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L’Émigré/Lettre 160

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 196-199).


LETTRE CLX.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Cesse de Loewenstein.


J’ai eu hier, mon adorable amie, une bien agréable visite, et, le diriez-vous, celle d’un homme aussi heureux que moi. Le baron de *** a été envoyé au Prince, par son général, et s’est empressé de venir voir un homme, dont sa chère Émilie lui a si souvent parlé, et à qui sa céleste amie destine un sort à envier de tous les mortels. Vous pensez bien que la conversation n’a pas langui : question sur question de la part du Baron, sur votre santé et celle de votre amie, sur vos occupations, sur vos projets, enfin sur l’époque fortunée. Nous avons en quelque sorte épuisé le passé, le présent et l’avenir. Il n’a pas éprouvé les mêmes traverses que moi, avant d’arriver au bonheur ; mais notre position, notre manière de sentir, nos craintes et nos espérances sont les mêmes à présent, et tourmentés d’une égale impatience, nous avons également la perspective enchanteresse d’un bonheur inépuisable. Que n’étiez-vous, ainsi que l’aimable Émilie, avec nous, ma tendre amie, vous auriez toutes deux été charmées des projets qu’enfantait notre imagination, excitée par la sensibilité et sa chaleur de notre ame ; on n’a peut-être jamais rassemblé quatre personnes réunissant entre elles des rapports pareils d’âge, de sentimens, de caractère et d’opinions. S’il est des mortels dont le bonheur puisse être le partage ; si c’est dans le cœur que s’en trouve la source, n’est-ce pas à nous qu’il est réservé, à nous dont le cœur éprouve tout ce que l’amour a de plus vif, tout ce que l’amitié a de plus doux ? Vous passerez sans cesse des bras du plus tendre amant dans ceux de la plus charmante amie. Je ne puis dans ce moment parler qu’en général de mon bonheur qui m’enivre, il faut que je sois plus calme pour entrer dans les détails d’un plan de vie, que nous avons formé. J’ai été charmé de la figure, des manières et de l’esprit du Baron ; on ne peut pas dire qu’il à l’air Français, et il n’a pas l’air Allemand ; la fréquentation de diverses nations, celle des cours et des camps lui ont donné une manière d’être à lui, qui n’est d’aucun pays, et il semble avoir pris ce que chacun a de bien.

Je suis forcé de finir ici ma lettre, le Prince m’envoie dire de venir chez lui à l’instant. Je suis au désespoir d’être interrompu, j’avais encore tant de choses à vous dire, ma charmante amie. Adieu, mille fois tout ce que j’ai aimé, tout ce que j’aime et j’aimerai.

P. S. Dites à mademoiselle Émilie, que le Baron se porte bien, ne soyez pas inquiète si vous entendez parler d’un petit combat ; l’armée de Condé a été attaquée près de Hochfeld, mais elle a perdu très-peu de monde.

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