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L’Émigré/Lettre 147

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 139-144).


LETTRE CXLVII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Épargnez-moi, ma chère Émilie, et songez combien peu de temps s’est écoulé depuis la mort de mon mari. Cet affreux spectacle et sa soudaineté m’ont consternée ; j’ai été saisie d’épouvante et d’horreur ; quel serait grand dieu l’état de mon ame, si je perdais une personne chère à mon cœur ! je ne crois pas qu’il soit possible de résister à un pareil malheur. Fasse le ciel que tous ceux que j’aime me survivent, et que leur esprit ait une force que le mien n’aura jamais. Je n’aimais pas le Comte ; mais j’étais bien loin de le haïr ; il ne m’a jamais donné de grands sujets de plainte ; il n’avait rien de brillant dans l’esprit, mais ne manquait pas de sens ; s’il ne flattait pas mon amour propre, il l’embarrassait rarement à un certain point, et ses voyages, ses occupations ne permettaient pas que ses assiduités me fussent importunes ; enfin je crois qu’il y a beaucoup de femmes plus mal partagées que je ne l’étais. Vous avez toujours eu contre lui une sorte d’aversion que je m’efforçais de vaincre ; vous saviez mauvais gré d’être mon mari, à un homme, disiez-vous, si inférieur à moi ; mais comme je vous l’ai dit mille fois, sans adopter les illusions de votre amitié, ce n’est point à lui qu’il fallait s’en prendre, mais à toute la famille. Hélas ! que nous laissons peu de traces sur la terre, ma chère Émilie ! rien n’est changé dans le lieu que ce pauvre Comte habitait, et sans la couleur de mes habits et ceux de mes gens, qui se douterait que quelqu’un a disparu de ce monde, que dis-je, du petit espace que renferme cette habitation ? On fait les mêmes choses, aux mêmes heures, et tout va son train accoutumé.

Nous avons eu une quantité de visites depuis quelques jours, qui ont contribué encore à distraire. Le Marquis est venu nous voir deux fois, et mon oncle l’a amené dîner hier. Je ne crois pas qu’il aimât davantage son fils, s’il en avait un ; il fait son éloge à la plus petite occasion qui s’en présente, et il nous disait ce matin, en prenant du thé : « Le Marquis se flatte qu’on pourra lui faire sortir des fonds de France ; mais je crois que cela est bien difficile : le brave homme, a-t-il ajouté, avec quel courage il supporte ses malheurs ! si j’étais un souverain, il ne serait pas à plaindre ; mais, sans l’être, il y a des moyens de lui faire accepter ; oui, il y a des moyens de le rendre heureux, je m’entends ma nièce… n’êtes-vous pas d’avis, mon enfant, que c’est s’honorer soi-même, que de venir au secours d’un homme aussi estimable, et je crois qu’il y en a peu qui soient aussi aimables. » Vous pensez bien que j’applaudis de bon cœur à des intentions aussi généreuses. « Hélas ! ai-je dit, en regardant ma mère, c’est lui qui nous l’a rendue, c’est par lui que la meilleure des mères respire, jugez par là du plaisir que j’ai de vous entendre parler ainsi. » J’ai lieu de croire d’après cela que mon oncle roule dans sa tête quelque projet utile à la fortune du Marquis. Ma mère m’a dit après dîner en souriant : « avez-vous pris garde, ma fille, à ce qu’a dit votre oncle à déjeuner. » Et le ton dont ma mère a dit ces mots, et l’intention qu’elle a cherché à mettre dans ses regards m’ont éclairée, et fait songer à ce qui ne m’avait pas d’abord frappée. Je ne veux pas vous en dire davantage, il m’en coûterait pour m’étendre sur ce sujet, que je laisse à commenter à mon Émilie. Je vous dirai seulement que ma mère n’a pas été plus loin, et a fini en disant : chaque chose a son temps ; et elle m’a embrassée avec une singulière tendresse. On dit qu’une partie des troupes aura des quartiers d’hiver, et que le régiment du cher Baron sera du nombre. Je partage bien vivement le plaisir que doit vous faire cette nouvelle. Adieu, ma chère amie.

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