après-demain.

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