L’Émigré/Lettre 145
LETTRE CXLV.
à la
Comtesse de Longueil.
J’ai été un peu indisposé depuis deux jours, ma chère cousine, et la fièvre ne m’a pas permis de vous écrire ; le Prince a dîné avec nous hier et est ensuite parti ; il est évident qu’il a le projet d’épouser la Comtesse, et qu’il est même fort aise qu’on devine ses intentions ; il n’est pas moins visible qu’il ne met pas en doute qu’une aussi flatteuse proposition ne transporte de joie toute la famille. Je n’ai cependant point vu dans le Commandeur et la mère de la Comtesse, un empressement fait pour lui inspirer cette présomption ; il n’y avait pas dans leurs manières envers lui, une seule nuance distincte du respect, et je n’ai trouvé au Commandeur que plus de dignité. Je n’en dirai pas de même du comte de Loewenstein, il était transporté, et on lisait dans ses yeux, qu’il aurait mis son adorable fille aux pieds du Prince. La Comtesse avait dans ses politesses un degré de considération de plus qu’avec les autres personnes de la société, et montrait une réserve qui m’a paru être réfléchie et dictée par la connaissance des intentions du Prince, qu’elle ne voulait pas avoir l’air d’entendre et encore moins de seconder. J’ai osé quelquefois lever les yeux sur elle dans certains momens, et j’ai cru apercevoir dans les siens une expression de bienveillance propre à me rassurer, à m’enhardir même : que sais-je ? ma cousine, telle est la devise de Montaigne ; la Comtesse paraît me distinguer, elle s’est aperçue dans un temps où elle n’était pas libre, de sentimens que je m’efforçais en vain de contenir, et si quelquefois elle a eu de la colère contre moi, jamais elle n’a marqué de mépris ; je puis sans présomption me flatter d’être agréable à sa famille, que sais-je donc ? n’est-il pas possible qu’ils préfèrent une alliance qui leur procurerait une société qui leur plaît ; que le Commandeur, le plus généreux des hommes, ne soit flatté de faire le bonheur de quelqu’un qui l’estime ? J’espère, oui j’espère, ma cousine, mais je contiendrai plus que jamais l’essor de mes sentimens ; si la Comtesse était sans fortune, je serais plus hardi ; mais demander une femme qui doit avoir un jour quarante mille florins de rente, lorsqu’on est étranger dans un pays, et qu’à peine on a de quoi vivre… Cependant si la Comtesse m’encourage par des bontés marquées, si le Commandeur refuse le Prince, laisse sa nièce libre, j’aurai un grand espoir, et je tenterai d’aspirer au bonheur. Adieu, ma chère cousine.